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    Parcours braguien - Religion et raison

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    RELIGION ET RAISON

     

    À PROPOS DU DISCOURS DE RATISBONNE*

    Le discours que le pape Benoît XVI a prononcé le 12 septembre 2006 à l’université de Ratisbonne a déjà suscité bien des commentaires et même, pour ne mentionner que des discussions scientifiques, plusieurs ouvrages collectifs en différentes langues[1]. Ce qui a surtout attiré l’attention, bien contre l’intention de l’orateur, fut l’attitude du pape devant l’islam. Or, le centre de gravité du discours est plutôt l’articulation de la foi sur la raison (GV, 15), et même la défense de la raison, ce que l’endroit où le discours fut tenu, une université comme « cosmos de la raison » (GV, 13), appelait spontanément.
    Un peu plus loin, il est question, en un écho sans doute tout à fait conscient, du « cosmos de l’Université » (GV, 25). Le contexte est un exposé schématique sur la place de la théologie dans la nouvelle répartition des disciplines scientifiques et historiques et avec lui sur la façon dont la modernité tardive conçoit le rôle de renseignement supérieur en général. La question qui reste implicite est de savoir dans quelle mesure la théologie mérite son nom, à savoir celui d’un logos qui se met en demeure de penser Dieu. Il s’agit en outre de penser ce rôle en restant fidèle aux exigences de ce qu’implique le concept de logos.

    Sur le logos grec

    Le nom grec de la discipline invite déjà à chercher des renseignements sur le logos du côté des Grecs.

    Or, le pape Benoît XVI distingue prudemment entre ce qui est grec et ce qui est universellement humain, et demande : « Croire qu’agir contrairement à la raison est contraire à la nature de Dieu est-il une particularité grecque, ou ce principe a-t-il une validité permanente et intrinsèque ? » (GV, 17). Il n’est peut-être pas nécessaire de répondre à une telle question rhétorique. Reste qu’il vaut la peine de la poser. On pourrait en effet comprendre ce qui est grec comme les mœurs d’une tribu déterminée, une sorte de folklore qui n’aurait rien de contraignant pour l’ensemble de l’humanité[2]. Une telle façon de se représenter ce qui est grec n’est nullement un épouvantail. Elle ne cesse en effet de resurgir de divers côtés, par exemple en extrapolant à partir de diverses études, en soi très valables, qui montrent que la doctrine philosophique (aristotélicienne) des catégories se fonde sur les particularités de la grammaire grecque[3]. Le linguiste al-Sirafî, dans sa disputatio célèbre de 938 avec le traducteur et philosophe Matta Ibn Yunus, réduisait déjà la logique à la grammaire grecque, lui retirant de la sorte toute prétention à régir des pensées exprimées en arabe[4]. Il anticipait ainsi, par d’autres moyens, la thèse des linguistes modernes.

    *Cet extrait correspond au chapitre 4 du livre de Rémi Brague intitulé » « Sur la religion », éditions Flammarion, janv. 2018, pp.91-121.

    La philosophie occidentale, dans la mesure où elle reste dans le sillage du coup d’envoi grec, ne serait ainsi guère autre chose que la métaphysique implicite de la langue grecque, ou dans le meilleur des cas des langues indo-européennes.
    Cette thèse a connu une nouvelle jeunesse, en même temps qu’elle s’est élargie, lorsqu’on a fait valoir que notre « raison » gratifiée par tant de louanges ne représenterait au fond rien de plus qu’une habitude intellectuelle de certains peuples. Il existerait une raison occidentale, et à côté d’elle d’autres variétés de rationalité, chacune correspondant à une aire culturelle déterminée. Entre celles- ci, il n’y aurait aucune possibilité de compréhension authentique, aveu qui indique déjà la difficulté fondamentale, et même le potentiel de violence qu’implique une telle conception.

    Le pape Benoît XVI parle de « ce qui est grec au meilleur sens du mot » (GV, 18), de « ce qu’il y a de mieux dans la pensée grecque» (GV, 19), et même de « l’essence de ce qui est grec » (GV, 20), formule qu’il explique plus tard en faisant mention de la richesse de « l’héritage grec, une fois purifié par la critique » (GV, 23). Dans l’hellénisme, la raison coexistait avec l’irrationnel[5]. La raison constituait comme un radeau flottant sur un océan d’irrationalité, de la même façon que, dans les sociétés antiques, les philosophes, les mathématiciens, etc., constituaient une minuscule élite. Notre image de la Grèce a longtemps dépendu d’une sélection privilégiant les intellectuels, quitte à négliger tout le reste[6].
    Dans la suite de son discours, le pape Benoît XVI mentionne trois vagues de ce qu’il appelle une « dés-hellénisation », danger contre lequel il désire nous mettre en garde (GV, 23-29). Il ne faut pas y lire comme un jugement négatif envers les mœurs ou la mentalité de certains peuples, et encore moins comme la continuation de l’enthousiasme allemand pour le grec depuis Winckelmann et le classicisme de Weimar. De même, l’Europe à laquelle il fait référence (GV, 22) n’est pas à comprendre comme un continent, et au grand jamais comme l’Union européenne, mais comme la rencontre de la Bible avec l’entreprise philosophique, tout à fait dans le sillage de la façon dont Husserl comprenait ce qui est européen, c’est-à-dire « l’unité d’une vie, d’une action et d’une création relevant de l’esprit (geistig)[7] ». De la sorte, il faut apprécier la « déshellénisation » comme un nom de code pour le doute, voire la renonciation à l’endroit de la raison, phénomènes qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, et surtout, justement, en Europe et dans ses prolongements outre-mer.

