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La filière grecque de la logique (Parcours hellénique)

LA FILIÈRE GRECQUE DE LA LOGIQUE

INTRODUCTION

Présentée sous une forme plus ou moins axiomatisée, la logique permet que des connaissances, déjà disponibles ou réellement nouvelles,soient, par des règles et des procédures particulières, déduites des propositions immédiates et vraies présentes en toute science. La filière grecque de lalogique traitée dans cette recension comprend la logique aristotélicienne et la logique stoïcienne[1]. La première, comme son nom l’indique,est due à Aristote, la seconde au stoïcien Chrysippe. A dix années près, le délai qui sépare la mort d’Aristote (-322) de la nomination de Chrysippeau poste de directeur de l’Ecole stoïcienne (-232) – fondée par Zénon de Citium[2] – représente le premier tiers de la « périodehellénistique »[3]. Si la logique due à Aristote a été reconnued’emblée comme féconde, les parties les plus techniques de la logique stoïciennesont restées longtemps occultées ou disqualifiées et n’ont été reconnuesque récemment. Ces deux logiques ne sont pas, comme on l’a longtemps cru,rivales, mais complémentaires, traitant de deux chapitres différents de lalogique.

Avant même de détailler leurs contenus respectifs,on peut noter à grands traits ce qui les différencie : celle d’Aristoteporte respectivement sur les termes et les propositions simples, celle deChrysippe sur les propositions composées (ou complexes). De plus, les variablesdes Stoïciens qu’ils désignaient par les nombres ordinaux symbolisent despropositions entières et non de simples noms[4]. C’est la première forme du moderne calculdes propositions.

L’essentiel de la logique aristotélicienne setrouve exposé dans le recueil de textes qui a reçu le nom d’Organon (c’est-à-direoutil ou instrument de la science). Quant à la logique stoïcienne, c’estgrâce à Diogène Laërce qu’on a pu accéder à laplupart des définitions, fragments, témoignages, qui en faisaient partie.On relève dans l’étude de Jacques Brunshwig – à laquellenous nous réfèrons – que Chrysippe avait écrit de nombreux livres dontil ne subsiste que les titres et que « nous avons gardé des bribes d’untrès intéressant essai de logique des impératifs de sa main ». Raisons quiamènent J. Brunshwig à conclure « qu’on donneraitcher pour retrouver ce matériel, et tout le reste de son œuvre de logicien.Si elle n’avait pas été perdue, l’histoire de la logique, disons même cellede l’esprit, auraient été tout autres. »

A la suite de l’exposé des deux logiques d’origine grecque,le lecteur trouvera, en Annexe, les prolongements de la logique jusqu’à nosjours, en passant par sa première mathématisation en 1847, année de la parutionde la Mathematical Analysis of Logic de G. Boole.

LA LOGIQUE ARISTOTÉLICIENNE

. Portant surles termes et les propositions simples, elle vise à la réduction des ambiguïtés

Les Catégories et De l’interprétation quiconstituent les deux premiers textes de l’Organon, portent respectivementsur les termes et sur les propositions simples. Le premier chapitre des Catégoriesdistingue les choses qui sont désignées de façon homonyme (lorsque ces chosesont un même nom en commun, bien que la définition correspondant à ce nomsoit à chaque fois différente) ou de façon synonyme (quand la définitionde deux termes différents est la même : un homme et un chien sont dits « animaux »).L’homonymie est particulièrement importante dans l’ontologie aristotéliciennepuisque c’est selon une telle relation d’homonymie que se disent les différentssens de l’être.

Une visée essentielle de la logique aristotélicienneest la réduction des ambiguïtés. Les Réfutations sophistiques[5],appelées également Topiques, dénombrent avec beaucoup de soin lesdifférentes formes de défauts et d’ambiguïtés dont sont affectés les arguments,qu’une telle fausseté des arguments soit délibérée ou non. Le livre Δ dela Métaphysique représente par ailleurs un véritable lexique philosophiquequi donne une présentation contrôlée de la plurivocité de chaque terme.

L ‘ambition aristotélicienne d’appréhendertoute réalité selon des catégories – ou termes généraux – relèvent de cettemême volonté de supprimer l’ambiguïté. La liste des catégories donnée dans Catégories,4, qui inclut successivement la substance (ousia/οΰσία),la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, l’état,l’action et la passion, diffère légèrement de celle donnée dans Topiques, I,9, où la première catégorie mentionnée est le ti esti/τί έστι,la « quiddité » ou la « définition ». Aristote insistesur le fait qu’« aucun de ces termes (ou catégories) en lui-même etpar lui-même n’affirme ni ne nie rien ; c’est seulement par la liaisonde ces termes entre eux que se produit l’affirmation et la négation » (4,2 a 4-8).

Dans les Catégories sont précisées les « figuresde la prédication »

Le terme grec katègoria/χατηγορία, traditionnellementtraduit pas « catégorie », peut également être rendu par l’expression « prédicat »,laquelle exprime de façon plus explicite sa fonction. Dans la mesure où touteproposition est de la forme « P appartient à S » (ou encore : « Pest le cas pour S »), le prédicat P est lié au sujet S par la copule « être(le cas) » selon différentes modalités qu’Aristote appelle aussi « figuresde la prédication » (skhèmata tès katègorias),autrement dit selon les différents schémas permettant d’unir un prédicat à unsujet. La structure grammaticale joue ici un rôle essentiel car elle expliqueque, dans un ensemble d’énoncés du type : « P appartient à S » et « Sappartient à Q », donc « P appartient à Q », il existe unterme – ici le terme S – qui puisse remplir la fonction de moyen terme, ausens strict où il se trouve entre le petit terme et le grand terme.

Les catégories, classées conformément à la pratiqueordinaire du langage, sont à la fois des unités sémantiques irréductibles,et l’expression des différents sens de l’être

Ces différents sens de l’être se rapportent tous à sonsens fondamental qui est de désigner la substance. Même si Aristote ne démontrepas que sa liste de catégories est complète, sans doute pense-t-il que touteattribution de prédicats doit entrer dans l’un des dix schémas de prédicationretenus. Il souligne en outre qu’il n’y a pas d’élément commun entre lescatégories : il n’admet pas, par exemple, qu’il puisse y avoir quantificationde la qualité (ce qui est pourtant une caractéristique de la physique moderne) ;en revanche il admet que l’on puisse concevoir la substance d’un objet indépendammentdes lieux successifs que celui-ci occupe, des qualités qu’il présente, deses variations de quantité, etc.

La liste des différents prédicats dressée parAristote ressort-elle de la logique ou de l’ontologie ?

Lorsque Aristote déclare que des « chosesdites » (ta legomena) sans aucune liaison,les unes signifient soit la substance, soit les autres catégories (1 b 25) »,il semble indiquer que les catégories recouvrent l’ensemble de la réalité,et donc que la classification proposée est d’ordre ontologique. Toutefoisles distinctions présentes dans la réalité ne sont accessibles qu’au moyende différenciations linguistiques. Il est à remarquer que la traduction duterme katègoria par « prédicat » se trouve inappropriéedans le cas où ce terme sert à désigner des substances premières qui ne sontpas des prédicats logiques mais des sujets, dont d’autres choses sont prédiquées.

Les catégories qui représentent pour Aristoteles classes ultimes où la réalité se répartit, servent aussi de machine deguerre contre le platonisme. En effet, même si Aristote n’a pas explicitementrecours à la définition des catégories pour critiquer la thèse platonicienneselon laquelle les Formes intelligibles sont ontologiquement antérieuresaux individus réels, il souligne toutefois avec force que toutes choses sontsoit prédiquées des substances individuelles soit présentes en ces substances(2 b 15-37).

. L’objet essentielsur lequel repose ses recherches logiques sont les propositions (apophansis/άποφάυσις, logos apophantikos/λόγος άποφ- άυτιχος),ces énoncés dans lesquels on peut « trouver de la vérité ou de lafausseté »

Dans le chapitre 5 du traité De l’interprétatrion,Aristote distingue entre les énoncés (logoi),qui désignent toute combinaison de mots dotés d’un sens et les propositions(apophanseis/άποφάυσεις)qui affirment ou nient quelque chose d’un sujet. Par ailleurs, il souligneque : « Tout discours (logos/λόγος)a une signification, non comme un instrument naturel, mais ainsi qu’il a été dit,par convention. Pourtant tout discours n’est pas une proposition, mais seulssont des propositions les énoncés en lesquels on peut trouver de la vérité etde la fausseté » (1, 4, 16 b 33 – 17 a 3). L’objet dela logique aristotélicienne est donc constitué essentiellement par les propositionsqui peuvent être vraies et fausses [6] (en revanche, les ordres, les prières,les questions, etc., sont laissées à l’étude de la rhétorique : 17 a 4).

