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Parcours cartésien - Les trois réalités cartésiennes
LES TROİS RÉALİTÉS CARTÉSİENNES : CELLE DE MON MOİ, CELLE DE MES İDÉES, CELLE DU MONDELa philosophie peut être librement exercée par des hommes, libres dentrer dans un discours cohérent, comme Descartes choisissant la recherche de la vérité comme la plus digne occupation dune vie (E.Lévinas).
INTRODUCTION
Dans les cinq premières leçons sur Descartes du professeur Alquié, et en particulier dans la cinquième, ont été précisés quelques uns des caractères du « je pense » dans la Méditation seconde. Ce cogito, rappelle-t-il, ne nous est pas apparu dabord comme une simple pensée, un entendement humain en général, un intellectus, mais comme un ego, et comme un sum.
Descartes affirme dabord une existence, et, cette existence, cest celle de mon moi. Et cest à ce titre que le moi devient le support, le substrat de toutes les idées. La réalité formelle des idées, cest-à-dire ce que les idées sont en tant quidées, se réduit à ce moi, considéré sur le plan de lêtre. Les idées comme telles ne sont que des modes de ce moi pensant.
Ne peut-on prétendre cependant quil ny a là quun sorte daffirmation première et confuse, que toute la Méditation seconde a pour fonction de rectifier et de purifier. Le sens de cette Méditation seconde nest-il pas précisément de démontrer que le cogito, ou plutôt le sum, est purement intellectuel ? Et nest-ce-pas lintellectus dont le primat sera affirmé, intellectus qui est en effet, et demeurera toujours chez Descartes, le fondement de toute connaissance possible ?
La seconde Méditation, surtout en cette célèbre analyse du morceau de cire qui la termine, nisole-t-elle pas une pensée, ou même un entendement qui, à la fin de la Méditation, apparaîtra comme le fondement, comme la condition de toute représentation ? En sorte quayant dabord affirmé un « je suis », comme il a été dit, Descartes comprendrait peu à peu quil navait en réalité le droit daffirmer quun « je pense », sinon même un « je conçois », ou un « je comprends » ?
En fait, comme on va lexaminer dans la Méditation seconde, cest bien à un « je suis », à une chose qui pense, à un sum res cogitans, que Descartes, en définitive, se tiendra.
Il faudra attendre la Méditation troisième pour examiner la réalité de mes idées. Ce qui donne au début de cette Méditation troisième un caractère absolument unique dans lhistoire des idées, cest quelle nest pas une analyse du jugement, quelle nest pas non plus une analyse de lidée considérée dans sa pure réalité formelle, cest-à-dire comme un mode de mon moi. Elle est, comme Descartes le dit, une analyse des idées considérées dans leur réalité objective. Les idées, qui tout dabord étaient apparues, avant la Méditation première et au sein de celle-ci, dans une confusion radicale, les idées qui, par le fait de la Méditation première et de la Méditation seconde, ont été ramenées à leur réalité formelle, réalité qui se confond, rappelons-le, avec leur réalité matérielle ou psychologique, les idées qui, donc, sont devenues, uniquement des modes de mon moi, vont se révéler maintenant comme ayant une autre réalité, la réalité objective.
En effet, nos idées, si elles sont toutes semblables en ce quelles sont nos idées, diffèrent quant à leur contenu représentatif, quant à ce quelles représentent, quant à ce à quoi elles renvoient ; expliquer lidée quant à son contenu et comprendre que les idées peuvent avoir besoin de causes diverses, en ce quelles ont des contenus divers. Et cest pourquoi nous verrons Descartes examiner tour à tour ses idées, en mettant en jeu un double principe : celui de causalité portant sur la pure origine de lidée[1], et celui de la correspondance de lidée avec ce quelle représente.
Or, ce quil faut bien comprendre, cest que cette nouvelle position du problème ne détruit pas lancienne, ou, du moins, quelle ne détruira lancienne quau moment où Dieu sera découvert (objet des chapitres : « Preuves de lexistence de Dieu » et « Véracité divine »). Car la réalité formelle[2] de lidée[3], quelle que soit sa réalité objective est toujours, en vertu de la Méditation seconde, un mode de mon moi. Donc rien ne me permet, à lissue de celle-ci, dans cette revue des idées, de sortir de moi-même. Et cependant, ces idées qui, formellement parlant, ne sont que des modes de mon moi, ont une réalité objective, fait tout à fait nouveau[4]. En effet, chez Descartes, nous apercevons que lidée prend une tout autre dimension et il en donne deux preuves.
La première, qui porte sur la réalité objective proprement dite, se trouve dans la Méditation troisième. Elle consiste à révéler que les idées diffèrent entre elles, et diffèrent selon quelles représentent plus ou moins de réalité. La seconde, qui sera placée dans la Méditation cinquième, au moment où Descartes exposera sa théorie des essences, insistera plus nettement encore sur le caractère passif de mon entendement devant lidée. Et ce caractère passif ne pourra pas venir, à ce moment-là dun simple préjugé qui affirmerait précisément que lobjet existe hors de moi. Bien au contraire, Descartes précise que le doute existentiel est entièrement maintenu, que je ne sais pas encore sil existe des choses hors de moi. Mais ce doute existentiel étant maintenu, lessence simpose delle-même. Comme le dit Descartes, quil y ait au monde un triangle ou un cercle, ou quil ny en ait pas, il demeure que je dois tirer du triangle ou du cercle leurs propriété selon un ordre qui contraint ma propre volonté. Il demeure que je ne peux pas faire ce que je veux de lidée du triangle ou du cercle, je dois attribuer au triangle ou au cercle telle ou telle propriété. Bref, lidée comme telle me contraint, elle est en moi à titre de nature, même une fois que jai mis entre parenthèses la question de la réalité de son objet. Et, par conséquent, sil en est ainsi, il ne suffit pas davoir montré que lidée, cest mon idée. Il faut aussi que je découvre que lidée demande peut-être une autre cause. Elle ne se réduit pas à son existence purement psychologique comme mode du moi. Et cest pourquoi nous retrouvons à ce stade, le problème qui est le centre du cartésianisme et que nous semblions avoir laissé quelque peu de côté : le problème du fondement métaphysique de la science. Comment ce problème peut-il être posé, étant donné que, nous lavons dit, Descartes ne part pas, et ne peut pas partir dune théorie du pur entendement, à plus forte raison de lentendement transcendantal ? Il le peut cependant parce que lidée est double. Par lintermédiaire des idées, Descartes pourra passer du moi personnel, quil est, à un autre être qui sera, comme nous le verrons, celui de Dieu.
Enfin, quant à la réalité du monde, la dernière partie traitera essentiellement du rapport de la science et de la métaphysique et, plus exactement encore, au rapport dessciencesautresquelessciencespurementmathématiques[5]aveclamétaphysique. Si nous observons ce qui se passe depuis le début, la démarche de Descartes consiste essentiellement à substituer dabord à une confiance purement spontanée et naturelle dans les pouvoirs de lesprit humain, une défiance systématique, et tel est le doute ; puis, cest la véracité divine, substituant à cette défiance, une confiance métaphysique fondée sur la vraie connaissance de Dieu. Autrement dit, tout dabord dans une première époque nous avons vu Descartes croire à la valeur de lesprit humain sans se demander ce qui fonde cette valeur, puis par le doute, se défier de cette valeur, et, enfin, croire à nouveau à cette valeur, mais, cette fois, en fondant son jugement sur des raisons métaphysiques.
Nous voyons aussi que le ressort de cette démarche métaphysique consiste à rattacher à lêtre de Dieu des idées dont la seule évidence première est quelles sont mes idées, et quelles sont à la rigueur des modes de mon moi, quelles nont à proprement parler dautre réalité formelle que celle de mon moi. En un mot, la métaphysique de Descartes nest possible que parce que les idées scientifiques ne sont pas de lêtre au sens où le cogito, dune part, et Dieu, de lautre, sont de lêtre.