    Afin d’illustrer l’importance primordiale de l’irrationnel chez les Grecs, nous pourrions évoquer les cultes à mystère, que le pape Benoît XVI mentionne à plusieurs reprises quand il réfléchit sur la rencontre du message chrétien avec l’hellénisme : les apologistes chrétiens se sont refusés à chercher un lien avec lesdits cultes, fait qui aurait dû être davantage pris en compte par ce qu’on a appelé 1’« Ecole de l’histoire des religions » (religionsgeschichtliche Schule). Des gens comme Justin ont au contraire préféré se présenter comme adhérents d’une école philosophique et chercher le dialogue avec les autres tendances au sein de leur champ disciplinaire, plutôt qu’avec les « religions[8] ».

    Théologie

    Le pape Benoît XVI distingue implicitement Dieu et sa divinité : un Dieu qui ne serait mû que par son caprice n’en deviendrait pas plus divin (GV, 21). Bien plus, « le Dieu authentiquement divin est le Dieu qui s’est montré comme logos et qui, aimant comme logos, a agi en notre faveur» (GV, 21-22). Le simple fait que l’on puisse parler de la divinité de Dieu suppose que nous sommes capables d’en établir une liste de critères définitionnels.
    Et c’est ici que nous rencontrons à nouveau les Grecs. Selon le philosophe présocratique Xénophane de Colophon, il y a des traits qui ne conviennent (epiprepeî) pas à un dieu, et Euripide dit plus exactement que certaines propriétés ne peuvent s’attacher à un dieu, « s’il est authentiquement un dieu » (eiper est’y orthôs theos). Quelques dizaines d’années plus tard, ces pensées furent reprises et systématisées par Platon, qui donna à l’examen critique de ce qui est dit sur le divin le nom inédit de theologia[9].
    Tout cela suppose que nous pouvons nous faire une idée de ce que Dieu est et a le droit d’être, et, plus décisivement, de ce qu’il n’a pas le droit d’être et n’est pas. Il faut en conséquence que soit établie une sorte d’accord entre notre raison, et même notre sentiment de ce qui est permis et interdit, d’une part, et d’autre part la réalité, y compris le niveau le plus élevé de celle-ci, qui se trouve en Dieu. Cela ne construit nullement un pont au-dessus de l’abîme béant qui nous sépare de Dieu, en une tentative titanesque de l’homme pour prendre le ciel d’assaut par la pensée. Mais si Dieu Lui-même a librement condescendu à Se révéler en personne, alors II doit aussi avoir décidé, avec la même liberté, de Se rendre de quelque manière compréhensible. Une révélation que nous ne pourrions aucunement comprendre serait inutile, parce qu’elle serait indéchiffrable, et nous ne pourrions pas même nous apercevoir qu’elle a eu lieu.

    Le logos d’Israël

    L’opposition entre Athènes et Jérusalem, entre l’héritage grec et le message biblique, qui constitueraient les deux sources principales de la civilisation occidentale, est courante, pour ne pas dire rebattue. On l’interprète trop souvent comme le conflit entre la raison grecque et païenne et la foi d’Israël. Comme si la rationalité était le monopole de la Grèce, alors que le reste de I’humanité serait resté empêtré dans l’irrationnel.

    Là où l’on perçoit 1’« hellénisation » comme un danger, on entend souvent retentir l’appel à une « (re)judaïsation » qui en serait l’antidote. Il conviendrait de désarmer l’objection en montrant à quel point la rationalité est présente aussi du côté « juif », même si cela se manifeste sous une autre forme que dans l’hellénisme. Cela suppose que l’on n’hypostasie pas « le juif » (au neutre) comme une catégorie éternelle, ce qui ne se produit que trop souvent. Il faut bien plutôt se pencher sur des textes et des événements concrets de la tradition juive.

    La réponse du pape Benoît XVI consiste donc à faire remarquer qu’une certaine forme de raison est présente dans la Bible elle aussi. Le concept de logos constitue selon lui le foyer de la révélation divine dans l’Ancienne Alliance, l’endroit « où les chemins souvent pénibles et tortueux de la foi biblique parviennent à leur but et trouvent leur synthèse » (GV, 18).

    Je voudrais essayer de montrer cela plus en détail

    •  Présence narrative de la raison

    Dans la Bible, c’est bien connu, on ne trouve pas de concepts. Ceux-ci sont et restent le privilège de la philosophie, laquelle est grecque d’origine. La Bible procède plutôt en racontant des histoires, et elle arrive à présenter les dimensions fondamentales de la raison, justement dans ce style narratif.

    • Nature. L’entreprise philosophique dépend tout entière du concept de nature. Certes, le mot qui la désigne n’est attesté nulle part dans le texte de la Bible hébraïque. Le mot du Talmud, des penseurs médiévaux et de l’hébreu israélien pour « nature » (teva ') n’apparaît que plus tard dans la Mishnah. Et il désigne moins la croissance, comme le grec physis, que la marque imprimée par un cachet[10]. Cependant, le concept est présent de manière implicite dans le premier récit de la Création :

    La terre produisit de la verdure : des herbes portant semence selon leur espèce, des arbres donnant selon leur espèce des fruits contenant leur semence. [...] Dieu créa les grands serpents de mer et tous les êtres vivants qui glissent et qui grouillent dans les eaux selon leur espèce, et toute la gent ailée selon son espèce. [...] Dieu dit : “Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce”, et il en fut ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce. (Genèse, 1, 12. 21. 24-25)

    Chaque chose est créée « selon son espèce » (le- min + pronom possessif), et non pas comme un chaos d’espèces, d’objets ou de propriétés. Chaque créature possède sa structure intérieure et persévère dans l’être dans les limites de cette espèce. La reproduction s’opère selon l’espèce de l’individu qui se reproduit. Aristote aurait vu dans cette expression une formulation poétique du principe de ce qui est naturel, qu’il énonce à maintes reprises par la formule « l’homme engendre l’homme[11] ». Qu’il y ait entre le fait que la création dépend d’une parole (logos) et cet autre fait que l’acte créateur pose dans l’être un système de natures bien distinctes le rapport le plus étroit, voilà qui est clair, mais qui ne peut nous retenir ici. Tout au plus peut-on rappeler les images récurrentes qui voient dans la Création, avec son caractère soigneusement articulé, l’analogue d’un poème[12].