Un énoncé peut être vrai ou faux dans la mesureoù il affirme ou nie une chose d’une autre chose. Les énoncés qui font l’objetde la logique peuvent être simples ou complexes. Mais il semble qu’Aristotehésite à appeler logos, énoncé au sens strict, les formules complexes,formées, par exemple, par la conjonction d’énoncés simples ; en effet, à toutequestion demandant si des formules de ce genre sont vraies, il est impossiblede répondre par oui ou par non. La logique des énoncés complexes n’est doncpas de son ressort[7].

. La visée majeure de ses recherches logiques est defournir des règles pour la déduction

Dans la logique aristotélicienne, cette viséemajeure est explicitée dans deux autres textes essentiels : les PremiersAnalytiques et les Seconds Analytiques. Bien que cette recherchedes règles pour la déduction ne constitue pas, en dépit de ses prétentions,une logique complète, elle est le lieu d’une réalisation philosophique horsdu commun. La théorie du « syllogisme » a été enseignée jusqu’à lafin du XVIIIe siècle, et Kant ainsique Hegel s’y réfèrent encore comme à la forme la plus achevée de la disciplinelogique. Elle est remarquablement organisée et sa prétention à la généralité estexceptionnelle.

Dans la logique aristotélicienne on rencontreprincipalement quatre types de propositions (Premiers Analytiques), où l’onprécise qu’un prédicat appartient soit à la totalité du sujet [propositionsuniverselles[8] (affirmatives ou négatives)] soit à unepartie de ce sujet [propositions particulières (affirmatives ou négatives)]

Ainsi, les propositions de ces quatre types sonttelles qu’un terme (le prédicat) puisse être affirmé ou nié d’un autre terme(le sujet).

Aristote désigne chaque type de propositions parune lettre majuscule[9] :

La lettre A pour les universelles affirmatives(propositions affirmant P de tout S)

La lettre E pour les universelles négatives (propositionsniant P de tout S)

La lettre I pour les particulières affirmatives(propos…affirmant P de quelque S)

La lettre O pour les particulières négatives(propositions niant P de quelque S)

La démonstration qu’un prédicat est vrai universellementde son sujet établit une relation per se entreeux (Seconds Analytiques)

Une proposition universelle n’est pas toujoursune proposition vraie (« Tous les hommes sont immortels » est unexemple de proposition qui est à la fois universelle et fausse). En revanche,elle est une proposition vraie dans le cas particulier où le prédicat appartient à toutesles instances du sujet, du sujet per se,dont cette proposition doit être essentiellement, et non accidentellement,vraie. Il se peut aussi qu’un attribut soit attribué à toutes les instancesd’un sujet et que ce sujet représente la classe la plus large à laquelleil puisse être attribué. Dans ce cas, l’attribut est universel.

« Par attribut ‘universel’, je veux parlerd’un attribut qui appartient à son sujet et qu’il est ‘prédiqué de tous’,et qui appartient à ce sujet per se eten tant qu’il (qua) est lui-même. Il est ainsi évident que les attributsuniversels appartiennent nécessairement à leurs sujets. Un attribut per se est identique à un attribut qui appartient à sonsujet en tant qu’il est lui-même ; par exemple ‘point’ et ‘droit’ appartiennent per se à laligne’ ; et le ‘fait d’avoir la somme de ses angles intérieurs égale à deuxangles droits’ appartient au triangle en tant que (qua) triangle ;car un triangle a per se la sommede ses angles intérieurs égale à deux droits.

Un attribut appartient à un sujet de façon universelleseulement quand on peut montrer qu’il appartient à toute réalisation particulièrede ce sujet, et qu’il appartient de façon première à ce sujet. Par exemple,le fait d’avoir la somme de ses angles intérieurs égale à deux droits’ n’estpas universellement applicable au sujet ‘figure’. Il est de fait possiblede prouver d’une figure que la somme de ses angles intérieurs est égale à deuxdroits, mais cela ne peut être prouvé de toute figure (…) Derechef, touttriangle isocèle a la somme de ses angles intérieurs égale à deux anglesdroits, mais ce n’est pas la première figure qui satisfasse à cette condition ;le triangle lui est antérieur. Ainsi, le sujet dont on peut montrer qu’enchacun de ses cas particuliers, il satisfait de façon première à la conditionde contenir la somme de deux angles droits, ou à toute autre condition, estle sujet auquel cet attribut universel appartient de façon première. Et ladémonstration que ce prédicat est vrai universellement de son sujet établitune relation per se entre eux. Encoreune fois, ‘le fait d’avoir ses angles intérieurs égaux à la somme de deux angles droits’ n’est pasun attribut du (triangle isocèle) ;

Il a une extension plus large » (SecondsAnalytiques I, 4, 73 b 26– 74 a 3).

Propositions indéfinies et propositions à modalitésdifférentes

Il existe aussi des propositions indéfinies pourlesquelles on ne précise pas si un prédicat appartient à la totalité ou aune partie du sujet. Par ailleurs, les propositions peuvent présenter desmodalités différentes : « Chaque proposition explique que quelquechose s’applique à autre chose, ou qu’elle s’applique nécessairement ou qu’elles’applique possiblement » (Premiers Analytiques, I, 2, 25 a 1-2). Ces différentes modalités définies parAristote devaient recevoir ensuite le nom d’ assertoriques[10],d’apodictiques[11], et de problématiques.

Les propositions sont donc soit simples, soitcomposées de propositions simples (en tenant compte de la réserve émise plushaut sur l’évaluation de la vérité des propositions complexes), soir affirmatives,soit universelles, soit particulières, soit assertoriques, soit apodictiques,soit problématiques. De telles dispositions, fait remarquer Monique Canto-Sperber, peuvent sembler aller de soi au lecteur d’aujourd’hui,mais Aristote fut le premier à les concevoir et à les formuler clairement.Par exemple, dans le chapitre 10 du traité De l’interprétation (19 b 10sq.), il étudie avec une grande précision comment peuvent se combiner despaires d’affirmation et de négation et montre en particulier que la contradictoirede « tout homme est juste », n’est pas « tout homme est injuste »,mais « il n’est pas vrai que tout homme est juste ».

. Les élémentsessentiels de sa présentation

Un choix particulier de formulation

Ce qui donne au traité des Premiers Analytiques uneallure qui le rend proche des ouvrages modernes de logique est qu’Aristoteremplace des phrases par des schémas de phrases. Il utilise des lettres (A,B, C) pour représenter les termes particuliers. Exposant la formule du syllogismede la première figure, il dit ainsi : « Si A est affirmé de toutB, et B de tout C, nécessairement A est affirmé de tout C » (PremiersAnalytiques I, 4, 25 b 37– 9). Un tel choix de formulation assure un gain considérable de généralité,car, si le schéma général est valide, il se trouvera vérifié pour chaquevaleur particulière. L’usage des lettres pour représenter des termes permeten effet de découvrir des relations entre des schémas de propositions présentantdes caractéristiques communes, alors que, si ces propositions avaient été formulées à l’aidede termes particuliers, leur validité aurait paru largement problématique.

La présentation de propositions simples en associationsde prémisses en vue de déduire une conclusion (syllogistique)

C’est un élément essentiel de la doctrine logiqueprésentée dans les Premiers Analytiques. C’est ce qu’Aristote appelle sullogismos/σνλλογισμός ousyllogisme : « Un syllogisme est un argument dans lequel, certaineschoses étant données, quelque chose de différent des choses données s’ensuitpar nécessité par le seul fait de ces données » (Premiers Analytiques I,1, 24 b 18-20). Une conclusion vraie ne peut pas être déduite de n’importequelle association de prémisses et il arrive aussi que certaines associationsde prémisses ne permettent de déduire aucune espèce de conclusion. C’estla raison pour laquelle Aristote classe les groupes de prémisses en figuresdont il indique, selon une modalité caractéristique de chacune de ces figures,quel type de conclusions peut en être déduit. Une telle présentation systématiquede groupes de prémisses en vue de déduire une conclusion est ce qu’on appelleau sens strict la « syllogistique », laquelle peut êtreconsidérée à la fois comme un développement de la théorie de l’inférence etun premier essai dans la science de la logique formelle. Aristoteavait en effet l’ambition de ramener toutes les inférences déductives à desschémas d’arguments groupant des prémisses d’où inférer des conclusions.Mais, remarque Monique Canto-Sperber, en dépitde la déclaration quelque peu assurée d’Aristote selon laquelle « toutesles preuves et tous les syllogismes doivent s’effectuer au moyen des troisfigures qu’on vient de décrire (I, 23, 41 b 1-3), beaucoup de déductions, dont la dispositionformelle n’épouse pas les schémas de la théorie aristotélicienne de la propositionsimple, restent en dehors du cadre de cette théorie.