Il sagit donc de savoir comment je dois fonder leur valeur, et, pour cela, à quel être je dois les rapporter. Les rapporter à lêtre du moi est toujours possible sans erreur. Cest pourquoi la Méditation seconde se maintient, tout en étant limitée, et tout en prolongeant le doute, dans le domaine dune stricte certitude. Dans la Méditation seconde, je rapporte toutes mes idées à mon moi, je les tiens pour des modes de mon moi. Mais jai compris ensuite que je pouvais les rapporter à lêtre de Dieu. Dès lors la science devient objective vérité. Mais quand nous disons objective vérité, nous signifions que Dieu fonde, par là même les idées claires et distinctes comme telles. Nous nétablissons pas encore quil fonde les sciences physiques comme telles. Et cest là que les difficultés commencent. La première et qui est le principe de toutes les autres, est quà côté de lêtre du moi et de lêtre de Dieu, apparaît, avec la physique, un troisième être, qui est lêtre de la matière.
RÉALITÉ DE MON MOI( LE MOI PENSANT DANS LA MÉDITATION SECONDE
Rappel de lordre de la Méditation seconde au début, Descartes rappelle et reprend son doute. Il ny a pas à y revenir, ni sur le caractère profondément vécu quil donne à son texte ;
puis, Descartes affirme « Je suis, jexiste, sum, existo » ;
ensuite, il remarque : « je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis, moi qui suis certain que je suis ; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi ».
Voilà donc lannonce de cette analyse dont toute la Méditation seconde sera faite. Descartes sait quil est, il est certain dêtre mais il ne sait pas encore ce quil est. Il importe, par conséquent, quil ne prenne pas imprudemment pour son moi ce qui nest pas son moi. Lanalyse qui fait suite procède alors à un certain nombre déliminations :
en premier lieu est éliminée une définition possible de lhomme à titre danimal raisonnable. Je suis un homme, cest-à-dire un animal raisonnable, selon la vieille définition de lEcole. Mais il est bien évident que rien ne permet à Descartes, au point où il en est de son raisonnement, de conclure ainsi. En effet, dans ce cas, je serais renvoyé à la définition dhomme, puis danimal, puis de raisonnable, et toute évidence intuitive et première serait absolument perdue.
en deuxième lieu, lanalyse élimine mon corps, qui est aussi douteux que les corps extérieurs, et ceci dautant plus aisément que, on la vu, la Méditation première a douté de mon corps, tout autant quelle a douté des autres corps. Par là même, ce qui est plus important peut-être, Descartes élimine aussi les conceptions scolastiques de lâme, âme végétative, âme sensitive, âme motrice, etc.En effet, de semblables conceptions de lâme nont elles-mêmes de sens que par quelque supposition du corps et par lappel à un certain rapport de lâme avec le corps lui-même.
en troisième lieu et enfin, lanalyse de Descartes élimine les conceptions proprement matérialistes de lâme, conceptions qui en font une sorte de souffle, comme cétait le cas dans la physique stoïcienne, par exemple.
En tout ceci, il nest guère besoin de dire que Descartes se borne à reprendre, à pousser à ses plus extrêmes limites, lhypothèse, non abandonnée, du fameux malin génie. Le malin génie est toujours supposé ; il peut me tromper en me persuadant que je possède un corps, que je possède une âme motrice ; par conséquent, jélimine tout cela. Une seule chose est donc certaine, cest que, de tous les attributs que je croyais auparavant posséder et mappartenir un seul ne peut être détaché de moi : la pensée, cogitatio : Haec sola a me divelli nequit Voici pourquoi je suis une res cogitans, une chose pensante.
Dans lanalyse de ses différentes et anciennes opinions, Descartes, sarrêtant à sa seule pensée, la présente comme un attribut inséparable de son moi
Il est à remarquer que jusque-là Descartes na pas procédé selon un ordre abstrait des raisons mais en continuant à soumettre chacune de ses croyances à lépreuve du doute, en se demandant chaque fois : « Ai-je à bon droit pensé que jétais ceci ou cela ? » Et, sarrêtant à sa seule pensée, il ne la donne pas comme un être, il ne lui attribue pas, si lon peut dire, lêtre. Il la présente comme un attribut inséparable de son moi, cest donc bien à lego et au sum quil se tient.
Il a passé en revue ses différents attributs et sest demandé ceux quil pouvait ou non séparer de lui. Or, dans le prolongement du doute radical, il lui était possible de séparer de lui tout ce qui est corps, tout ce qui est âme végétative, etc. Mais, ce qui était absolument impossible dêtre séparé de lui, cétait ce qui est pensée. Voilà donc lessentiel de la démarche de Descartes : elle isole, non un pur entendement, mais une pensée, non une pensée en général, mais sa propre pensée.
Restant toujours dans lordre de la Méditation seconde, on rencontre une phrase qui semble sopposer à cette interprétation
Cest la phrase dans laquelle Descartes, après avoir dit : sum res cogitans, ajoute : id est mens, sive animus, sive intellectus, sive ratio, autant de termes qui saccordent assez mal ensemble. Animus, cest vraiment lâme au sens général, mens, cest lâme au sens desprit, intellectus, cest lentendement, ratio, cest la raison. Faut-il en conclure que Descartes veut dire : sum intellectus ? Alquié est davis que non, car si Descartes avait voulu dire que son âme se réduit à lentendement, il aurait dit mens est intellectus et elle nest que cela.
Au contraire, selon Alquié, les mots employés ici sont donnés comme des sortes déquivalents. Si Descartes avait vraiment voulu dire : sum intellectus, il naurait pas ajouté, sum mens, et à plus forte raison, sum animus. Mais, ce qui apparaît encore plus important à Alquié, cest que, dans ses réponses à Hobbes, Descartes est revenu sur ce passage même, et linterprétant est demeuré radicalement substantialiste.
Hobbes, en effet, avait été gêné par ce passage, et avait dit à Descartes : « Mais êtes-vous bien sûr que vous avez le droit de dire que vous êtes un esprit, un entendement ? » Et Descartes répond ceci : « Où jai dit : cest-à-dire un esprit, une âme, un entendement, une raison , je nai point entendu par ces noms les seules facultés, mais les choses douées de la faculté de penser ». Et, plus loin, dans la même réponse, il met sur le même plan, parmi les actes intellectuels, qui sont précisément les actes de ces « choses », « entendre, vouloir, imaginer, sentir », et il rattache tous ces actes à la res cogitans, ou esprit, sans accorder à lun deux, comme il pourrait le faire à lentendement par exemple, un quelconque privilège.
Suite de la lecture de la Méditation seconde : le moi est non seulement une chose qui pense, mais il possède nombre dattributs autres que cette pensée
Dans le paragraphe suivant, Descartes précise encore quil ne nie pas que dautres choses que la pensée puissent appartenir à son être. Cela, il nen sait rien. Mais ce dont il est certain, cest quil est une chose qui pense. Il est donc certain de penser. Il est certain que lattribut qui ne peut pas être séparé de lui est la pensée, mais il nest pas encore complètement sûr que son être ne puisse avoir dautres attributs que cette pensée. Il est une chose qui pense. Mais, se demande Descartes, quest-ce à dire ? Il explique alors : une chose qui pense, « cest-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut ou non, qui imagine aussi et qui sent ». Texte essentiel, dit Alquié, et quil juge en faveur de sa précédente interprétation. En effet, si la Méditation seconde était une sorte dépuration, allant vers le moi intellectus, ou allant vers la pure ratio, il est bien évident que ce texte, qu définit le moi comme chose qui pense, et qui possède tous les attributs qui viennent dêtre dits, serait placé avant le texte examiné précédemment et dans lequel Descartes dit « Je suis une âme en général, ou lâme dans le sens desprit, ou un entendement, ou une raison ». La cogitatio ne se réduit pas à lintellectus, elle comprend la volonté, limagination, le sentiment.