    Cette consistance des choses créées, chacune en sa nature propre, détermine le rapport du Créateur aux créatures. Dieu ne peut qu’attendre que les choses qu’il a pourtant créées produisent les effets qui expriment leur nature. C’est ce que signifie le Chant de la vigne chez le prophète Isaïe3[13] :

    Mon ami avait une vigne sur un coteau fertile. Il la bêcha, l’épierra, il y planta du muscat. Au milieu il bâtit une tour, il y creusa même une cuve. Il en espérait des raisins, mais elle lui donna du verjus. [...] Que pouvais- je faire pour ma vigne, que je n’aie fait ? J’en espérais (qiwweytï) du raisin. Pourquoi seulement du verjus ?

    Après ces versets vient l’explication de la parabole, élucidant le rapport qui lie Dieu à son peuple. De même que le vigneron attend des raisins, Dieu attend de bons fruits.Il en attendait (way-yeqaw) l’innocence, et c’est du sang, le droit et c’est le cri d’effroi (Isaïe, 5, 1-7).
    Dieu attend que la logique interne de chaque être se déploie. Chacun possédant une nature d’après les règles de laquelle il lui faut agir, on peut en attendre un comportement déterminé. Une vigne devrait produire des raisins, non des bananes. C’est exactement de la même façon que l’homme, comme être social, comme membre d’un peuple, devrait se guider d’après la justice, et par suite éviter le crime. Pourquoi il ne peut ou ne veut y parvenir, c’est une autre histoire. En tout cas, cette façon de voir a pour conséquence que la pratique des vertus ne consiste pas à obéir à des commandements qui plaisent à un dieu autoritaire, mais à éviter tout ce qui souille et dégrade la nature de l’homme.

    • Conscience. Le logos n’est pas seulement théorique ; il est aussi pratique. Voire, si l’on en croit Kant avec son « primat de la raison pratique », le logos serait même chez lui davantage dans le domaine pratique que dans le domaine théorique[14]. Or, le logos grec possédait déjà cette dimension éthique : d’après Aristote, toute vertu « se règle sur le logos » (hôrismenê logo)[15].La connaissance de ce qu’il convient de faire et de ce dont il convient de s’abstenir a déjà été confiée à l’homme. Pas nécessairement grâce à l’enseignement dispensé par Moïse, mais depuis un temps immémorial. C’est ainsi que le prophète Michée écrit :  
      On t’a fait savoir (huggad), homme, ce qui est bien et ce que le Seigneur réclame de toi : rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu (Michée, 6, 8)

      .La leçon au passif que j’ai préférée ici, en m’associant à la traduction des Septante, a l’avantage de laisser dans l’ombre le sujet exact du « dire » ou plus exactement du « raconter ». S’agit-il d’un prophète antérieur ? De Moïse ? De Dieu ? Il est en toute hypothèse intéressant de remarquer que la présence de la conscience dans le cœur de l’homme apparaît comme un dire, comme un énoncé linguistique donc, ce en quoi on peut voir une préfiguration de ce qui sera plus tard la « voix » de la conscience.

     

    • Accusation. Lorsque ce que dicte la conscience n’a pas été écouté, Dieu reproche à son peuple ses méfaits, sous la forme d’un procès qu’il intente contre la communauté. Depuis l’article devenu classique de Berend Gemser, on a identifié et isolé chez les Prophètes ce qu’on appelle la « structure-riv ».Donnons-en ici quelques exemples :

      Ecoutez la parole de YHWH, enfants d’Israël, car YHWH est en procès (riv) [16], avec les habitants du pays : il n’y a ni sincérité, ni amour, ni connaissance de Dieu dans le pays, mais parjure et mensonge, assassinat et vol, adultère et violence, meurtre sur meurtre (Osée, 4, 1-2).

      Les raisons de la colère de Dieu et de son désir de débattre avec son peuple n’ont rien à voir avec les intérêts de Dieu (à supposer que cette expression ait un sens), mais tout avec le bien de ceux qui ont le besoin le plus urgent d’être protégés, à savoir les         « pauvres ». La raison qui mène Dieu à gronder son peuple n’est pas par exemple une transgression de son rituel, ou une injustice commise envers un de ses prêtres, comme celle qui déclenche la colère d’Apollon au début de l’Iliade, ou comme, dans dés textes sans doute plus tardifs, lorsque les privilèges d’une caste sacerdotale sont menacés2[17]. Ici, il s’agit uniquement de crimes commis par et à l’encontre d’êtres humains. Le Dieu biblique n’a aucun intérêt personnel à protéger. En revanche, et de manière paradoxale, il est directement offensé lorsque les hommes s’entre-tuent, se mentent les uns aux autres, etc.
      Écoutez donc la parole que profère YHWH : Debout ! Entre en procès (rïv) devant les montagnes et que les collines entendent ta voix ! Ecoutez, montagnes, le procès (rïv) de YHWH, prêtez l’oreille, fondements de la terre, car YHWH est en procès (rïv) avec son peuple, il plaide contre Israël : “Mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je fatigué ? Réponds- moi !” (Michée, 6, 1-5).
      YHWH se lève à son tribunal (la-riv), il est debout pour intenter un procès (la-dïn) à son peuple. YHWH traduit en jugement (mispat) les anciens et les princes de son peuple. C’est vous qui dévastez la vigne et recelez la dépouille du pauvre. De quel droit écrasez-vous mon peuple et osez-vous broyer le visage des pauvres ? Oracle du Seigneur YHWH Sabaot (Isaïe, 3, 13-14).
      Les puissances de la nature sont appelées à témoigner. Elles sont décrites selon la vision du monde qui prévalait à cette époque : la Terre est représentée comme une surface plate reposant sur des piliers. De plus, l’idée de montagnes qui écouteraient les récriminations de Dieu ne doit de toute évidence pas être prise au pied de la lettre, elle non plus. Cependant, rejeter toute cette mise en scène sans autre forme de procès comme dépassée (ce qu’il est légitime de faire d’un autre point de vue) nous conduirait à perdre de vue un élément important : Dieu et le peuple ne se font pas face seul à seul ; il y a un troisième personnage dans le drame. On quitte alors la sphère des rapports de force en faveur de la discussion rationnelle qui a lieu dans le logos. La présence d’un tiers désintéressé entre les litigants constitue en effet le fondement même du droit[18].
      Dans ce cas, le rôle est joué par les montagnes, les collines et l’abîme initial. C’est ce que nous appellerions, d’un terme que, encore une fois, l’Ancien Testament ne connaît pas, la « nature ». Les réalités naturelles représentent des principes plus élevés qui ressortissent à la morale. Dieu discute avec son peuple sur la base de principes moraux communément acceptés. Ces principes ne sont pas simplement ce que Dieu se trouve vouloir. Ils valent par ce que des penseurs postérieurs appelleront la « nature ». Il y a un terrain commun d’« élémentaire correction » (basic decency), comme disait George Orwell, entre Dieu et l’homme. Sur ce terrain, l’homme peut se tenir, même sans une connaissance explicite du Dieu d’Israël. C’est ce qu’Osée appelle                  « connaissance de Dieu » dans le passage cité plus haut (4, 1-2). Le mot « Dieu » n’y porte d’ailleurs la majuscule que pour les seuls traducteurs. « Connaître Dieu » ou       « craindre Dieu » ne signifie guère plus que respecter les règles de la morale élémentaire. C’est le cas lorsque Abraham explique pourquoi il a prétendu que Sarah était sa sœur : il craignait qu’on ne le tue pour se l’approprier, pensant qu’il n’y avait pas de « crainte de Dieu » chez les Amalécites (Genèse, 20, 11).