La composition du syllogisme dans sa forme courante

Il se compose couramment de deux prémisses et d’une conclusionet il est présenté soit comme une inférence, soit (et le plus souvent) sousla forme d’une implication.

Exemple d’inférence : « A appartient à toutB ; B appartient à tout C ; donc A appartient à tout C ».

Exemple d’implication : « Si A appartient à toutB, et si B appartient à tout C, alors A appartient à tout C ».

Formule générale du syllogisme de la première figure où n’interviennentque des propositions universelles (affirmatives ou négatives)

L’exposé en est fait dans un texte des PremiersAnalytiques :

« Quand trois termes sont entre eux dansdes rapports tels que le mineur soit contenu dans la totalité du moyen, etle moyen contenu, ou non contenu, dans la totalité du majeur, alors il ya nécessairement, entre les extrêmes, syllogisme parfait. J’appelle moyenle terme qui est lui-même contenu dans un autre terme et contient un autreterme en lui ; j’appelle extrêmes à la fois le terme qui est contenudans un autre et contient un autre terme en lui qui occupe aussi une position intermédiaire (…) Si le majeur appartient au moyen pris universellement,mais que le moyen n’appartienne pas au mineur pris universellement, il n’yaura pas de syllogisme des extrêmes, car rien ne résulte nécessairement deces données…Or, en l’absence de conclusion nécessaire, ces prémisses ne peuventproduire de syllogisme » ( I, 1, 25 b 32 – 26 a 8).

Mais tous les syllogismes ne sont pas valides :l’ensemble des trois propositions « A est affirmé de tout B, A est affirmé detout C, donc B est affirmé de tout C, ne forme pas un syllogisme valide.Sur 256 formes de syllogisme possibles, seules 24 sont valides.

. Les avancées et les manques de la présentation formelledes arguments valides (syllogistique d’Aristote)

Le syllogisme d’Aristote représente une remarquableavancée dans l’histoire de la logique. Non qu’Aristote ait été le premierphilosophe à tenter de donner une présentation formelle des arguments valides.Platon, avant lui, s’était intéressé à la formalisation des raisonnements(comme dans Phédon, 92 c-d, et Théétète, 162 e).Mais Aristote a proposé le premier exposé systématique des formes de déduction ;il a introduit des symboles qui peuvent valoir pour tout terme, il a étudié lesconditions de validité des arguments et a défini les règles d’implication.Toutefois sa syllogistique ne traitent que des propositions qui exprimentdes relations d’inclusion ou d’exclusion de classes. Elle n’aborde pas à proprementparler le problème des autres relations entre les classes. De plus, les symbolesdont Aristote se sert valent pour des termes et non pour des propositions.La logique des propositions reste à venir.

Evoquées dans le traité De l’interprétation,plusieurs difficultés relatives aux propositions simples subsistent

Plusieurs questions se posent : toutes lespropositions sont-elles composées de propositions simples ? Toutes lespropositions n’incluent-elles que deux termes ? Par ailleurs, les nomspropres ne sont-ils ni particuliers, ni universels ? Enfin, dans quellemesure le partage établi par Aristote entre propositions particulières etpropositions universelles est-il à même de rendre compte du statut épistémologiquedes sciences naturelles, lesquelles énoncent que, par nature, un animal est « leplus souvent » tel ou tel ? La formule générale sous laquellepeuvent être décrites de telles propositions est que « dans la plupartdes cas S est P », car il peut toujours arriver qu’un animalne soit pas tel ou tel. Il reste que la formulation « le plussouvent » constitue une des difficultés de la logique aristotélicienne ; en effet, la modalité selon laquelle se manifestent les phénomènesnaturels semble ne pouvoir être saisie si l’on s’en tient à la distinctionstricte qu’Aristote établit entre universel et particulier.

Difficulté encore pour la codification de ladiscussion dialectique (objet des « Topiques [12]»), laquelle requiert l’emploi du syllogismedialectique

Ce type de discussion, où deux positions sontdéfinies, l’un des interlocuteurs cherchant à défendre sa thèse contre lesarguments que lui adresse son adversaire requiert, en effet, l’emploi dusyllogisme dialectique. Ce syllogisme repose sur des prémisses qui n’énoncentpas des vérités, mais des opinions simplement probables (ou endoxa),ou encore des opinions qui ont une certaine valeur parce qu’elles sont partagéespar des gens éminents , « par tous, la plupart, ou les plus notablesd’entre eux ».

LA LOGIQUE STOÏCIENNE

Comme l’indique Jacques Brunshwig[13], dans toute la pensée hellénistique, lecas du stoïcisme est souvent significatif de la forme souvent populaire deson enseignement et de sa finalité surtout utilitaire. Des circonstancescontingentes ont accentué encore le poids de l’éthique dans sa doctrine ;tandis que les œuvres des premiers stoïciens étaient à peu près entièrementperdues, celles surtout morales des stoïciens de l’âge impérial, étaientconservées ; l’influence de ces œuvres morales fut considérable, maiselle s’exerça précisément sur les « moralistes » ou même sur lespoètes et sur les dramaturges, surtout et plus que sur les philosophes. Lesparties les plus techniques de la doctrine restèrent longtemps occultéesou disqualifiées : l’originalité et la valeur de la logique stoïcienne,par exemple, n’ont été reconnues que récemment.

. La théorie de la connaissance comme préalable à l’exposé dela logique stoïcienne

Selon J. Brunshwig,il est d’usage de commencer l’exposé de la logique stoïcienne, par la théoriede la connaissance, c’est-à-dire par le chapitre des « règles (kanones) et critères ». Dans ce chapitre estdressé le socle inébranlable sur lequel les stoïciens se vantent d’asseoirleur dogmatisme. La question préjudicielle du « critère de vérité » nes’est peut-être pas imposée tout de suite ; il se peut qu’elle soitl’effet des polémiques qui ont fait rage autour du « critère stoïcien »,mais elle paraît être bien établie lorsque l’enseignement du stoïcisme commence à serépandre par des manuels et par des résumés scolaires, comme l’atteste untexte célèbre, cité par Dioclès de Magnésie, auteurau 1er siècle d’une Succession des philosophes, documentrapporté par Diogène Laërce (VII, 49) quicommence ainsi :

< Les Stoïciens se plaisent à mettre au commencementla théorie de l’impression (phantasia/φαντασία) et de la sensation,dans la mesure où le critère, par lequel est reconnue la vérité des choses,est une espèce du genre de l’impression, dans la mesure aussi où les théoriesde l’assentiment [sun-katathesis/συγχατάθεσις],de la cognition [(katalèpsis/χατάληφις,littéralement « saisie », « préhension » ou « compréhension »]et de la pensée qui précèdent tout le reste, ne peuvent être élaborées indépendammentde l’impression. C’est l’impression, en effet, qui ouvre la voie ; puisla pensée qui a le pouvoir de discourir, exprime en paroles ce qu’elle subitsous l’effet de l’impression.>

Pour obtenir la connaissance du « critèrede vérité », il est nécessaire de placer la théorie de la connaissancedans une théorie plus générale des rapports entre le monde et nous

Ce texte, on le voit, se borne à indiquer dans quel genreon trouvera le « critère de vérité » : c’est une espèce de phantasia,d’impression. Cette manière de présenter les choses enracine la théorie dela connaissance dans une théorie plus générale des rapports entre le mondeet nous : si nous avons des impressions vraies, c’est d’abord parceque nous subissons des impressions : nous sommes passivement exposés à unmonde qui agit physiquement sur nous et sur nos organes sensoriels. Cettepassivité de la cire molle, de la « table rase » (c’est-à-direde la tablette vierge bien aplanie pour recevoir les caractères d’écriture),garantit l’objectivité de nos impressions, au moins en principe : carsi nous leur apportions quelque chose de nous-mêmes, elles risqueraient derefléter, dans un mélange inextricable, ce qu’elles devraient au monde etce qu’elle nous devraient. D’un autre côté, la passivité de l’impression,pure apparence, permet d’attribuer immédiatement au sujet percevant la responsabilité dela réaction par laquelle il l’accueille, et lui accorde (ou lui refuse),un « assentiment » qui, même lorsque nous sommes fortement enclins à ledonner, reste toujours « dépendant de nous et volontaire. Nous ne sommespas responsables d’avoir telles ou telles impressions, mais nous sommes responsablesd’avoir (ou de ne pas avoir) telles ou telles croyances, parce que les croyancesque nous avons (ou que nous n’avons pas) sont ce que deviennent nos impressionsquand nous leur avons donné ou refusé, à bon escient ou non, notre libreassentiment.