Ajoutons encore ce commentaire : Descartes a pris soin déliminer de son moi tout ce qui peut être conçu à titre dobjet, et donc tout ce qui est imagination et sens, dans la mesure où limagination et les sens supposent le corps, et se donnent à moi comme constituant une saisie de lobjet matériel. Mais limagination et la sensation, en tant quelles sont de pures consciences, appartiennent au moi, ne peuvent en être bannies, ne peuvent en être séparées, ne peuvent en être rejetées, au moins à ce stade, au profit du seul intellect.
Aucun de ces différents attributs, dit en effet Descartes, ne peut être distingué de ma pensée ou séparé de moi-même, « car il est de soi si évident que cest moi qui doute, qui entends et qui veux quil nest pas ici besoin de rien ajouter pour lexpliquer ».
Alquié croit donc profondément inexact de faire, avec certains commentateurs, de la volonté un mode de lentendement. Lentendement et la volonté sont sur le même plan ; ils sont tous deux des modes, et ils sont des modes de mon moi, de ma conscience, et non pas des modes lun de lautre. Ils sont rapportés au moi comme à leur sujet.
Une nouvelle phrase présente le risque dune interprétation erronée« Toutefois »,ditDescartes,répondantàunepossibleobjection,« il est très certain quil me semble que je vois, que jentends, que je méchauffe At certe videre videor, audire, calescere » Faut-il conclure, comme on pourrait être tenté de le faire, quici Descartes doute dimaginer et doute dentendre (au sens où lon entend un son), et quil nest certain que du fait quil pense voir, quil pense imaginer, ou quil pense entendre[6] ? Une pareille interprétation, selon Alquié, reposerait sur un contresens formel. En effet, une fois de plus, de quoi est-il question ? La phrase de Descartes est la réponse à une objection possible, selon laquelle Descartes dort peut-être au moment où il pense voir. Ce qui est par conséquent une fois de plus éliminé, cest lobjet de la sensation, la chose que la sensation me représente, et non pas la sensation comme telle. Il en était de même, lorsque, au début de la Méditation seconde, Descartes doutait de sentir. Ici, le contexte tout entier dit assez que Descartes ne doute de sentir que dans la mesure où il pense que la sensation est liée au corps ; mais la sensation comme état subjectif nest jamais mise en doute. Ainsi, chaque fois que Descartes, dans la Méditation seconde semble exclure imagination ou sensation cest il y a deux cas à envisager soit parce quil les considère liées au corps[7], soit parce quil les considère comme liées à lobjet extérieur quelles semblent représenter. Mais comme états de conscience, jamais sensation et imagination ne seront mises en doute par Descartes. Cela revient toujours à la même critique : je vois cette lampe, mais je ne suis pas sûr quil y ait là une lampe ; or, ce que jappelle voir cette lampe, cest saisir une lampe réelle ; cest bien là la vision telle que le sens commun lentend. Le doute porte évidemment sur une pareille vision. Mais si voir, cest seulement avoir limpression que je vois (je ne dis pas : avoir la conscience réfléchie que je vois), dans ce cas, le doute ne peut pas porter sur la vision. Et de même que Descartes na pas voulu précédemment séparer penser et penser penser, il ne veut pas ici séparer sentir et penser sentir. Ce qui est douteux, cest par conséquent une vision supposant le corps, ou définie comme une prise de conscience dun objet réel. Ce qui est certain, cest une vision considérée comme un état de conscience subjectif. Il ny a dans la Méditation seconde, aucune épuration de la conscience psychologique comme telle.
Grâce à la suite, Alquié, y voit une preuve, car Descartes, après avoir dit précisément : videre videor, reprend : « Cest proprement ce qui en moi sappelle sentir. » Or il est clair que ce quon appelle sentir , ce nest pas avoir la conscience réfléchie et intellectuelle de sentir. Ce quon appelle sentir, cest ce que tout le monde appelle ainsi[8]. Et il attribue à lesprit « la vertu de connaître la blancheur de la cire la vertu den connaître la dureté », etc. Tout cela est sensation, non entendement. La sensation est donc, incontestablement, attribuée au cogito, elle fait partie de la pensée.
Dans la Méditation seconde, tout concourt à présenter lego du cogito comme une unité indécomposable
A ce point de lanalyse, on voit bien quil faut admettre que le moi du « je pense », lego du cogito, réalise lunité indécomposable et peu claire, accordons-le, dune imagination, dune volonté et dun entendement. Au reste, la volonté est à la racine même du doute, comme pouvoir de résister à toute erreur et tromperie, et lentendement, au sens large, comprend maintenant la totalité des états devenus problématiques par larrêt de cette volonté même qui, en ses jugements prévenus et précipités, les attribuait aux choses. Il apparaît donc quil est un cas, et un seul , où le sujet peut, sans hypothèse et sans recours à la véracité divine, sortir de son doute, cest-à-dire affirmer un être ; cest le cas de sa propre existence. Laffirmation « je suis » résiste à toute entreprise du doute, demeure évidente et donnée lorsque tout jugement dextériorité est arrêté dès sa racine On dit parfois que, dans le cogito, Descartes atteint lêtre de son doute. De fait, le « je pense » est un « je doute », et cest en ce sens que lon peut dire que le « je pense » est essentiellement volonté. Car lacte même de douter suppose un sujet qui doute, en sorte que douter de ce sujet cest encore laffirmer. Cest le renversement célèbre : je peux douter de tout, mais, au moment où je doute de tout, je ne peux pas douter que je doute, et par conséquent je pense, et donc je suis.
Comme on le voit, le sujet affirmé est véritablement un sum ; il est à la fois volonté et conscience intellectuelle ; il comprend, dune part le doute lui-même et, dautre part tout ce qui demeure après le doute à titre dobjet problématique, cest-à-dire le monde comme ensemble de mes idées représentatives.
Ce qui a dabord été montré, cest quon ne peut privilégier aucun élément du « je pense » et faire, des autres éléments, des modes du premier. Le cogito est mens, et la mens est substance[9]. Et la mens a comme attribut essentiel la pensée, cogitatio, au sens large de conscience. Et lintellectus, dune part, la voluntas, de lautre , ne sont que des modes de la mens ; ils ne sont pas subordonnés lun à lautre, ils sont de même plan.
Il est vrai cependant, quà la fin de la Méditation seconde, et cest la dernière difficulté qui reste à examiner, Descartes semble hiérarchiser le cogito et découvrir à son fondement même, lintellectus.
Ceci sopère dans lexemple célèbre de lanalyse du morceau de cire quil faut maintenant préciser. Dans cette analyse, le principe du raisonnement semble bien être que ce qui dépasse fonde. Limagination dépasse la sensation, ce pourquoi elle la fonde. Lentendement dépasse limagination elle-même, et par conséquent, il la fonde.