     

    • Négociation. Avec un Dieu qui parle, on peut aussi disputer et négocier. Dans une  scène célèbre du livre de la Genèse, Abraham marchande avec Dieu et Lui fait baisser ses prix (Genèse, 18, 22-32). L’argument massue d’Abraham est qu’une certaine conduite ne serait pas digne de Dieu, et même qu’elle irait à l’encontre de son essence. Le Dieu juste ne peut pas agir injustement (18, 25). De la sorte, l’homme en appelle pour ainsi dire de Dieu au concept de Dieu, en l’occurrence, de Sa puissance à Sa bonté[19]. On peut trouver l’analogue de cet appel partout dans le Livre de Job.
      On voit donc se faire jour l’idée de quelque chose comme une nature de Dieu que la raison serait à même de saisir. Or, l’action exprime l’essence profonde de celui ou de ce qui agit, selon l’adage des scolastiques : operari sequitur esse. Il suffît donc de savoir comment est Dieu pour pouvoir deviner comment il va agir. Un Dieu qui agit avec justice, un Dieu auquel l’injustice est étrangère, auquel il serait même absurde de l’attribuer, doit avoir avec la justice un rapport particulièrement étroit, et doit à la limite coïncider avec elle[20].

     

    • Conscience réflexive du concept de raison

     

    Ce n’est pas uniquement sous une forme narrative que la rationalité se manifeste dans les écrits bibliques. On y rencontre également les traces d’un moment de réflexion sur la dimension rationnelle du rapport de Dieu à l’homme.
    Les commandements comme sagesse. Dès l’Ancienne Alliance, l’originalité de la révélation à Israël a été mise en lumière par une comparaison avec d’autres possibilités.

    • Le Deutéronome invite à pratiquer une comparaison de ce genre, en demandant : quel dieu s’est jamais rendu si proche (qarôv) de son peuple ? (4, 7). Cette proximité n’est pas sans lien avec la proximité (qarôv) de la parole, et même de sa présence dans la bouche et dans le cœur (30, 14). Ce qui se trouve dans la bouche et dans le « cœur » (selon la conception de l’homme que se faisait l’ancien Israël) est sans doute la parole, en tant qu’il apparaît, selon la formule plus tardive des Stoïciens, comme « discours proféré » (logos prophorikos) et comme « discours intérieur » (logos endiathetos).
    • Le Pentateuque pose une question que l’on peut comprendre comme une réflexion sur la nature langagière de l’événement de salut : « Y eut-il jamais parole aussi sublime (kad-davar hag-gadôl hazzeh) ? » (Deutéronome, 4, 32)[21]. Cependant, comme le mot hébraïque davar peut signifier aussi bien « chose » ou « événement » que « parole », l’interprétation du passage reste peu sûre.
      Les commandements constituent une sagesse (hohmah, bïnah) que les autres peuples seront bien obligés d’admirer (4, 6. 8). Or, une comparaison n’est possible que là où il existe un terrain commun entre Israël et les peuples voisins. Ce terrain commun est l’humain, sans plus, en même temps que le logos, qui rend possible la communication, et avec elle la comparaison.

     

    Le triangle biblique de la rationalité. Un bref passage tiré de la seconde partie du livre du prophète Isaïe mérite un traitement plus étendu, car il contient plusieurs dimensions de ce qui apparaîtra plus tard comme la raison, et les combine d’une façon qui est déjà en soi riche d’enseignements. J’ai eu l’occasion de le commenter, ce pourquoi je suivrai pour l’essentiel ce que j’ai écrit ailleurs[22].
    Le livre date de l’époque postérieure à l’exil à Babylone. L’élite d’Israël, qui avait été menée comme otage en Mésopotamie, y fut exposée à l’influence de la culture babylonienne et ainsi forcée de repenser à nouveaux frais le contenu de la religion traditionnelle, afin de se positionner face au défi que suscitaient les représentations religieuses du milieu ambiant. Voici donc le passage :

    Oui, ainsi parle YHWH, le créateur des deux, qui est Dieu, qui a façonné la terre et Ta faite, qui Ta fixée, et ne Ta pas créée chaotique (bohu) mais l’a rendue habitable : Je suis YHWH sans égal. Je n’ai pas parlé en secret (be-seter) ni dans un endroit d’une région ténébreuse. Je n’ai pas dit à la race de Jacob : “Cherchez-moi dans le chaos” (bohu). Moi YHWH je parle avec justesse et m’exprime en paroles droites (Isaïe, 45, 18-19).