Pour que cela ait un sens d’évaluer ainsi les actes d’assentiment,de dire qu’un tel a péché par précipitation en donnant le sien danstel cas, que tel autre a péché par prévention en refusant le siendans tel autre cas, il faut que les impressions possèdent des caractèresintrinsèques et objectifs, en fonction desquels l’acte d’assentiment estjustifié ou non. Il y a une espèce du genre « impression », etune seule, à laquelle il est absolument correct de donner son assentiment,c’est celle que les Stoïciens désignent comme impression « cognitive » ou « compréhensive » ( phantasia katalèptikè/φαντασία χατάληπτιχή).Trois traits la distinguent : elle provient, à titre d’effet dans un procesus causal, d’un objet réel ; elle reproduit, à titred’image dans un rapport de présentation, tous les caractères propres à l’objetdont elle provient ; enfin elle est telle qu’elle ne pourrait pas provenird’un objet qui ne serait pas strictement celui dont elle provient.Cette dernière clause fut ajoutée, dit-on par Zénon[14] pour répondre à une objection habile del’Académicien Arcésilas : une impression pourraitfort bien reproduire toutes les caractéristiques de son objet ; maiss’il existait un autre objet ayant exactement les mêmes caractéristiques(un jumeau par exemple), l’impression de l’objet A proviendrait bien de l’objetA, elle reproduirait les caractères de l’objet A, et pourtant on pourraitla prendre par erreur pour une impression de l’objet B.

Le secours du concept d’impression cognitive et celuide la science

Pour désarmer cette objection, qui a donné lieu à desdiscussions longues et subtiles, afin que l’impression qui provient de l’unest telle qu’elle ne pourrait pas provenir de l’autre, il était nécessairede poser un principe ontologique de discernabilité des non-identiques. Seul l’accès à la causehors de nous indépendamment de son effet en nous, accès direct à l’objetindépendamment de toute représentation, répondrait à la demande ; c’estle concept d’impression cognitive qui pourrait résoudre cettequadrature, en ce sens qu’elle est comme un effet représentatif qui porteraiten lui-même le certificat infalsifiable de sa propre fidélité et de l’authenticité desa provenance causale.

L’édifice de la connaissance est cependant loind’être encore construit lorsqu’une impression cognitive a reçu l’assentimentqu’elle mérite. Le résultat n’est encore qu’une « saisie » ou « compréhension » (katalèpsis)isolée et ponctuelle, vraie sans doute, mais qu’on ne peut encore qualifierde « science » (epistèmè).Les Stoïciens fixent des normes très élevées pour un usage légitime du mot « science » :celui qui la possède ne doit pas seulement connaître des propositions vraies,il doit les intégrer dans une structure rationnellement articulée, qui rend « inébranlable parquelque argument que ce soit » la connaissance qu’il en a. C’est pourquoi,si l’homme ordinaire peut bien penser et dire des choses vraies, seul leSage a la « science » de la vérité.

La « valeur de critère » émerge del’expérience sensorielle capturée par le langage, et dite sous la forme d’unjugement

Il est patent que tout homme, parvenu à l’âge adulte,a un langage articulé, qui incorpore un patrimoine de notions naturellementissues de l’accumulation de ses expériences sensibles. C’est pourquoi, mêmesi les impressions sont typiquement des impressions sensibles, elles méritentaussi d’être appelées « rationnelles » (ou « discursives », logikai),du simple fait qu’elles sont les impressions d’un être parlant et rationnel.L’expérience sensorielle, chez un tel être, est presque immédiatementcapturée par le langage qui la dit sous la forme d’un jugement, et qui lasubsume ainsi sous des concepts de niveau d’abord élémentaire (« ceciest blanc », « doux »…) puis de plus en plus complexe et deplus en plus articulé (« ceci est un homme », « un cheval » …) ; « unanimal mortel rationnel »…). Ces jugements auxquels il dépend de nousde donner ou de refuser notre assentiment, à bon escient ou non, peuvent êtrefaux ; mais les concepts qu’ils mettent en jeu, lorsqu’ils sont produitsde façon naturelle par l’expérience accumulée, et non par des opérationsartificielles de l’esprit, héritent de la valeur de critère desimpressions cognitives dont ils sont les sédiments.

Est-il paradoxal pour une doctrine philosophique d’être à lafois sensualiste et rationaliste ? Les Stoïciens répondraient sans douteque ce n’et pas plus paradoxal que pour n’importe quel individu : commele dira Descartes, « nous avons tous été enfants, avant que d’être hommes » ;et tout homme accomplit son passage du sensoriel au rationnel, dans la maturationqui le mène de l’enfance (in fantia, lanon-parole) à « l’âge de raison » (notion héritée du stoïcisme,comme celle de « dent de sagesse »). Comme le souligne J. Brunshwig, ce passage naturel de la sensation fonde la possibilité pourle stoïcisme d’être à la fois sensualiste dans ses origines de la penséeet de la connaissance, et robustement rationaliste dans sa pratique de lapensée, de la connaissance et de l’action philosophique.

. La logique conçue comme l’exploration rationnelleet méthodique des éléments et des structures du logos sousses deux aspects de langage et de raison

L’étroite conjugaison qui lie, chez les Stoïciensl’intérêt pour le langage et l’intérêt pour la raison permet sans doute decomprendre pourquoi les Stoïciens et en particulier Chrysippe, ont conçu,avec beaucoup d’ampleur et d’ambition intellectuelle, une « logique » quiest l’exploration rationnelle et méthodique des éléments et des structuresdu logos sous ses deux aspects indissolublement liés de langage(logos prophoricos, exprimé ou proféré) et de raison (logos endiathetos,consistant en une disposition intérieure). En tant que discipline du langage,ou du moins du langage rationnel, la « logique » est d’abord la « sciencedu bien parler ». Sa principale articulation consiste à distinguer,de façon d’ailleurs déjà classique, deux principaux usages du langage :le discours continu, pour lequel les règles du bien parler ressortissentde la rhétorique[15], et le discours par questions et réponsespour lequel les règles concernant la rectitude de la discussion et de l’argumentationressortissent de la dialectique. Ces deux « lieux » logiques sontappelées « sciences », non des « arts » ; ils ontpour fonction essentielle de donner une aptitude à discerner la vérité, nonseulement sur leurs objets propres, mais sur tout objet que ce soit. La vuede toutes choses, y compris celles qui sont du ressort de la physique etde l’éthique, s’obtient par une recherche qui s’effectue en discours ;peu de philosophies ont moins prétendu que le stoïcisme à faire l’économiede la médiation du langage. C’est surtout à la dialectique telle que pratiquéepar les « dialecticiens » professionnels (dont ils connaissaienttrès bien l’activité) que les Stoïciens consacrèrent le plus de soins.

La dialectique, en son sens originaire et étymologique,comme technique de l’argumentation par questions et réponses

C’est elle qui permet de dégager les conséquenceslogiquement valides d’une hypothèse, de la mettre à l’épreuve en testantsa cohérence avec les autres croyances admises par l’interlocuteur, de résoudreles difficultés et de dissoudre les paradoxes dans lesquels on risque dese laisser entraîner par un adversaire captieux. En ce sens, comme l’avaitbien vu Aristote, les valeurs dialectiques qui règlent l’activité dialectiquene sont pas le vrai et le faux, mais le valide et le non valide, le cohérentet l’incohérent : il n’est pas nécessaire d’être dans la vérité pourraisonner de façon formellement correcte et soutenir un ensemble de propositionscohérentes. Cependant, l’incohérence est condition suffisante, sinon nécessairede la fausseté, et la cohérence est condition suffisante, sinon nécessairede la vérité. Capable de déceler cette forme particulière de la fausseté qu’estl’incohérence, et de la distinguer de cette condition particulière de lavérité qu’est la cohérence, la dialectique se pose aisément en arbitre duvrai et du faux, donc en instrument fondamental de la sagesse.

La dialectique comme science de ce qui est susceptibled’être vrai ou faux, et de ce qui ne l’est pas

Selon une définition qui, selon J. Brunshwig, étaitprobablement celle de Chrysippe, la dialectique « est la science dece qui est vrai, de ce qui est faux, et de ce qui n’est ni l’un ni l’autre » (Diogène Laërce VII, 42). A première vue, cette définition sembleidentifier purement et simplement le dialecticien avec le Sage, qui possèdela science des choses divines et humaines. Cependant, son dernier élément, « cequi n’est ni vrai ni faux » invite plutôt à la comprendre dans un sensdifférent : la dialectique est la science de ce qui est susceptibled’être vrai ou faux, et de ce qui ne l’est pas, c’est-à-dire la connaissancede la nature et la structure des entités auxquelles s’attachent légitimementla propriété d’être vrai ou celle d’être faux, et des conditions qui doivent êtreremplies pour que ces entités puissent être légitimement dites vraies oufausses, alors que d’autres entités du même type ou d’un type différent,ne peuvent remplir ces conditions, et ne peuvent donc posséder ces propriétés. Ladialectique ne peut être l’arbitre du vrai et du faux qu’à condition d’êtred’abord l’arbitre des conditions qui doivent être remplies pour qu’il puissey avoir quelque chose de tel que du vrai et du faux[16].