Analysedumorceaudecire[10],en vuededéfinir lacte par lequel je saisis la cire
Descartes considère ce « morceau de cire qui vient, dit-il, dêtre tiré de la ruche ». Il lui paraît dabord évident quil sait ce quest cette cire ; cependant, pendant quil parle, et lénonce, on approche la cire du feu : elle fond, de solide quelle était, elle devient liquide, son odeur sévanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, et pourtant Descartes pense : « Cest bien la même cire. » Quest-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire, assurément, que je ne place pas lêtre de la cire dans les qualités sensibles, puisquelles se sont révélées comme évanescentes et tout aussitôt démenties : la cire fond, perd son odeur, etc. En ce sens limagination dépasse la sensation. Mais limagination est elle-même dépassée par lentendement, car elle ne conçoit quun nombre fini de formes de la cire alors quun entendement conçoit de la cire une infinité de formes possibles. Par conséquent, le principe du jugement, « la cire est », cest comme le dit Descartes, une pure inspection de lesprit, mentis inspectio. Et cest cette inspection de lesprit qui, seule assurée, va rejoindre le cogito lui-même. Ce que Descartes croyait, au dehors, voir de ses yeux, provient, une fois encore de son esprit. Il faut, cependant, bien voir ce que dit exactement ce texte, et quelle est sa fonction, quel est son rôle dans la Méditation seconde. Il faut dabord souligner, pour éviter tout contresens, que lanalyse de la Méditation seconde ne porte pas sur la cire elle-même, comme on la prétendu parfois, et cela pour une raison extrêmementsimple:commentporterait-ellesur la cire au niveau de la Méditation seconde, puisquau niveau de cette dernière, je ne sais pas, et ne peux pas savoir, quil existe un corps extérieur à moi. Descartes ne peut pas se demander en quoi consiste la cire ; il ne peut, comme on la dit parfois, distinguer dans la cire des qualités premières et des qualités secondes, puisquau stade du doute et du pur « je pense », il ignore tout à fait sil y a de la cire ou sil ny en a pas.
Deuxième contresens possible, et plus subtil. Dans la pensée même de la cire objectivement conçue, lanalyse ne valorise et ne privilégie aucun élément, aucune idée parmi les autres, par exemple lidée détendue. Car, sétant demandé un instant si la nature de la cire ne serait pas lextension, Descartes écrit aussitôt après : « Quest-ce maintenant que cette extension ? », et il montre quelle varie exactement comme les autres qualités. Donc lanalyse porte seulement sur le jugement : « Il y a de la cire », elle ne porte ni sur la cire ni sur lidée que jen ai. Elle porte sur lacte par lequel je saisis la cire, ce qui est tout à fait différent. Ce que Descartes analyse, ce nest pas la cire ni son idée, cest lesprit de lhomme disant « voilà de la cire », en apercevant la cire.
Pourquoi lanalyse porte-t-elle sur ce jugement « il y a de la cire »? et à quoi est-elle destinée ?Descartes nous le dit de la façon la plus nette. Cest parce quil ne peut « sempêcher de croire que les choses corporelles ne soient plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous limagination ». Bref, lesprit ségare toujours, malgré le cogito, et il croit à lextériorité. Lanalyse du morceau de cire, cest donc une fois encore le doute qui va nous ramener au « je pense », cest la reprise, en un autre style, de la Méditation première elle-même. Ce nest nullement la réduction du cogito à lintellectus, cest le rappel du cogito comme cogitatio.
Il convient de beaucoup insister là-dessus, car les Méditations de Descartes, on le voit, reviennent très souvent sur ce quelles ont dit. Bien loin de constituer une série unilinéaire et nécessairement progressive de raisons, ce sont de véritables méditations au sens quasi religieux de ce mot[11]. Une méditation nest pas une suite de raisons purement intellectuelles qui sengendrent les unes les autres selon la logique. Cest la pénétration dun esprit par une vérité. Aussi, très souvent Descartes revient à ce quil a déjà dit[12]. A certains égards, on vient de le dire, la Méditation seconde saffirme comme un reprise de la Méditation première qui consistait à suspendre le jugement, en retirant de celui-ci la volonté qui le constitue et qui est à sa racine. Lanalyse du morceau de cire fait de même, bien que par une autre méthode. « Relâchons donc [à notre esprit] encore une fois la bride, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, nous le puissions plus facilement régler et conduire ». Or, cette bride, cest encore la volonté elle-même, dans la mesure où elle détermine trop vite le jugement. Il ne faut donc pas quon sétonne si, à la fin de lanalyse du morceau de cire, la volonté napparaît plus, et si lintellectus seul apparaît, si lintellect seul semble se donner comme étant lêtre du « je pense ». Lintellect seul apparaît en effet, et semble constituer létoffe du monde. Si, en effet, à lintellect, jajoutais la volonté, quest-ce que jobtiendrais ? Jobtiendrais précisément le jugement existentiel qui a été mis en doute. Si, au contraire, je retire cette volonté, jobtiens un entendement qui apparaît comme le fondement des idées et, accordons-le ici, comme le fondement de limagination et de la sensation elles-mêmes. En dautres termes, lanalyse du morceau de cire nest, à la lettre, ni une analyse de la cire, ni une analyse du cogito. Elle est destinée à sopposer à ma tendance à croire lobjet extérieur mieux connu que le moi. Elle démontre que cet objet extérieur, que je crois plus certain que moi, voit toute la réalité que je lui accorde se réduire à un acte de mon esprit et, si lon veut, à la compréhension que jen ai. Ainsi cette partie de moi « qui ne tombe point sous limagination », et quest ma conscience, est le fondement de toute objectivité.
Cest pourquoi, bien quil soit incontestable que lanalyse privilégie lintellectus, et en fasse le fondement de nos autres facultés de connaissance, le mot lui-même nest pas employé une seule fois dans lanalyse du morceau de cire. Descartes dit, non pas intellectus mais mens. Le mot « entendement » apparaît dans le texte français une seule fois ; mais en latin Descartes ne dit que mens. Dans certain cas il précise mens inspectio.
Selon plusieurs phrases de lanalyse, on peut même se demander si limagination et les sens que critique Descartes ne sont pas seulement critiqués dans la mesure où ils sont, une fois encore, considérés comme des facultés corporelles et sollicitant le soutien du corps. Dans ce cas, ce ne serait pas limagination comme telle qui serait en question, ce serait limagination comme liée au corps[13].
Donc, bien quelle donne, accordons-le, un certain primat à lintellect sur les autres facultés de lâme, lanalyse du morceau de cire ne nous parle jamais de lintellectus ; elle nous ramène toujours au cogito considéré dans sa totalité. Cest pourquoi, le fond de mon esprit étant un instant découvert à titre de faculté dentendre (intellectu percipi), Descartes assimile aussitôt cette faculté dentendre à sa pensée , et sa pensée à son moi. Cela prouve, une fois de plus que, dans la Méditation seconde, il ne sagit pas dune épuration progressive, dune hiérarchisation proprement dite, ni dune série unilinéaire des raisons. Le vrai primat,cestdonc,non pas celui de lintellect, mais celui de lêtre du moi pensant. Et cest pourquoi le cogito comprend à la fois, entendement, volonté, imagination et sensation, cest-à-dire tout ce qui est, au sens le plus général de ce mot, de la pensée, de la conscience. La solution de la difficulté de comprendre comment des facultés aussi diverses peuvent appartenir à un même être, est donc une solution ontologique. Elle sopère par un renvoi à lêtre du sum, cest-à-dire là, la res cogitans. Et, une fois encore, ce qua découvert Descartes ; ce nest pas un pur entendement qui donnerait à lêtre son sens, cest un être dont lattribut est la pensée, cogitatio. Ainsi se résout déjà, ou du moins trouve sa solution, le problème très difficile chez Descartes, des rapports de lentendement et de la volonté.