    Dieu, qui se présente comme celui qui parle, le fait aussi en tant que Créateur. Il n’élève par là aucune prétention à la domination, mais détermine la façon dont II parle. De la même façon qu’il a solidement établi la Terre, on peut se reposer sur Sa parole. De la même façon qu’il a rendu la Terre habitable et non vide, Ses déclarations respectent un ordre et sont lourdes de sens. Elles sont mêmes capables de dispenser la vie, dans la mesure où elles aménagent un ordre qui rend possible la coexistence des hommes sur cette terre.
    Dieu ne parle pas en secret (voir aussi 48, 16). La révélation se produit dans l’espace commun, public de l’humanité, et non pas dans un coin reculé. L’allusion vise probablement les événements du Sinaï, censés s’être produits devant la totalité du peuple qui y était rassemblé, thème que l’apologétique juive reprendra plus tard, en particulier contre le christianisme, dont le fait fondamental, la résurrection, s’est passé en petit comité[23]. Plus importante encore est la renonciation à une expérience purement privée, qui serait soit inexprimable, soit en tout cas incommunicable. Le contenu révélé est exposé, livré à l’examen.
    La justice/justesse est en même temps le contenu des commandements et un signe distinctif de la façon dont Dieu s’exprime.
    Le bon ordre de la Création, la clarté de la communication par le langage, la justice et la justesse de ce qui est ainsi communiqué se confirment mutuellement. Ces éléments forment un triangle dans lequel Dieu se montre ami de la raison.

    La raison comme amour

    Dans la phrase du discours de Ratisbonne citée plus haut[24], ph rase qui contient quelque chose comme une définition du Dieu authentique, je me permets d’examiner de près, certes en la prenant à rebrousse-poil, la formule « aimant en tant que logos » (GV, 22). Ses éléments composants sont bien attestés dans le Nouveau Testament. Il y est en effet affirmé deux fois dans les écrits de Jean : « Dieu est amour » (1 Jean, 2, 14) et «le logos est Dieu» (Jean, 1, 1). Mais comment ces deux énoncés se laissent-ils harmoniser ? Les rapprocher sonne comme un paradoxe.
    Est-il possible d’aimer en tant que logos ? L’amour ne passe-t-il pas, en effet, pour irrationnel, pour dépasser les limites de la rationalité, et même, selon une longue tradition de la littérature et de la philosophie occidentales, pour être une maladie ou une folie[25] ? On pourrait peut-être parer l’objection en faisant valoir qu’il existe une forme rationnelle de l’amour, là où celui-ci n’apparaît pas comme passion, mais comme une volonté ferme, voire comme faisant l’objet d’une promesse. Il y a du vrai là-dedans, mais l’on ne touche pas encore par-là la pointe de ce qui est dit. La formule examinée dit, en effet, non pas simplement que le logos peut agir avec amour, mais que le logos est amour, qu’il s’identifie à l’amour.
    Il nous faut donc prendre un peu de recul et inclure aussi dans notre réflexion la première encyclique du pape Benoît XVI sur l’amour. Car, malgré les apparences, la défense de la raison est étroitement liée avec la doctrine de cette encyclique. La raison est d’abord raison pratique[26]. La raison constitue un cas particulier d’une règle générale d’après laquelle il convient d’accueillir le donné tel qu’il se donne. Plus haut que l’entendement calculateur et que l’affectivité se tient le respect envers ce qui est. Ce respect constitue une forme de l’amour, pour peu qu’on comprenne ce dernier comme accueil de l’aimé comme tel, comme affirmation de son existence.
    Ces attitudes ne sont pas compatibles avec n’importe quelle vision du monde. On peut voir ce qui est comme n’étant rien de plus qu’un fait brut, le « c’est comme ça » devant lequel on ne peut que s’humilier, comme le jeune Hegel, alors précepteur à Berne, en excursion dans les Alpes, ne trouvant rien d’autre à dire devant leur masse écrasante[27]. On peut alors tout au plus l’accepter, grâce à cette « honnêteté intellectuelle » (Redlichkeit), dont Nietzsche fait l’éloge comme de notre dernière vertu[28]. Mais il n’est pas question de l’aimer. Ce qui est peut-il, simplement parce qu’il est, devenir objet d’amour ? Dans quelle lumière l’étant peut-il apparaître comme digne d’amour ?
    Sur le fond de cette question, la doctrine biblique de la création par la Parole (davar, logos) de Dieu et dans cette parole peut acquérir une nouvelle pertinence, et même une nouvelle actualité.

    Cette représentation d’un commandement créateur enfonce ses racines profondément dans l’Orient Ancien. C’est ainsi que l’archéologue américain W.F. Albright a attiré l’attention sur le concept sumérien de « enem », en akkadien awatu, par lequel les dieux auraient produit le monde[29]. Quoi qu’il en soit, je voudrais ici insister sur un seul point concernant le contenu : comme le monde a été créé dans le logos, il est pénétré de logos. De la sorte, l’objet du respect n’est rien d’autre que le logos lui-même, et le logos tel qu’il parvient en l’homme à son épanouissement voulu et conscient. Le respect de l’homme pour ce qui est constitue une manière pour le logos de se respecter soi- même. C’est là le moment de vérité que contient tout idéalisme de facture hégélienne, et qu’exprimait déjà Lactance : « la raison < en l’homme > connaît la raison < dans les choses > » (rationem ratio cognoscit[30]).