La théorie des « signifiés » commepartie « utile » de l’étude du langage, d’un point de vue dialectiqueet philosophique

De quoi cela a-t-il un sens acceptable de dire que c’estvrai, ou que c’est faux ? Les choses hors de nous, et les divers étatsdans lesquels elles peuvent se trouver, sont réelles, si l’on veut :elles ne sont pas vraies. La fausseté et la vérité doivent avoir quelquerapport avec le discours que nous tenons sur elles, et qui n’est pas le simplereflet, puisque justement il peut être faux. Mais les mots et les phrasessont eux-mêmes des réalités physiques, des vibrations sonores ou des signes écrits.Vérité et fausseté, si elles résident quelque part, résident dans leur signification,non dans leur réalité de signifiants. Qu’il soit nécessaire de distinguerle statut ontologique du signifiant et du signifié, cela s’atteste dans uneexpérience banale et cependant décisive : le Grec et l’étranger (leBarbare, qui ne connaît pas le grec) sont physiquement exposés à la mêmestimulation sonore, quand on prononce une même phrase grecque à leurs oreilles ;et cependant, l’un la comprend et l’autre ne la comprend pas. Le signifié,c’est cela même que l’un comprend et l’autre ne comprend pas ; et cetteexpérience suffit à montrer, semble-t-il, que ce signifié n’est pas un corps,mais ce que les Stoïciens appellent un incorporel (asômaton/άσώματον). C’estdu signifié de certaines séquences sonores, ou de certaines suites de signes écrits,qu’il est raisonnable de dire qu’il est soit vrai soit faux.

Bien que la partie « utile » de l’étude du langage,d’un point de vue dialectique et philosophique, soit la théorie des « signifiés »,la distinction fondamentale entre signifiants et signifiés appelait, dansl’optique systématique des Stoïciens, une investigation méthodique du domainedes signifiants. Diogène de Babylone, disciple et second successeur de Chrysippe,s’est illustré particulièrement dans ce champ de recherche. Ayant repris,beaucoup plus fondamentalement, les quelques esquisses que l’on trouve surce sujet chez Protagoras, Platon ou Aristote, les Stoïciens ont ainsi mérité d’êtredésignés comme les fondateurs de la grammaire occidentale ; les grammairiensgrecs postérieurs leur doivent beaucoup. De même qu’ils cherchent à définirles entités susceptibles d’être vraies ou fausses, ils cherchent à isolerles entités susceptibles d’être signifiantes ou non : ils définissent différentiellement leson vocal (phônè/φωνή)qui n’est pas nécessairement un son linguistique, puisqu’on peut faire simplementdu bruit avec la bouche, le son articulé (lexis), qui n’est pas nécessairementsignifiant , puisqu’il y a des mots phonétiquement bien formés, mais privésde sens (le célèbre blituri , quelque chosecomme « cui-cui »), enfin le langage à la fois articulé et signifiant(logos).

Les recherches stoïciennes concernant les langueset les dialectes

Forts d’une expérience linguistique probablementplus vaste que celle de la plupart des Athéniens, grâce à leur origine souventexotique, les Stoïciens s’intéressent à la variété des langues et des dialectes.Ils tentent de décrire le système phonologique du grec. Ils esquissent unesyntaxe, sous la forme d’une théorie des « parties du discours » : « nom » (nompropre), « appellation » (nom commun), verbe, conjonction, article.Ils cherchent à définir leurs fonctions en particulier par l’absence ou laprésence des variations caractéristiques des noms (déclinaison) et des verbes(conjugaison). La nomenclature actuelle des différents cas nominaux (nominatif,accusatif, génitif, datif ; cas directs et cas obliques) et des différentstemps et modes verbaux (aoriste[17], parfait ; indicatif, impératif)est en grande partie un legs stoïcien. Dans leur pratique philosophique,les Stoïciens font souvent preuve d’une capacité exceptionnelle à tirer partides possibilités les plus subtiles et les moins aisément traduisibles dela langue grecque : par exemple lorsqu’ils distinguent les biens (parexemple la prudence), qui sont « choisis » (haireta)parce que nous choisissons de les avoir en notre possession, et les avantagesque nous tirons de la possession de ces biens (être prudent, se comporterprudemment), qui sont « à choisir » (hairetea),parce que nous choisissons, non de les avoir en notre possession, mais d’en êtrenous-mêmes pourvus.

Recherche du lieu spécifique du vrai et du faux

L’étude des signifiés se guide, comme il estinévitable sur les divers éléments et formes du signifiant : le « signifié » est « cequi est dit » par un certain type de signifiants actuellement proférés,donc « ce qui est dicible » par un certain type de signifiantspotentiellement à la disposition d’un locuteur éventuel (aussi peut-on refuserde choisir entre deux traductions concurrentes du célèbre lekton/λεχτόν :le « dit » et le « dicible ». Orientée vers la recherchedu lieu spécifique[18] duvrai et du faux, cette étude commence par mettre à part les types d’actesde langage qui ne sont pas susceptibles de se voir attribuer ces propriétés :reprenant les indications cursives d’Aristote sur les modes « non apophantiques » del’expression, les Stoïciens mettent d’un côté les questions, interrogations,commandements, serments, invocations, qui ne sont ni vrais ni faux[19], et de l’autre côté les axiômata,significations des phrases à l’indicatif, qui sont proprement les porteursde vérité et de fausseté, et que l’on peut à peu près appeler des « propositions » – à peuprès seulement, car leur critère d’identité n’est pas le même que celui despropositions dans la logique moderne : ainsi, « il fait jour »,prononcé le lundi à midi signifie le même axiôma/άξίωμα que « il fait jour » prononcé lundi à minuit,alors que le premier énoncé signifie deux « propositions » différentes, « ilfait jour lundi 18 septembre à midi » et « il fait jour lundi 18septembre à minuit ». Une conséquence capitale de cette différence estqu’un axioma peut changer de valeur de vérité au cours dutemps, devenant tantôt vrai, tantôt faux, alors qu’une proposition, déterminéenon seulement par un énoncé (s’il est temporellement indéfini), mais aussipar la date de son énonciation, est vraie ou fausse une fois pour toutes.

La présence, dans la logique stoïcienne, despréoccupations philosophiques d’une part et ontologiques, d’autre part, semanifeste d’une façon différenciée

En conséquence, toutes les parties du discoursqui s’analysent en sujet (nom ou pronom) et prédicat (verbe ou groupe verbal)ne sont pas conçues comme ayant automatiquement une signification incorporelle.En particulier, le signifié des noms, propres ou communs, est une « qualité »,individuelle ou partagée par plusieurs individus, qui appartient à des corpset qui est elle-même corporelle ; uns chose est de nommer un corps (« Socrate »),une autre est de dire quelque chose au sujet de ce corps (« Socrateest sage »), c’est-à-dire de désarticuler dans une expression linguistiquele mélange unifié que constitue, dans la réalité Socrate et sa sagesse.

La signification du prédicat, en revanche estun « dit » (lekton) « incomplet » parceque « est sage » appelle la question « qui » ?,par contraste avec la signification de l’ensemble obtenu par la saturationde ce prédicat par un sujet : la proposition est un « dire » (lekton) « complet ».

Les différents types de propositions et les connecteurspropositionnels

L’unité de base de la logique stoïcienne est la « proposition ».Les Stoïciens distinguent les propositions en fonction des « conditionsde vérité » qu’elles émetttent :

– la proposition simple est celle dont les « conditionsde vérité » sont les plus simples : c’est soit la proposition « définie »,où le sujet est désigné par un pronom démonstratif au singulier (« Celui-cimarche »), soit la proposition « indéterminée » (« Quelqu’unmarche »), qui n’est vraie que s ‘il existe quelqu’un dont il estvrai de dire « Celui-ci marche »[20].

– la proposition composée est celle à laquellel’ontologie stoïcienne refuse d’accorder une existence réelle : c’estle cas de l’universelle aristotélicienne (« Tout homme est mortel »)[21] et des universaux qui ne sont même pasdes quelque chose, tout au plus des quasi-quelque chose.