LES RAPPORTS DE LENTENDEMENT ET DE LA VOLONTÉ DANS LE JUGEMENT (MÉDITATION QUATRIÈME)
Dans la Méditation quatrième, la théorie de lerreur et de la vérité poseront à nouveau cette question très difficile des rapports de lentendement et de la volonté qui, lun et lautre sont nécessaires au jugement. Pour Descartes, juger suppose ces deux facultés. Pour que je juge, il faut tout dabord que je comprenne ce sur quoi je juge, et ici lentendement est requis, mais il faut aussi que je décide, dans un sens ou dans lautre, et cette fois la volonté est requise. Or, dans la Méditation quatrième, leffort de Descartes est tourné vers lanalyse. Il nous conseille de séparer ces facultés, de ne laisser juger la volonté que lorsque lentendement sera pleinement éclairé. Il sagit dune question de méthode, il sagit non pas dunir mais de séparer. Encore, faut-il pour que le jugement intervienne, que volonté et entendement se réunissent ; il faut que les deux facultés se confondent dans lacte par lequel je juge, puisque, lorsque je juge quune chose est vraie, je conçois cette chose et je décide quelle est vraie. Or, comment concevoir lunité dun sujet comprenant en lui des facultés si radicalement opposées ? Le texte essentiel semble ici une lettre de Descartes à Regius, lettre de mai
Descartes corrige les interprétations de Regius. Celui-ci ayant dit que volition et intellection ne diffèrent que comme des modes daction différents à légard dobjets différents (cest donc ici selon lobjet et non selon le sujet quil les sépare) : « Jaimerais mieux », dit Descartes, « que lon dise quelles diffèrent seulement comme laction et la passion dune même substance », précisant encore que lintellection est la passion de lesprit, et la volonté son action.
Puis Descartes montre que les deux facultés sont toujours mêlées. Mon vouloir est toujours accompagné de quelque compréhension, « car il est certain, dit Descartes, que nous ne saurions vouloir aucune chose que nous napercevions par le même moyen que nous la voulons » et, dun autre côté, « jamais nous ne comprenons rien sans avoir en même temps quelque volition ».
La volonté est donc passion, et passion de mon moi, de ma substance, de mon esprit, passio substanciae, mentis passio. La volonté est action, et la volonté et lentendement, loin dêtre des modes lun de lautre, sont laction et la passion dune même substance. Cela dit, le moi peut-il devenir action pure ? En un sens, on pourrait répondre oui, puisque la volonté se rend indépendante dans le doute. Mais, en vérité, et cest ce quil faut démontrer maintenant, elle ne se rend indépendante quen ne jugeant plus. Et du reste le doute, sil permet déchapper à toute tromperie, et par conséquent à toute erreur, laisse, nous le comprendrons mieux tout à lheure, lentendement encore passif devant ses propres idées. Lentendement lui-même, même sil ne juge plus se sent encore passif.
Mais, avant daborder ce point, il faut encore rappeler que puisque la volonté et lentendement sont laction et la passion dune même substance, ils sont absolument inséparables : or, ceci nous explique déjà beaucoup de choses[14]. Cest pourquoi, alors que la Méditation seconde insiste davantage sur lintellect comme fond de mon moi, les Principes de la philosophie, trois ans plus tard, affirmeront [sans quil y ait contradiction] le cogito à partir de la volonté. Et nous allons alors, après avoir eu un cogito à dominante intellectuelle, vers un cogito à dominante volontaire.
Si nous considérons enfin, à la date de
LE COGITO CARTÉSIEN EST AFFIRMÉ SIMULTANÉMENT COMME ÊTRE ET COMME MOI
Lexistence du sum est pour Descartes, limité à linstant, elle est intérieure au temps
Rien de commun en ceci avec lIch denke, le « je pense » kantien[15]. Ce qui le montre, du reste, cest que lIch denke kantien est par définition supérieur au temps. Si le cogito de Descartes était un pur sujet de connaissance, il serait nécessairement supérieur au temps. En effet, quest-ce que le temps, sinon ce que je pense et connais ? Si japplique au temps le doute, de même que jai douté davoir un corps, que jai douté que ces mains soient à moi, je dois douter, de la même façon, quil y ait un avenir, je dois douter quil y ait un passé. Je ne suis pas sûr que jétais il y a cinq minutes, je me souviens davoir été, mais le malin génie peut ici me tromper, exactement dans les mêmes conditions. Et, par conséquent, pour une pure intelligence, pour un esprit connaissant, le présent, le futur ne sont que la pensée de cet esprit. Ainsi, chez Kant le temps et lespace sont subordonnés au sujet de connaissance. Au contraire, lexistence du sum est pour Descartes, limité à linstant, elle est intérieure au temps. Certains commentateurs lont déploré. Mais quon le déplore ou non, le fait est là. Descartes dit toujours quil est certain dêtre pendant le temps quil pense, et que, sil cessait de penser, il cesserait peut-être dêtre. Par conséquent le caractère évident du cogito traduit seulement lexpérience immédiate dun moi particulier, fini et mortel, se sentant tel, se sentant sans garantie pour lavenir, se découvrant à lintérieur du temps.
Voilà pourquoi, en
Lego et lesse sont la substance à laquelle Descartes rattache la pensée comme à son sujet
Ayant montré que seule lunité de mon jugement fonde lunité de la cire, il aurait pu pourtant, remarque Alquié, se demander si, daventure une telle unité ne serait pas requise à la source du jugement qui donne un sens au mot « moi », qui me constitue comme moi. Il y a de la pensée. Cette pensée affirme quil y a différents objets, mais cette pensée affirme aussi que je suis un moi, que je suis un ego. Ny at-il pas un problème de la constitution de lego à partir du pur sujet de connaissance ? Or il est clair que ce problème, Descartes ne se lest jamais posé, et quil na jamais posé non plus aucune question relative à lindividuation de lâme (alors quil sest posé cette question avec netteté pour la cire !). Descartes tient en effet lexpérience du moi et de lêtre, pour une expérience première, une expérience évidente, notoire, une chose qui va de soi. Par conséquent, loin dêtre constitués par la pensée, lego et lesse sont la substance à laquelle Descartes rattache la pensée comme à son sujet[17].
LA SOLITUDE DU COGITO (MÉDITATION TROISIÈME)
Pour sortir de sa solitude, le « je pense » peut seulement faire appel à lentendement
Dès le début de cette Méditation, Descartes insiste sur cette solitude radicale du « je pense », qui ne sait plus sil y a des choses, qui ne sait plus sil y a un monde, un monde extérieur à lui, et différent de lui. Cette solitude, il faut pourtant le remarquer, est la conséquence de la passivité naturelle du cogito, qui, par la mise en doute de toute extériorité, est ici privé de corrélatif. On retrouve ici, sur un mode particulier, le thème de la passivité essentielle de lentendement. Lentendement cest la passion de lesprit. La volonté, cest ma liberté même, elle est ce que je sus, elle est ce par quoi je moppose à tout ce qui nest pas moi. Mais lentendement estce qui est passif en moi, cest donc par essence ce qui renvoie à autre chose. Comme dans la phénoménologie, la conscience est toujours conscience de quelque chose, elle appelle quelque chose dont elle est conscience. Et, par conséquent, dire « je pense », cest dire que je suis un moi, mais cest dire aussi que ce moi se dépasse vers un objet pensé, quil sort de soi, quil ne pre,d conscience de soi que par opposition à ce qui nest pas lui. Or, dans la Méditation seconde, et cest ce qui constitue le passage à la Méditation troisième, passage quil faut bien comprendre, le moi ne sait plus sil y a autre chose que lui. La Méditation seconde, ce nest que la prise de conscience de la Méditation première, qui nest elle-même que le doute. Mais il demeure que le moi ne prend conscience de soi quen se ressaisissant sans cesse par rapport à la tendance à poser lautre. Cette tendance qui le constitue, daller vers lêtre que représentent ses idées, cest par un effet toujours renouvelé, toujours repris, quil doit la ramener en arrière, quil doit ramener ses idées à soi. Cela revient à ne les considérer que dans leur réalité formelle, qui se confond avec leur réalité matérielle, ou psychologique, et qui en fait les mode de son moi. Lanalyse du morceau de cire na pas eu dautre but que celui-là.
Mais cette suspension volontaire de la tendance qua lesprit humain à viser son objet, cette suspension de la science tout entière, est essentiellement faite à contre-nature, et cest pourquoi elle est essentiellement solitude ; elle est presque souffrance.