    Christianisme et islam

    La citation de Manuel III que le pape Benoît XVI a choisie pour introduire à son thème (GV, 16-17), et qui a déchaîné la colère (d’ailleurs téléguidée) de la « rue arabe », ne signifie au fond rien d’autre que, par exemple, la phrase d’Origène dans son commentaire des Psaumes, qu’il cite ailleurs :
    Le Christ ne vainc personne qui ne le veut pas. Il ne vainc que par la persuasion, car il est l’argument (logos) de Dieu[31].
    Quant au contenu, Origène et l’empereur byzantin sont d’accord, bien que le Père de l’Eglise n’ait bien évidemment pu avoir aucune idée de l’islam, qui est apparu quatre siècles après lui.

    Dans son discours, le pape Benoît XVI a choisi de faire porter l’accent sur le Nouveau Testament, en assignant au premier verset de l’Evangile de Jean un rôle clé, ici (GV, 18) comme dans plusieurs autres passages de ses œuvres. Bien qu’il fasse également allusion à des versets de l’Ancien Testament (GV, 19), le rapport au Nouveau Testament reste décisif. Et c’est à bon droit, puisque le concept de logos y trouve, et ne trouve que là dans l’Écriture sainte, son expression linguistique. Origène a risqué la thèse hardie selon laquelle toutes les paroles de l’Ancien Testament se seraient trouvées récapitulées (anakephalaiousthai) dans le Christ comme Parole[32].
    En dépit des nombreux malentendus, voulus ou non, qu’a suscités la citation du prince byzantin, l’explication avec l’islam reste pleine de sens et de valeur. L’islam constitue en effet une réaction au christianisme, qu’il croit dépasser et souhaite remplacer. Du point de vue de l’histoire des idées, on peut considérer la dogmatique islamique comme une réponse à certains aspects du dogme chrétien. Certaines similitudes peuvent frapper, comme celle, bien connue, entre la christologie et la doctrine du statut du Coran. Dans les deux cas, il s’agit du mode d’être et d’advenir de la Parole de Dieu. Dans le christianisme, la Parole (« Verbe ») devient homme (« chair ») ; dans l’islam, elle devient un livre. Incarnation et « inlibration »[33] se correspondent, mais ne produisent pas les mêmes conséquences dans la pensée et dans la pratique. La question de savoir si l’on doit considérer le Coran comme ayant été créé dans le temps ou au contraire comme incréé, participant ainsi à l’éternité de Dieu, a été violemment débattue au IXe siècle, car, avec cette question, c’est le sens de l’interprétation des préceptes coraniques qui est déterminé.
    Le pape Benoît XVI rappelle la similitude qui existe entre les doctrines de certains auteurs de la scolastique du Moyen Âge tardif en terre chrétienne et l’enseignement d’Ibn Hazm, qu’il cite indirectement (GV, 20-21). Peut-être est-il, avec ce rapprochement, tombé encore plus juste qu’il ne le pensait. Il est en effet possible, bien que ce ne soit pas totalement certain, que l’apologétique islamique (Kalâm) ait exercé une influence sur ce qu’on appelle le « nominalisme », avec son insistance unilatérale sur l’absolue toute-puissance de Dieu[34]. Ces doctrines de provenance islamique ont en effet été transmises à travers les traductions latines de la critique qu’en avait faite Maïmonide ou des écrits d’al-Ghazali.
    Il est en tout cas d’une plus sûre méthode d’appliquer dans le dialogue avec les musulmans la même approche que celles qu’adoptèrent les premiers chrétiens dans leur confrontation avec le paganisme polythéiste. De même que Justin et d’autres ne prirent pas comme point de contact quoi que ce soit de « religieux », mais s’appuyèrent sur du philosophique, de même un dialogue authentique avec les musulmans devrait se placer sur le terrain de la raison commune, et non pas sur celui de représentations religieuses que les deux partenaires seraient censés partager[35].

    La Bible et le Coran sur la raison

    En mettant l’accent sur le Nouveau Testament, on met au centre la comparaison entre christianisme et islam, ce qui a mené à des malentendus. On s’est en particulier imaginé que le pape Benoît XVI voulait parler des personnes concrètes (chrétiens contre musulmans) ou des réalisations des deux civilisations (Chrétienté occidentale contre Orient islamique), et en outre qu’il ne trouvait l’aptitude au dialogue et les contributions à la culture mondiale que du côté chrétien, qu’il sous-estimait l’intolérance des chrétiens, etc. Afin d’éviter ces erreurs, il serait peut-être plus indiqué de se placer en deçà des séparations entre judaïsme et christianisme ou entre christianisme et islam, et de mener une comparaison bloc à bloc de la Bible hébraïque avec le Coran, c’est-à- dire du modèle biblique de la révélation avec le modèle islamique[36].
    Bien des éléments sont communs aux deux livres, et spécialement la représentation d’une création par la parole. Il suffît à Dieu de dire : « Sois ! » pour qu’une chose surgisse dans l’être. L’idée se trouve très souvent dans le Coran, là où il est question de la Création (XVI, 40 ; XXXVI, 82 et al) et aussi, de façon intéressante, pour expliquer l’existence de Jésus, créé, non pas engendré (XIX, 35). Alors que les penseurs chrétiens identifient la Parole créatrice avec la deuxième hypostase de la Trinité, le Coran considère ‘Issâ (Jésus) comme une créature qui a été posée dans l’être par la parole divine, et ce, même si un autre passage parle de Jésus comme étant lui-même la « parole de Dieu » (IV, 171). Bien des penseurs de l’islam ont pris le concept de la parole créatrice de Dieu (kalima) comme point de départ de leur réflexion et l’ont développé, non sans se laisser influencer également par des pensées d’origine grecque, comme le concept néoplatonicien d’« intellect » (nüs, 'aql).
    À part cela, on ne trouve dans le Coran à peu près aucun équivalent des passages de F Ancien Testament que j’ai cités plus haut[37]. On peut noter une intéressante exception avec les versets sur la « proximité » de Dieu, qui ont leur équivalent dans le Coran dans le contexte de la prière et de son exaucement : Dieu est « proche » (qarib) de celui qui le supplie (II, 186; XI, 61, etc.[38]).
    Dans d’autres cas, les textes bibliques et coraniques sont presque contraires. Outre le verset que je viens de citer sur la création de Jésus, qui porte sur des données du Nouveau Testament, on pourrait prendre comme exemple la scène déjà traitée, dans laquelle Abraham négocie avec Dieu le sort des habitants de Sodome. La comparaison avec le Coran est instructive : on n’y trouve qu’une courte allusion à la scène, et Dieu y rejette brutalement l’intercession d’Abraham comme inutile, car sa décision d’anéantir la ville avait déjà été prise (XI, 74).