– la proposition complexe, cependant unitaire,est celle qui combine des propositions simples par l’utilisation de diversconnecteurs propositionnels dont les principaux donnent naissance :

– aux conditionnels (« si p, alors q »)

– aux conjonctions (« p et q »)

– aux disjonctions (« p ou q »)

Ces propositions complexes sont elles-mêmes susceptiblesd’être, en tant que telles, vraies ou fausses.

Les Stoïciens ont parfois cherché à définir lesconditions de leur vérité de telle façon qu’elle soit fonction, et uniquementfonction, de la valeur de leurs propositions composantes, abstraction faitedu contenu de ces propositions ; ils l’ont fait avec netteté dans lecas de la conjonction qui est vraie si et seulement si tous ses composantssont vrais. Mais dans d’autres cas, ils n’ont pas cherché à maintenir cetteinterprétation « vérifonctionnelle ».Un cas particulier important, sur le plan philosophique et épistémologiqueest celui du conditionnel, qui avait déjà donné lieu à des débats approfondiset subtils chez les dialecticiens : il est évidemment crucial de connaître à quellesconditions l’on peut dire qu’une proposition est impliquée par une autre[22]. Une interprétation vérifonctionnelle avait été adoptéepar le dialecticien Philon : elle consiste à dire que « si p ;alors q » est faux si p est vrai et q faux, etvrai dans tous les autres cas de figure. Cette conception aboutit à des paradoxes :n’importe quelle proposition vraie implique n’importe quelle propositionvraie ; une proposition fausse implique n’importe quelle proposition.Pour les éviter, les Stoïciens paraissent avoir préféré de dire que « si p alors q » estvrai si et seulement si non-q est incompatible avec p ;la mise en oeuvre de cette incompatibilité, exige évidemment que l’on prenneen considération, non seulement la « valeur de vérité » de p etde q, mais aussi leur contenu.

. La syllogistiquestoïcienne

Sur ces bases, les Stoïciens ont édifié une logiquedont la grande originalité, par rapport à la logique aristotélicienne, estqu’elle traite la proposition (simple ou complexe) comme une unité inanalysée,dont les rapports logiques avec d’autres unités de même type sont gouvernéspar des lois spécifiques. La syllogistique d’Aristote était une logique destermes[23], la syllogistique stoïcienne estune logique des propositions[24]. La logique stoïcienne, chronologiquementpostérieure à logique aristotélicienne, lui est logiquement antérieure (on étudielogiquement les propositions avant d’en étudier les termes). Aristote lui-mêmen’a pu se passer d’utiliser, pour construire sa syllogistique, des lois delogique propositionnelle qu’il n’a pas thématisées explicitement.

Le corps de la logique stoïcienne est une théorieapprofondie du raisonnement (ou de l’argument : logos en uneacception spéciale), système de propositions différenciées par leur fonctionde prémisses ou de conclusion. Les Stoïciens ont analysé avec précision lesdiverses propriétés attribuables à un raisonnement : la concluance ou validité formelle ; la vérité,qui n’appartient pas nécessairement à tout argument concluant ; la démonstrativité ou probativité quin’appartient pas nécessairement à tout argument vrai. Ils ont élaboré unetechnique très rigoureuse d’analyse des arguments, qui a pour bases, d’unepart, un ensemble de cinq schémas d’argumentation simples, axiomatiquementtenus pour valides (« indémontrables », ou peut-être mieux, « n’ayantpas à être démontrés »), et d’autre part, un ensemble de règles (themata/θέματα)qui permettent de réduire les arguments complexes à des combinaisons d’argumentssimples.

Il serait dommageable, indique J. Brunshwig,de ne pas signaler, dans cet aperçu trop rapide, l’attention et la subtilité aveclaquelle les Stoïciens ont étudié, et cherché à élucider, les nombreux sophismeset paradoxes, que l’ingéniosité des dialecticiens leur avait transmis ;peu d’écoles illustrent aussi bien l’effet de stimulation et d’incitation à lacréativité intellectuelle que produit le paradoxe[25]. Mentionnons au moins les deux paradoxesqui paraissent menacer l’un des fondements de la logique stoïcienne, le principeselon lequel toute proposition est vraie ou fausse : le « Sorite » etle Menteur.

Le Sorite tire son nom du tas : « Ungrain de blé fait-il un tas ? – Non – Deux grains ? – Non…Vingtgrains ? ». Apparemment oui ; mais il paraît difficile d’admettreque l’addition d’un seul grain suffise à faire un tas d’un non-tas ;si l’on fixe un seuil à partir duquel un nombre de grains constitue un tas,il semble arbitraire de le fixer ici ou là ; et si on ne le fait pas,il y aura entre les propositions fausses du début et les propositions vraiesde la fin des propositions de valeur indéterminée. Mais le principe du sorites’applique aisément à toutes sortes de situations : dans le langageordinaire, la plupart des prédicats opposés (peu ou beaucoup, grand et petit– et nombre d’autres –, ont des frontières floues.

Le Menteur est plus célèbre encore ? Uneforme en est : « Je mens », est-ce vrai ou faux ? Sic’est vrai (s’il est vrai que je mens), c’est faux (ce que je dis est faux) ;si c’est faux (s’il est faux que je mens), c’est vrai (ce que je dis estvrai). Et si ce doit être ou vrai ou faux, alors c’est de toute façon à lafois vrai et faux. Chrysippe avait écrit de nombreux livres où il se battaitpour résoudre ces difficultés et d’autres semblables ; il n’en subsistemalheureusement, dans notre documentation, comme déjà dit, que les titreset quelques bribes.

ANNEXE

LA LOGIQUE À PARTIR DE LA FILIÈRE GRECQUE

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, comme l’indique R. Blanché dans l’Encyclopédie Universalis,a régné l’idée que la logique n’avait pas d’histoire, étant sortie « closeet achevée » de l’esprit d’Aristote. Depuis un siècle, le renouveaude la logique a peu à peu permis de replacer Aristote dans une perspectivehistorique, de comprendre la signification et la portée de la logique stoïcienne,d’apprécier les travaux des scolastiques, de reconnaître en Leibniz et enBoole des précurseur des conceptions modernes. Si on laisse à part la logique indiennequi s’est développée indépendamment, l’histoire de la logique occidentalenous apparaît aujourd’hui ponctuée, à partir de la période grecque, par deuxgrandes époques créatrices où la logique prend chaque fois une forme originale :la logique médiévale qui culmine au XIVesiècle, et depuis un bon siècle, la forme contemporaine de la logique où l’analysede la proposition se fait en fonction et argument[26] et non plus, comme auparavant,en sujet et prédicat. Entre elles, une longue période de balbutiements, où Leibnizet beaucoup plus tard, Boole, font tour à tour figure d’exception.

1. La fin de l’Antiquité et le haut Moyen Age

Après Théophraste et Chrysippe s’ouvre une périodede syncrétisme, où des éléments stoïciens sont amalgamés à la logique aristotéliciennesans que rien d’important ne vienne s’y ajouter. On relève néanmoins quelquesapports spécifiques :

. Le tableau quadratique de l’opposition (Apulée) ;

. Les cinq prédicables (Porphyre) ;

. L’idée d’une logique des relations (Gatien) ;

. La théorie des syllogismes hypothétiques (Boèce).

Au cours de cette période, le latin prend lasuite du grec et devient progressivement, pour des siècles, la langue dela logique ; c’est surtout dans les traductions latines de Boèce, accompagnéesde ses commentaires, que les premiers médiévaux apprendront la logique.

En Europe, la logique, comme le reste, sera mise en sommeilpar les invasions barbares. Mais elle était tenue en honneur à Bagdad, où uncollège officiel traduisait en arabe les classiques grecs, et où Al-Fặrặbi intégraitla logique d’Aristote à la culture islamique. Ultérieurement Avicenne puisAverroès, contribueront au réveil de la logique, les conquérants arabes apportantdans leurs bagages celle d’Aristote et de ses commentateurs.

2. La logique médiévale

La logique fait partie de l’enseignement dispensé dansles facultés des arts, comme troisième année du trivium. Elle estlargement utilisée aussi comme moyen d’argumentation et de discussion dansles facultés supérieures, notamment celles de théologie. La longue querelledes universaux est partiellement commandée par une division entre deux doctrines,celle des « réaux » favorisée par la théologie officielle, et celledes « nominaux » condamnée par l’Eglise, mais qui visait surtout à débarrasserla logique de toute métaphysique

XIIe siècle

A ses débuts, on ne connaît guère encore queles premiers livres de l’Organon. Puis vient la Dialectica d’Abélard,inspirée de Boèce et de Priscien, qui servira longtempsde manuel. On y voit se dégager le rôle de la « copule », s’annoncerla future théorie des conséquences, et s’exprimer expressément la distinctionentre les deux façons d’entendre les propositions modales.