Or, pour sortir de sa solitude, que va faire le « je pense » ? Il est entendement et il est volonté. Va-t-il sadresser à sa volonté ? Evidemment non, puisque ce serait lui demander de faire cesser cette tension par laquelle elle maintient le doute, ce serait donc retomber dans lillusion de la croyance quotidienne, que toute lentreprise de Descartes a pour but de dépasser. Par conséquent, lappel ne peut être fait quà ce qui, par définition, est passivité, et par conséquent signe de lextériorité. Il sagit en effet de savoir, puisque jéprouve toujours que lentendement est passif, devant quoi il est passif, si cest en face du moi lui-même, qui, en effet, pourrait être le créateur de ses propres idées, ou si cest devant une extériorité réelle. Ainsi sexplique le début de la Méditation troisième. Le jugement « la cire demeure » ou « voici de la cire » bien quayant révélé lintellect, nous à une fois de plus ramenés au moi.
Et lentendement uvrera pour découvrir une autre existence que la mienne, afin de pouvoir en sortirIci au contraire, lentendement, ne pouvant plus porter aucun jugement (puisque le doute consiste à suspendre tout jugement et que ce doute est maintenu) ne peut plus faire quune chose : à savoir dénombrer ses idées une à une ,jusquà ce quil en découvre une dont il ne saurait être cause et qui serait donc, cette fois, lauthentique marque de sa passivité devant un acte extérieur.Il ne sagit pas, pour autant, de fonder la science dans le domaine de la pure relation, comme le fera Kant, il ne sagit pas de fonder la science dans le domaine du pur hypothético-déductif. Il sagit, toute existence étant mise en doute, et ma seule existence étant posée, de découvrir une autre existence que la mienne, une existence me permettant de sortir de la mienne. Et comment le ferai-je, sinon par lexamen des idées ? Lidée, bien quétant toujours rattachée ontologiquement au moi, est alors interrogée comme signe, et comme signe de lextériorité ontologique. Cest pourquoi nous voyons intervenir ici une autre notion, celle de la réalité objective de lidée.
RÉALITÉ DE MES IDÉES( A LES PREUVES CARTÉSIENNES DE LEXISTENCE DE DIEU
Le moi (être et structure) fait apercevoir la nécessité dun être autre que le moi
Constat dun perpétuel mouvement de reflux vers le moiRappelons quétant donné le point où nous sommes arrivés des Méditations, Descartes ne sait toujours pas sil y a des choses hors de moi. Y a-t-il un monde hors de mon esprit ? Au début de la Méditation troisième, nous nen savons toujours rien. Il ny a quune chose de la réalité formelle de laquelle je sois assuré, à savoir mon moi Cest pourquoi Descartes, dans la Méditation seconde a dit : ego sum, je suis. Cest pourquoi aussi, essayant de découvrir un autre être, de sassurer dune autre réalité formelle, Descartes est toujours ramené à son moi. Il y a, ici, un perpétuel mouvement de reflux vers le moi, qui est absolument caractéristique, dans la Méditation troisième, ou, en tout cas, dans tout le début de cette Méditation. Ontologiquement parlant, toute idée est détoffe mentale. Elle est un mode du moi, et, ontologiquement, elle nest que cela.
Telle est du reste la conséquence dernière de ce que nous avons étudié à propos de la méthode et à propos de la science de Descartes. Lunité de lintuition, on la vu, est, dans les Règles pour la direction de lesprit, celle dun acte mental. Et toute idée, par conséquent, si on la considère formellement, cest-à-dire en ce quelle est elle-même une chose réelle, renvoie au seul esprit, à la seule mens, et par conséquent le monde, et la science du monde ne sont que ma propre représentation.
On le voit, nous sommes encore au stade dun « je pense » qui nest autre chose que la prise de conscience de mon doute, qui nest pas vraiment sorti de ce doute même, et qui par conséquent ne peut penser le monde que comme son rêve, et que comme sa représentation.
La Méditation troisième, comme on la bien vu, malgré quelques interprétations contraires, nous ramène toujours à lego et au sum. Même après lanalyse du morceau de cire[18] et après la découverte qui en ressort dun intellectus, qui semble être ce quil y a de plus profond dans le cogito, Descartes revient à son moi, et dit : « Que dirai-je enfin de cet esprit, cest-à-dire de moi-même ? » Et rappelons, quau début de Méditation troisième, il reprend une fois encore sa définition de la chose qui pense en disant : « Je suis une chose qui pense, cest-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. » Par conséquent, il ne sagit pas dun intellectus, il sagit bien dune conscience et dune conscience qui est aussi la conscience dun moi[19].
Dans lanalyse du morceau de cire, ma pensée se révèle non seulement comme être, mai aussi comme structure
Il demeure que, même ontologiquement ramené au « je pense », le monde de la science résiste à ma pensée, car je reste une chose qui pense, que lego est un cogito. Lattribut essentiel de la mens, cest la pensée, cogitatio (je ne dis pas intellectus, mais cogitatio). Or, nous avons vu que cette pensée trouve en elle lintellectus ; et le découvre sous laspect dune certaine structure : le monde de la science résiste à la pensée et, mêmes réduites à lesprit, les idées sont des natures, se présentent à nous avec des réalités objectives différant en degré, comme le note Descartes, et, il le dit aussi, elles sont de véritables essences.
Bien que dans les Méditations, la théorie de la réalité objective soit exposée dans la Méditation troisième, et la théorie des essences dans la Méditation cinquième, Alquié nest pas davis quil faille les séparer de façon radicale et très stricte. En effet, dans les Principes, les deux théories sont mêlées, et la réalité des essences est signalée dès après le « je pense ». Dune part donc , lexistence de cette structure de lesprit nempêche pas le doute dêtre ontologiquement radical, et le cogito de demeurer pour moi le seul être connu ; dautre part, ma pensée se révèle, non seulement comme être mais comme structure.
Je suis donc devant un paradoxe : si je considère les idées quant à leur contenu, elles se présentent comme de véritables natures, comme des essences qui se développent, qui me résistent, dont je ne peux pas faire ce que je veux, qui diffèrent les unes des autres. Et pourtant, chaque fois que je repose le problème essentiel des Méditations, qui est un problème ontologique, chaque fois je me demande : « quest-ce qui est ? », je ne peux toujours dire quune chose : « je suis », et par conséquent, ramener les idées à nêtre, à proprement parler, que des modes de mon moi. Ce retour au moi nest-il pas, comme la Méditation première nous la très bien fait comprendre, ce qui se passe dans le rêve ? Dans le rêve, jai des idées, ces idées me paraissent représenter des choses, mais, en réalité, ces idées sont des produits de mon moi. Et par conséquent, cest toujours largument du rêve, et largument du malin génie qui, comme vu tout à lheure, font refluer tous mes efforts vers le moi et me font sans cesse dire : oui je me représente ceci, je me représente des anges, des animaux, etc., mais tout cela ce ne sont finalement que mes idées. Et par conséquent, puisque ce ne sont que mes idées, et jinterroge ces idées par rapport à lêtre et sur le plan de lêtre, je suis bien forcé de convenir quelles nont dautre réalité formelle que leur réalité matérielle, comme le dit Descartes, que la réalité de mon moi.Ainsi, pour sortir de la réalité de notre moi, il faut la révélation dun être, autre, et déjà làIl faut donc que se révèle à nous un être autre que le « je pense » et le sum se dévoile à nous, comme étant déjà là, déjà présent. Sil pouvait en être ainsi, ma connaissance, jusque-là subjective, se trouverait suspendue à un autre principe ontologique, à savoir Dieu. Il sagit là, notons le bien, dune dialectique ontologique, et non pas dune dialectique notionnelle. Descartes na, en effet, quun seul souci, une seule méthode, une seule démarche, il met en doute tout ce qui est notionnel, ce faisant, il fait apparaître ce qui est être. Il a déjà fait apparaître celui du moi, il faudrait maintenant quil en fasse apparaître un autre et qui soit Dieu. Sil y réussissait, le problème, tel quil a été posé dès le début, serait en effet résolu. Car Dieu étant lêtre même, et étant le principe de la création de toutes choses, découvrir Dieu à la source de ma connaissance, le découvrir comme source de mes idées, ce serait fonder cette connaissance et létablir comme vraie[20].