    Islam et raison

    La remarque de Benoît XVI était maladroite, car l’apologétique musulmane a pris depuis quelque temps déjà comme un de ses arguments centraux le caractère rationnel de l’islam. Celui-ci l’emporterait sur ce point sur le christianisme, qui invite à donner sa foi à des doctrines choquantes pour la raison. Ainsi, entre autres absurdités, il admettrait trois dieux, en associant à Dieu Jésus et sa mère (Coran, V, 116), voire ses moines (Coran, IX, 31) ; il supposerait que Dieu peut s’associer un homme ; il supposerait que du pain puisse devenir de la chair humaine. On peut bien sûr dire qu’il n’y a là que des caricatures de la Trinité, de l’Incarnation et de l’Eucharistie. Reste que ces dogmes sont effectivement paradoxaux, et ne sauraient être acceptés que par un modèle de raison bien particulier.
    On a fait valoir que renvoyer au témoignage d’Ibn Hazm n’était pas probant, parce que celui-ci appartenait à une école juridique, le zahirisme, qui n’a pas trouvé sa place à côté des quatre « rites » de l’islam sunnite. C’était répondre à côté, car l’attitude d’Ibn Hazm envers la « raison » ( 'aql) n’est nullement excentrique dans l’islam de son époque, et elle se rencontre aussi plus tard. Elle constitue même, avant l’époque récente à laquelle je viens de faire allusion, une doctrine commune. Non la seule, mais à tout le moins une opinion bien attestée et respectée.
    Selon celle-ci, la raison sert

    • à se rendre à l’évidence de l’existence de Dieu,
    • à celle de l’authenticité de la mission de Son Prophète,
    • puis à comprendre que l’on a intérêt à obéir aux commandements divins transmis par le truchement de Mahomet.

    Mais elle ne saurait en fonder la validité. Elle est incapable de dire à l’homme ce qui est bon pour lui. C’est Dieu qui doit le lui dicter. Je donnerai quelques illustrations de cette façon de voir dans un autre ouvrage en préparation.
    On peut tirer avantage dans ce contexte d’une pensée de Pascal : « Soumission et usage de la raison : en quoi consiste le vrai christianisme[39]. » Je m’amuserai ici à prendre à la lettre l’ordre des mots, dont je ne suis pas sûr que Pascal lui accordait une quelconque importance. J’y verrai un ordre platement chronologique : la soumission vient avant l’usage.

    • En christianisme, la raison doit commencer par se soumettre, puis en un second temps elle pourra se déployer en liberté. La raison avouera qu’elle ne peut se porter à la hauteur d’un Dieu qui respecte à ce point sa liberté qu’il renonce à ce que Son existence aille de soi, préférant qu’elle se donne seulement dans la rencontre de la liberté divine avec celle de l’homme (ce qu’on appelle la « foi »). Sur le fond de cette soumission, le croyant pourra et devra faire usage de sa raison, dans toutes les activités pour lesquelles elle est compétente : la connaissance des choses et le choix des actions convenables.
    • L’islam me semble retourner l’ordre et placer la raison au principe, et faire de la soumission une conséquence. Non sans un sourire, je parodierais donc Pascal et risquerais : « Usage et soumission de la raison : en quoi consiste le vrai islam. »

    Pour conclure, je me permettrai de citer quelques phrases que l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton, comme toujours aussi paradoxal que profond, met dans la bouche de son génial prêtre-détective :
    La raison est toujours raisonnable, même dans les marges les plus éloignées, à la frontière perdue des choses. Je sais bien que les gens accusent l’Église de rabaisser la raison, mais c’est exactement le contraire. Seule sur cette terre, l’Église fait de la raison quelque chose de vraiment suprême. Seule sur cette terre, l’Église affirme que Dieu Lui-même est tenu par la raison[40].

     