A la fin du siècle, commence, avec une connaissanceplus complète de l’œuvre d’Aristote, la période de l’ars nova, qu’onopposera alors à l’ars vetus.

XIIIe siècle

C’est l’époque des grands traités ; lesprincipaux sont les Introductions in logicam de Shyreswood et les Summulae logicales dePierre d’Espagne. Les intentions pédagogiques y sont manifestes : entémoignent l’introduction de diverses formules mnémotechniques comme barbara, celarent, etc. ; et l’usage de procédés quasimécaniques pour déterminer les syllogismes valables, par élimination de ceuxqui violent l’une ou l’autre de quelques règles initialement posées. On introduitles modes subalternes , les syllogismes à termes singuliers (mais non laquatrième figure qui, d’origine inconnue, n’interviendra qu’à la fin du MoyenAge) ; on cultive la logique modale, on s’intéresse aux sophismes.

XIVe siècle

Une scission s’accuse bientôt entre les antiqui etles moderni. Les premiers attachés à latradition, sont les grands docteurs qui intègrent la logique à ce système philosophico-théologique dans lequel, au cours du siècleprécédent, Thomas d’Aquin a accommodé la philosophied’Aristote aux dogmes chrétiens.

Sous l’impulsion de Guillaume d’Occam, les autres,plus hardis, reprennent princeps nominalium,la conception d’une logique autonome, maintenue sur le plan formel de l’expressionlinguistique. A l’exception de Burleigh, c’est à cetteseconde tendance qu’appartiennent les grands logiciens du XIVe siècle, Buridanet Albert de Saxe qui ébaucheront une présentation axiomatique des lois dela déduction.

Les théories de la logique médiévale

Les deux théories les plus originales de la scolastiquesont celle des suppositions[27] et celle des conséquences.

La « supposition » d’un terme, c’estau sens propre du mot, ce qui est mis sous ce terme. On fait la distinctionentre la supposition formelle (quand un terme renvoie normalementaux choses qu’il représente) et la supposition matérielle (quand le termeest à lui-même son propre suppôt, exemple : « homme est un substantif »).D’autres distinctions, au gré des auteurs s’y ajoutaient.

Plus importante est la théorie des conséquences :ce mot, depuis Abélard, désigne la proposition conditionnelle, maisbientôt aussi la validité d’un raisonnement, lequel peut s’énoncersous la forme d’une proposition conditionnelle complexe, où la conjonctiondes prémisses forme « l’antécédent » et la conclusion « leconséquent ». Pour analyser les différents sens du si ou du cum quiintroduisent la condition, on est amené à distinguer entre conséquences matérielleset conséquences formelles, puis à subdiviser celles-ci en conséquences simpleset conséquences ut nunc. Pareille étudeconduit à énoncer nombre de lois que retrouvera le moderne calcul des propositions[28]. Du même coup, on voit se déplacerpeu à peu le centre d’intérêt de la logique. La syllogistique se subordonne,comme un cas spécial, à une théorie générale des conséquences, qui normalementla précède[29].

Le déclin de la logique scolastique s’amorceavec la compilation de Paul de Venise.

3. La Renaissance et la période classique

Avec l’humanisme de la Renaissance, se propagel’opposition à tout ce qui rappelle l’enseignement scolastique et l’autorité d’Aristote.L’intérêt de la logique se déplace vers l’art de la dialectique et la recherched’une méthode. Ces deux traits se remarquent dans le premier ouvrage de logique écriten français, la Dialectique (1555) de Pierre de la Ramée (dit Ramus)qui avait commencé sa carrière par de violentes attaques contre Aristote.

A l’humanisme de la Renaissance, succède l’avènementde la physique moderne qui demande son organon à la mathématique etnon plus à la logique, ce qui ajoute au discrédit dans lequel celle-ci esttombée. Ce que veulent maintenant les philosophes, c’est une méthode pourconnaître la vérité des choses, et non pour assurer seulement la cohérencedu discours. Cet esprit nouveau anime, assez paradoxalement, la plus célèbredes logiques de l’époque, celle de Port-Royal (1662) où pendant deux siècles,les « honnêtes gens » prendront contact avec cette discipline.Elle y est réduite à ses éléments essentiels et traitée sur des exemplesconcrets ; son propos est d’apprendre à juger sainement plutôt qu’à raisonnercorrectement ; elle est couronnée comme s’était déjà le cas chez Pierrede la Ramée, par des conseils de méthode, directement inspirés, cette fois,de Descartes et de Pascal.

4. Leibniz et son double rêve (1646-1716)

Pour lui, la logistique est une des plus bellesinventions de l’esprit humain, mais son assujettissement au langage naturel,avec ses irrégularités logiques et sa forme orale, lui interdisent d’êtreun art d’infaillibilité. Le modèle dont il faut s’inspirer est celui de l’algèbre,dont le langage est constitué entièrement de symboles visuels, et dont lesopérations consistent à manier ces symboles selon certaines règles précisesqui en garantissent la correction. Seulement, à regret, le langage algébriqueest limité à la quantité ; il s’agit alors, en s’inspirant de son exemplede généraliser le procédé, de manière à pouvoir ramener tout raisonnement,quel qu’en soit l’objet, à un simple calcul sur des signes, par une suited’opérations expressément réglées. D’où les « deux rêves » étroitementassociés pour parvenir à cette nouvelle logique : construire une lingua characteristica universalis et, par son moyen, un calculus ratiocinator.Cette conception audacieuse marque le passage de la logique ancienne à lalogique moderne, même si la première survit longtemps à Leibniz, et si laseconde ne devait se développer que bien après lui. Avec l’introduction desvariables, Aristote avait créé la logique formelle ; avec laréduction du raisonnement à un calcul, on accède à une logique formaliste.

Si ce projet excédait de beaucoup les capacitésd’un seul homme, du moins restait-il possible de construire déjà des calculspartiels, en se fondant sur un système restreint d’idées primitives.

Leibniz a ainsi constitué, en trois reprisessuccessives, un calcul sur la relation « contient ». Au cours deses nombreux travaux, il a fait maintes découvertes que retrouvera la logiquecontemporaine, par exemple la traduction des propositions classiques en existentielles,l’isomorphisme entre le cas des notions et celui des vérités. Mais son respectpour la tradition l’a maintes fois entravé dans ses projets.

La plupart des écrits de Leibniz, notamment ceuxde logique, n’ont été publiés que tardivement et progressivement et le peuqu’on en connaissait n’a donc eu qu’une influence limitée. Ainsi quand L.Euler imagina la représentation des syllogismes par des combinaisons de cercles,il ne se doutait pas que Leibniz l’avait devancé.

Plus d’un siècle plus tard, il n’y eut guèreque B. Bolzano qui, dans sa Wissenschaftlehre (1837)annonce les problèmes et préfigure le style de la logique mathématique contemporaine,notamment par ses analyses des notions de dérivabili té etd’analyticité.

5. Un instrument pour la logique issu de la Mathematical Analysis of Logic de G. Boole(1847).

Cette année 1847 marque le départ d’une nouvelleforme de logique, une logique qui, à la fois symbolique et mathématique,réalise le double rêve de Leibniz. Se fondant sur certaines analogies entreles opérations fondamentales de la logique et des mathématiques, Boole transcritles premières dans le symbolisme algébrique. L’analogie, néanmoins, cessepour l’élévation aux puissances qui reste sans effet dans la multiplicationlogique où x² = x (par exemple, les Anglais qui sont des Anglais, sont desAnglais, simplement), alors qu’en algèbre, cette loi d’idempotence ne setrouve vérifiée que pour les cas particuliers où x = 0 et où x = 1. Booleconstruit donc une espèce particulière d’algèbre n’admettant que ces deuxvaleurs numériques, et qui sera l’algèbre de la logique. Dès lors, devantun problème d’ordre logique, il en traduit l’énoncé en langage algébrique,puis opère selon les lois de son algèbre binaire et retraduit le résultaten termes logiques.

Cette algèbre[30] est efficace, elle fournit uneprocédure de décision pour des problèmes bien plus complexes que ceux auxquelss’applique la logique classique ; mais elle a l’inconvénient de n’admettreune interprétation logique qu’aux deux extrémités du calcul. C’est un instrumentde la logique, non une logique.