Passer du cogito comme principe, à Dieu comme principe, ce serait résoudre la question qui est posée depuis lorigine, à savoir : comment fonder la connaissance humaine, comment savoir si lêtre répond à notre représentation ? La seule question que, dans les Méditations pose Descartes, cest celle-là : lêtre répond-il à notre représentation ? Comment donc prouver que la réalité objective de nos idées répond à quelque chose hors de nous, et nest pas, une fois encore, le produit du seul moi ? Comment sélever à Dieu ? Comment laffirmer ? Tel est le problème qui se pose à nous.
Les preuves de lexistence de Dieu
La première preuve est basée sur la recherche de la cause[21] de lidée (Dieu invoqué comme cause de mon idée)
Le principe cartésien de causalité se présente comme une évidence, et il énonce quil ne peut y avoir plus de réalité dans leffet que dans la cause. A vrai dire, ce principe est intimement lié au principe de substance qui a déjà été rencontré à propos du « pour penser il faut être ». Dire en effet quil y a pas plus de réalité dans leffet que dans la cause, ce serait dire que cette réalité supplémentaire, qui est dans leffet, et qui nétait pas dans la cause, na elle-même pas de cause, ou quelle a pour cause le néant. Or, il est absolument évident que le néant ne peut avoir aucune qualité puisquil nest pas, et il est non moins évident quil ne peut rien faire être, et rien « causer ».
Or, passant maintenant en revue ses différentes idées, et se persuadant à propos de chacune delles quelle peut avoir pour cause le moi, Descartes ne peut opérer une telle réduction en ce qui touche lidée de Dieu. La réduction de toute idée à une idée de mon moi ne peut pas être appliquée à lidée de Dieu, idée, comme dit Descartes, « dune substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissance, toute puissante ». En effet, la réalité objective[22] de cette idée dépasse ma réalité formelle, et, par conséquent, je ne puis en être cause. Cela revient à dire que cette idée requiert comme cause une substance « véritablement infinie » et possédant de réalité formelle ou éminente que cette idée a de réalité objective. Il y a donc un Dieu, et telle est la première preuve.
La seconde preuve est basée sur lévidence que je suis contingent, que je ne contiens pas ma raison dêtre (Dien est invoqué comme cause de mon moi)
En une formule qui est située dans le paragraphe
La troisième preuve est basée sur le fait que je ne contiens pas non plus la raison qui me prolonge dans lêtre (Dieu est invoqué à chaque instant pour me créer et me poser dans lêtre)
Si jétais cause de moi, cet maintenant que je me donnerais lêtre, et que jaurais conscience de me le donner. Ici, lévidence de la création continuée, et de la discontinuité du temps, que Descartes avait déjà prouvée par ailleurs, est seulement appliquée au moi. Ma conscience me révèle mon insuffisance et ma finitude ; elle mapprend que, ne contenant pas ma propre raison dêtre, je ne contiens pas non plus la raison qui me prolonge dans lêtre.
Où lon peut voir que la troisième preuve se réduit à la seconde ; ce qui fait quil en reste deux
Cest de tout être quil convient de penser quil requiert à chaque instant le recours à Dieu. Mais cette évidence qui est générale, trouve ici, au moment des Méditations de Descartes où nous sommes parvenus, le seul point dapplication quelle puisse recevoir. En effet, je ne connais avec certitude quun seul être fini, celui de mon moi. On voit donc que la troisième preuve se réduit à la seconde. Dieu est invoqué, dans les deux cas, comme cause nécessaire de mon moi, dabord considéré comme contingent, puis considéré dans le temps.
Cest pourquoi les Principes unissent tout à fait la seconde et la troisième preuve. Après avoir, dans les Principes, formulé la seconde preuve, Descartes dit en effet : « Je ne crois pas que lon puisse douter de cette démonstration, pourvu quon prenne garde à la nature du temps ou de la durée de notre vie ». Par conséquent, lorsquon prend garde à la durée du temps et de notre vie, la démonstration qui prouve Dieu comme cause du moi devient encore plus claire, mais cest bien la même.
La réduction à deux des trois preuves, la première étant inchangée, nous pouvons constater que, dans la première Dieu a été posé comme cause de son idée en moi, et dans la seconde (qui résulte de lassimilation de la troisième à la seconde), il a été posé comme cause de mon moi lui-même. Faut-il donc parler dans la Méditation troisième, ou encore dans les paragraphes
Où lon voit que, chez Descartes, les deux preuves résultantes sont identiques et inséparables : révélation de son changement de point dappui
« Jai demandé » dit-il, dans les Premières réponses, « savoir si je pourrais être en cas que Dieu ne fût point, non tant pour apporter une raison différente de la précédente que pour expliquer la même que plus exactement. » Par conséquent, il déclare que la seconde preuve explique seulement la première, ce qui étonne Alquié qui vient de souligner le caractère idéaliste de la première et le caractère réaliste de la seconde.
Celui-ci croit en définitive que laffirmation de lunité des deux preuves par Descartes éclaire de façon remarquable à la fois la nature de lidée et la nature du moi, et montre, en un sens, leur unité profonde . Elle révèle que le moi est idée de Dieu. Et cest pourquoi le passage à Dieu éclaire et révèle la nature du cogito lui-même. Cest pourquoi, aussi, peut être résolu ce problème si complexe ? Comment Descartes peut-il changer de point dappui ? Car enfin, toutes les objections quon a faites à Descartes à ce sujet, toutes les difficultés dites du cercle cartésien sont là. Comment, ayant dabord appuyé toute sa connaissance sur le « je pense », Descartes peut-il tout dun coup changer de point dappui et la faire reposer sur Dieu ? Il est bien évident que ce problème ne peut être résolu que si Dieu apparaît lui-même comme le fondement du « je pense », et que si une dialectique ontologique nous permet de passer de lun à lautre par un véritable élargissement de notre pensée, et sans quil y ait vraiment une rupture dans lordre cartésien.
Pour comprendre lidentité de ces deux preuves, il faut remarquer tout dabord, que la première preuve, la preuve par la causalité de lidée, na de sens quen fonction de laffirmation ontologique du moi comme être fini. Doù limportance davoir insisté sur le fait que le moi est un sum. Cest que précisément si le contenu du « je pense » était lentendement humain en général, on ne voit pas comment la preuve par la causalité de lidée pourrait jouer. La preuve par la causalité de lidée, que dit-elle ? Elle dit que jai en moi une idée qui a une réalité objective infinie, et que mon moi, mon ego, ce moi qui a été saisi au début de la Méditation seconde, ne peut pas être la cause de cette idée, puisque précisément il est fini. Par conséquent la preuve par la causalité de lidée repose sur laffirmation explicite du cogito comme ego, et comme sum, et non seulement comme intellectus, elle suppose le moi, comme moi doutant, comme moi désirant, comme moi voulant, puisque, on le sait, Descartes invoque, pour prouver que le moi est fini, le fait que je désire, et que je ne possède pas ce que je veux, et donc que je me sens moi-même comme fini. Il laisse même ajouter dans la traduction française : qui aime et qui hait. Donc, cest parce quil est un moi aimant, un moi désirant, un moi haïssant, un moi doutant, cest-à-dire un moi personnel fini, que le moi ne peut pas être lidée de Dieu.