    [1] Benoît XVI, Glaube und Vernunfi. Die Regensburger Vorlesung, vollständige Ausgabe, kommentiert von G. Schwan, A. T. Khoury, Karl Kardinal Lehmann, Fribourg, 2006, Ici : GV
    [2] M. Heidegger, Einfuhrung in die Metaphysik, Tübingen, Niemeyer, 1953, p. 12.
    [3] Voir F.A. Trendelenburg, Geschichte der Kategorienlehre, 1.1, Berlin, Bethge, 1846, p. 33 ; E. Benveniste, « Catégories de pensée et catégories de langue » [1958], dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 63-74.
    [4] Voir Tawhïdï, Kitâb al-Imta wa-l-Muânasa, 8e nuit, éd. A. Amîn et A. Al-Zayn, Beyrouth, Dar Maktabat al-Haya‘, s.d., t. 1, p. 107-128 ; en français, voir A. Elamrani-Jamal, Logique aristotélicienne et grammaire arabe, Paris, Vrin, 1983, p. 149-163.
    [5] Voir la synthèse de l’helléniste britannique E.R. Dodds, The Greeks and the îrrationak Berkeley (Ca.), University of California Press, 1959.
    Voir mon Au moyen du Moyen Age, Paris, Flammarion, « Champs », 2008, p. 214.
    7 E. Husserl, Die Krisis des europäischen Menschentums und die Philosophie [conférence de Vienne, 1935], 1, dans Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie. Eine Einleitung in die phänomenologische Philosophie, éd. W. Biemel, La Haye, Nijhoff, 1962, p. 319.
    8Voir p. ex. J. Ratzinger, Glaube-Wahrheit-Toleranz Das Christentum und die Weltreligionen, Fribourg, Herder, 2003, p. 136-137.
    [9] Xénophane, DK B 26, 2 ; Euripide, Héraclès, 1345 ; Platon, République, II, 379a5-6.
    [10] Voir E. Klein, A Comprehensive Etymological Dictionary of the Hebrew Language for Readers of English, New, York, Mac- millan, 1987, s.v., p. 239-240.
    [11] Voir H. Bonitz, Index aristotelicus, Graz, Akademische Druck- und Verlagsanstalt, 1955 [=1870], col. 59, 41-45 (dix- huit occurrences).
    [12] Voir p. ex. Augustin, Lettre 138, I, 5, PL, 33, 527 (carmen) et Lettre 166, v, 13, PL, 33, 726 (canticus).
    [13] Voir mon interprétation du passage dans Du Dieu des chrétiens... , p. 193-196.
    [14] E. Kant, Kritik der praktischen Vernunft, éd. K. Vorländer, Hambourg, Meiner, 1967, p. 138-140.
    [15] Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106b36-l 107a2.
    [16] B. Gemser, « The Rib - or Controversy-Pattern in Hebrew Mentality », Supplément to Vêtus Testamentum, 3, 1955, p. 120-127.
    [17] Nombres, 16 (Coré) ; 2 Samuel, 6, 6-8 (Uzza).
    18 Voir A. Kojève, Esquisse d'une phénoménologie du droit. Exposé provisoire, Paris, Gallimard, 1981, §7, p. 24 ; §14, p. 73-75.
    [19]  Voir R. Spaemann, « Die Frage nach der Bedeutung des Wortes “Gott” », dans Einsprüche. Christliche Reden, Einsiedeln, Johannes, 1977, p. 26. Voir aussi Léon Bloy, Le Salut par les Juifi, nouvelle édition, ch. XXVIII, Paris, Victorion, 1906, p. 121-124.
    [20] Dante les identifie presque ; voir Commedia,, Purgatorio, X, 126.
    [21] Le Targum traduit par pitgam, « dicton, proverbe »,
    [22] Voir mon La Sagesse du monde..., p. 59-60. Parmi les commentaires : K. Baltzer, Deuterojesaja (KAT 10,2), Gütersloh, 1999, p. 316-320 ; H.-J. Hermisson, Deuterojesaja, 2. Teil- band, Jesaja 45, 8-49, 13 (BKAT, XI/2), Neukirchen-Vluyn, 2003, p. 62-68 ; U. Berges, Jesaja 40-48. Übersetzt und aus- gelegt von U.B. (HthKAT), Freiburg, 2008, p. 427-431.
    23 Voir Jehuda Halevi, Kuzari, I, 86, etc.
    24 Voir plus haut, p. 96.
    [25] Platon, Phèdre, 244a; Lucrèce, IV, 1037-1287 ; J. de Meung, Roman de la rose, v. 4348, t. 1, p. 134, etc.
    [26] Voir plus haut, p.101.
    [27] F. Hegel [Extraits du journal d’un voyage dans les Alpes bernoises], dans Frühe Schriften, op. cit., p. 618.
    [28] F. Nietzsche, Morgenröte, V, § 456, KSA, t. 3, p. 275 ; Fragment 1 [145], Août 1885-Printemps 1886, t. 12, p. 44 ; voir aussi mon « Possiamo amare la verità ? », dans Contro lumanismo e il cristianismo, Sienne, Cantagalli, 2015, p. 48-52.
    [29] W.F. Albright, From the Stone Age to Christianity. Monotheism and the Historical Process, New York, Doubleday, 1957, p. 195.
    [30] Lactance, De ira Dei, vil, 5, éd. L. Gasparri, Milan, Bompiani, 2011, p. 52.
    [31] Origène, Commentaire au Psaume 4, 1 ; je cite d’après Vivliothiki ton ellinôn paterôn, Athènes, Apostoliki diakonia tis ekklisias tis Hellados, 1958, t. 15, p. 283 ; Joseph Kardinal Ratzinger, Werte in Zeiten des Umbruchs. Die Herausforderungen der Zukunfi bestehen, Fribourg et al., Herder, 2005, p. 47-48.
    [32] Origène, Commentaire de l'Évangile de Jean, V, 6, loc. cit., t. 11, p. 331.
    33J’emprunte le mot à la grande spécialiste du soufisme Annemarie Schimmel (f 2003).
    34 Voir W.J. Courtenay, « The Critique of Natural Causality in the Mutakallimun and Nominalism », dans Harvard Théo- logical Review, 66, 1973, p. 77-94.
    [35] Voir « Pour en finir avec trois trios », dans mon Du Dieu des chrétiens, loc. cit. (n. 10), ch. 1.
    36 On trouvera une aide précieuse dans le volumineux travail, presque un fichier, établi par une traductrice du Coran, Denise Masson, Monothéisme coranique et monothéisme biblique. Doctrines comparées, Paris, DDB, 1976.
    37 Voir plus haut, p. 98-109
    38 Denise Masson, loc.cit. p. 50-51
    [39] B. Pascal, Pensées, Br. 269, loc. cit., t. 2, p. 197.
    [40] G.K. Chesterton, «The Blue Cross» [1908], dans Father Brown. Selected Stories, Londres, Oxford University Press, 2003, p. 28.

     

     


    Date de création : 07/05/2018 @ 08:17
    Dernière modification : 07/05/2018 @ 08:37
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