6. L’œuvre logico-mathématique de Frege (1879)

Cette œuvre est mathématique, non plus par uneassimilation extérieure et assez artificielle de ses opérations à cellesde la mathématique, mais par sa méthode démonstrative et par ses procédésde calcul sur des signes. Notoirement en avance sur son temps, elle a dû attendrepour se faire reconnaître. Frege (1848-1925) est aujourd’hui regardé commele véritable fondateur de la forme contemporaine de la logique, celle qu’onappellera bientôt la logistique. Dès sa Begriffsschift (1879),il en dessine les lignes essentielles. On y trouve, avec une idéographie[31] complètement affranchie du langageparlé, la première exposition satisfaisante – à la fois consistante et complète– du calcul des propositions présenté sous la forme axiomatique, développé idéographiquement,et préliminaire d’un calcul des fonctions. Une découverte décisive, que Fregeprécisera ensuite, est l’analyse de la proposition en fonction et argument.Cette formule beaucoup plus large et plus souple que la vieille analyse ensujet et prédicat, retrouve la proposition attributive comme cas particulier,mais convient aussi pour l’expression des propositions de relation, rendpossible la quantification multiple, permet de stratifier le calcul des fonctions :toutes acquisitions capitales de la logique moderne.



[1] Ces deux logiques sont traitées dans « Philosophiegrecque » parue aux PUF, en juin 1997, la première par Monique Canto-Sperber,la seconde par Jacques Brunshwig.
[2] 70ans plus tôt.
[3] C’est par ce nom que les historiens ontdésigné cette période de trois siècles qui sépare la fin du règne d’Alexandrele Grand (-323) – date qui correspond à un an près à celle du décès de sonprécepteur Aristote – au début de celui d’Auguste (-27). Pour fixer les idées,il faut encore relever que la date de l’ambassade envoyée à Rome par lesAthéniens (-155), composée de trois philosophes, a été retenue comme originede la pénétration de la philosophie grecque dans l’empire romain.
[4] Ils posaient, au départ cinq propositions « indémontrées » dontvoici la première : « Si le premier, alors le second ; orle premier, donc le second ». De là, ils démontraient selon des règlesexplicitement énoncées, une multitude de propositions de logique, avec unscrupule formaliste bien plus poussé que chez Aristote. Ils distinguaientexpressément entre le raisonnement en termes concrets et son schéma formel,le « trope » ; et de même entre l’inférence et la loi quila justifie, en établissant correctement le rapport entre les deux.
[5] Ellesconstituent le dernier ouvrage de l’Organon.
[6] Les propositions, ou énoncés susceptiblesd’être vrais ou faux sont toujours réductibles à l’attribution d’un prédicat à unsujet par l’intermédiaire de la copule « est » : « Socrateparle » se traduit en « Socrate est parlant ».
[7] Cettelogique des propositions complexes sera, comme on le verra, l’œuvre des Stoïciens.
[8] Par exemple, la proposition : « Etredes animaux appartient (huparkhein/ΰπάρχειν) à tousles hommes » (ou : « Animaux est le cas de tous les hommes »,ou encore : « Tous les hommes sont des animaux » en laquelle « êtreanimal » appartient ou est prédiqué (katègoreitai/ χατηγορεϊταί), detout homme, est une proposition universelle (katholou/χαθόλον).
[9] Dansl’ordre des quatre premières voyelles
[10] Enoncé d’unevérité de fait et non une vérité nécessaire
[11] Enoncé d’une évidencede droit et non pas seulement de fait
[12] Le plus ancien des ouvrages philosophiquesd’Aristote édité à part sous le nom de « Réfutations sophistiques ».
[13] in Philosophiegrecque, parue aux PUF, en juin 1997.
[14] Zénonde Citium, fondateur de l’Ecole stoïcienne en 301 av. J.C.
[15] La contribution des Stoïciens à la rhétoriqueest mal connue ; mais comme le fait remarquer J. Brunshwig,elle méritait sans doute mieux que les sarcasmes de Cicéron, disant que leurstraités étaient ce qu’il fallait lire si l’on voulait apprendre à se taire (De finibus,IV, 7). Ils recommandaient sans doute, comme Zénon, d’éviter les ornements inutiles, et d’adopter un style bref, énergiqueet tendu, à l’image de leur rigueur morale.
[16] C’est dans cette perspective que se situela structure générale de la logique stoïcienne et qui est principalementl’œuvre de Chrysippe qui a été longtemps accusée de pédantisme et de formalismestérile.
[17] Tempspassé, sans plus de précision.
[18] Le lieu est le topos grec ;dans la mathématique, « le concept de topos établit de façoninterne que la logique est une dimension locale des univers possibles. Ildoit alors exister dans cette théorie des théorèmes ontologico-logiques qui ont la forme générique suivante :si un univers pensable possède telle ou telle caractéristique, alors on yrepère telle ou telle contrainte logique…Pour donner des exemples élémentaires :le vrai et le faux sont des données locales du topos, des ‘actionssimples’ qui font partie de l’univers. Il en va de même pour la négation,ou pour la conjonction, ou pour l’implication. Tous ces termes désignentdes relations identifiées, présentes ‘en personne’ dans le topos,et non des préalables syntaxiques ou des interprétations sémantiques »(A. Badiou).
[19] Ce qui ne les empêche pas d’être susceptiblesd’un traitement logique : nous avons gardé, précise J. Brunshwig,des bribes d’un intéressant essai de logique des impératifs, de la main deChrysippe.
[20] La proposition singulière de traditionaristotélicienne (« Socrate marche » est considérée comme intermédiaireentre ces deux types, non du fait qu’il pourrait y avoir plusieurs individusnommés « Socrate », mais parce que la référence opérée par le nompropre n’a pas le même caractère immédiat et direct que le pronom démonstratif(on peut parler de Socrate, en son absence, ou après sa mort).
[21] Cette proposition composée s’analyse au « conditionnel » (« Six est homme, x est mortel »).
[22] Le conditionnel diffère du bi-conditionnelet des disjonctions et conjonctions en ce qu’il manque de symétrie. Ainsi p ٧ q équivaut à q ٧ p, p ^ q équivaut à q ^ p,et pq équivaut à qp, maispq n’équivaut pas à qp.La dernière proposition qp s’appelle, en algèbre moderne,proposition converse de p q. Beaucoup des sophismes les plus courantsproviennent d’une confusion entre une proposition et sa converse. Ilconvient également de remarquer que p q équivaut à ~q ~ p , proposition appelée contraposition dela première : la contraposition est une forme du conditionnel qui esttrès usitée.La proposition « J’iraime promener seulement s’il y a du soleil » est une variante de propositionconditionnelle. Une proposition de la forme « p seulement si q ».est étroitementliée à la proposition « si p, alors q », mais dequelle manière exactement ? Les deux expriment en vérité la même idée.La proposition « p seulement si q » exprime que « si~ q, alors ~ p » ; elle équivaut donc à « si p,alors q », et par conséquent la proposition écrite en premier équivaut à « Sije vais me promener, c’est qu’il y aura du soleil ». . .
[23] Ses propositions syllogistiques sont caractériséespar des différences qui prennent en compte certains éléments de leur structureinterne : leur qualité (affirmatives et négatives) et leur quantité (universelleset particulières) ; leur schématisation s’effectue à l’aide de lettressymboliques qui figurent des places possibles pour des termes (« P appartient à tout S »,etc.).
[24] Les lois qu’elle étudie fixent des rapportsentre propositions, qui restent identiques quel que soit le contenu et lastructure interne de ces propositions ; leur schématisation s’effectue à l’aidede symboles abréviatifs (les Stoïciens – qui utilisent les nombres ordinaux– disent « le premier », « le second » ; nous dirions « p », « q »)qui figurent des places possibles pour des propositions absolument quelconques(« Si p, alors q ; or p ; donc q),en langage stoïcien : « Si le premier, alors le second ; orle premier, donc le second ».
[25] Cette recherche concernant les paradoxess’est poursuivie à travers les siècles ; à titre d’exemple le paradoxede Poincaré, émis en 1904, n’a pu être résolu que très récemment par troispublications de Gregori Perelman en2002 et 2003.
[26] Découvertede Frege avec sa Begriffsschrift (1879).
[27] Liée à la hiérarchie des « intentions »,cette théorie remplissait en partie ce que nous demandons aujourd’hui à ladistinction des niveaux du langage.
[28] Par exemple les lois de dualité entre conjonction et disjonction,avec seulement cette différence que les médiévaux, au lieu de les exprimerdirectement, décrivent les lois logiques dans la métalangue.
[29] Ce renversement est notoire chez Burleigh quiremet à sa place dérivée la théorie du syllogisme, expédiée en quelques lignes.
[30] L’algèbre de la logique trouvera son couronnementdans les ouvrages de Schröder et de Whitehead, le premier plus poussé dansles détails techniques, le second d’esprit plus philosophique.
[31] La forme extérieure de l’idéographie deFrege a été remplacée par celle, plus commode, de G. Peano (Formulairemathématique) ; cette dernière a servi de base à l’écriture russellienne,qui est devenue la langue mère de la logique moderne.