Mais, dautre part, il est évident que dans la seconde preuve, la preuve par la causalité du moi, le moi qui requiert la causalité divine nest pas un être fini quelconque, il faut que lidée de linfini soit en lui, lidée de Dieu.
Descartes indique en ce sens que lidée de linfini est première par rapport à lidée de moi-même, et que je me connais comme fini quà partir de lidée de linfini. Les deux preuves ne sont donc pas séparables et cela confirme que le cogito est essentiellement renvoi à autre chose que soi, cest-à-dire renvoi à lêtre. Or, ce renvoi à lêtre, cest le propre de lidée, puisque comme on la dit, lidée est essentiellement représentative. Si, chez Descartes le cogito vit, au débutdelaMéditation troisième une pareille solitude, cest parce que précisément il est cogitatio, et que la cogitatio est toujours la cogitatio de quelque chose, est toujours le renvoi à autre chose. Cest ce renvoi que Descartes décrit comme une gêne et comme une douleur, et qui feront place, à la fin de la Méditation troisième à cette joie ; tant il est vrai quil y a dans les Méditations des termes affectifs que Descartes ne craint pas de donner comme tels.
Le cogito, donc, se présente dabord comme renvoi à son propre être, renvoi à lego, renvoi au sum, et puis comme envoi à Dieu. Mais il ny a là quun approfondissement du cogito premier, puisque la conscience du fini, nest possible que par la conscience préalable de linfini. La conscience de soi suppose en son fond la conscience de Dieu. Lêtre infini est donc toujours premier et déjà présent ; cest son idée qui, on la vu, au moment de laffirmation de la création des vérités éternelles, nous a permis de dépasser toute chose finie vers ce qui la fonde. Cest également son idée qui nous a permis, dans le doute et dans le cogito de dépasser tout objet, puis de saisir le moi lui-même comme fini. On peut dire, par conséquent, que, dans le doute et dans le « je pense », Dieu est implicitement présent ; toute conscience du fini est conscience implicite de linfini. Cest pourquoi la preuve de lexistence de Dieu est toujours formulée non pas à partir du fini comme tel, mais à partir de la conscience du fini, conscience qui suppose celle de linfini. Donc, comme on le voit, la première preuve renvoie à un cogito essentiellement et ontologiquement défini comme un ego et un sum. Et la seconde preuve renvoie à lidée de Dieu, puisque ce qui a nécessairement pour cause Dieu nest pas moi en tant quêtre fini, cest moi en tant que conscience, cest-à-dire comme être fini se connaissant comme fini ; cest moi ayant lidée de Dieu. La conscience que je prends de ma finitude et celle que je prends de Dieu ne sont quune seule et même conscience, dont Dieu et le moi sont les deux pôles successivement affirmés. Cest pourquoi Descartes, à la fin de la Méditation troisième, après avoir dit que Dieu a laissé sa marque en moi, comme un ouvrier laisse sa marque en son ouvrage, ajoute : «Et il nest pas nécessaire que cette marque soit quelque chose de différent de ce même ouvrage ». Cette affirmation signifie que je ne peux pas dire que lidée de Dieu soit en moi, mais que je suis lidée de Dieu.
Transformation de lidée en moi de Dieu en : je suis lidée de Dieu (lhomme nest pas un être fini comme les autres êtres finis)
Quest-ce que lidée de Dieu, précisément ce qui, devant tout objet fini, dépasse ce fini vers linfini ? Lhomme est le signe de Dieu, et dire quil est le signe de Dieu sur terre, cest dire quil est essentiellement celui qui se sent fini. Il nest pas un être fini comme les autres êtres finis. Car il y en a bien dautres ! Un animal est un être fini, mais il ne se sait pas fini. Se savoir fini, cest déjà savoir quil y a Dieu. Cela revient à dire que, pour Descartes, linfini est la condition de toute pensée. Et ajoutons une fois encore quil en est la condition ontologique plus que logique. En ce sens, on peut dire que les Méditations ne démontrent pas lêtre, elles le retrouvent, et elles le retrouvent comme la condition même de toute pensée. Dieu, dans le prochain chapitre consacré à la véracité divine, pourra fonder toute vérité. Et cest pourquoi Descartes peut écrire à Clerselier : « Lidée de linfini, comprenant tout lêtre, comprend tout ce quil y a de vrai dans les choses. »
La connaissance, après avoir été rattachée à lêtre du moi qui est un milieu entre lêtre et le néant , elle se rattache à lêtre de Dieu qui, seul est véritablement être. Si elle est rattachée à lêtre du moi, les idées sont seulement subjectives. Si lhomme est seul en ce monde, ce monde est un rêve, ce monde est une fable, ce monde est une histoire. Si, au contraire, les idées sont rattachées à Dieu, toute leur vérité apparaît. Cest pourquoi on peut dire que les idées scientifiques et les idées métaphysiques ne sont pas de même nature chez Descartes. Les idées métaphysiques traduisent en moi une véritable présence de lêtre. Lêtre est clair, cest-à-dire présent ; il est indéfinissable, il ne peut être concerné par aucune idée de type mathématique ou de type objectif ; et il est évident et non conceptualisable ; il est, comme Descartes le dit, le Dieu conçu et non compris ? Et cest pourquoi il est essentiellement fondement, fondement de toute idée envisagée jusquà sa racine ; il se découvre à qui pense jusquau bout son idée, car comme le dit encore Descartes, on ne peut penser à rien sans penser en même temps à notre esprit qui le pense et cest ainsi que se découvre le cogito et on ne peut penser à notre esprit fini sans penser à linfini qui le fonde et le crée et cest ainsi que se découvre Dieu.
Ce qui, depuis les Règles de la direction de lesprit, est maintenant compris
Dans ces Règles, toutes les idées étaient de même plan. Cest pourquoi nous avions trouvé laffirmation « je pense » ou « jexiste », au milieu de mainte autre affirmation du type : un triangle est terminé par trois lignes, une sphère a une surface continue, etc. Maintenant, au contraire, nous comprenons que toute idée considérée dans son être est nécessairement rattachée soit à lêtre du moi, soit à lêtre de Dieu. Par conséquent, lêtre du moi comme lêtre de Dieu ne sont pas des notions, mais sont vraiment des êtres, et, en ce sens, des fondements.
Il y a deux principes qui rattachent lidée à sa cause, deux principes qui se rejoignent sur le plan de Dieu
Chez Descartes, il est de fait que le rapport de lidée et de sa cause est tantôt considéré sur le type dune causalité exemplaire, cest le cas lorsquil déclare que si je pense à une machine remarquable, cest peut-être parce que jai vu une pareille machine pleine dartifice ; tantôt sur le type dune causalité non exemplaire, cest le cas lorsque Descartes déclare que lidée détendue peut être créée par le moi, car le moi, dit-il a plus de réalité quelle. Ici la cause est dite éminente et la causalité joue entre des réalités hétérogènes. Il ny a rien de commun entre létendue et la pensée. Et pourtant Descartes admet très bien, ne fût-ce dailleurs quen fonction de largument du rêve que ma pensée peut créer lidée de létendue. Donc, on le voit, il y a deux principes qui rattachent lidée à sa cause : la cause de lidée peut être son modèle, mais elle peut être également quelque chose qui a plus de réalité quelle et qui nest pas du même ordre quelle. Or, l originalité de Descartes, dans la Méditation troisième, cest quil ne distingue pas ces deux principes, mais quil les unit au niveau de Dieu. Plus exactement encore, cest parce quil les unit au niveau de Dieu quil peut justifier le second par le premier, cest-à-dire quil peut nous montrer que les idées ont une valeur représentative.
Comment Descartes raisonne-t-il en effet ? Il commence par examiner un certain nombre didées dobjets physiques, en se demandant si lêtre de ces objets existe. Or, chaque fois quil opère une pareille recherche, il établit que, de lidée dun objet fini, je ne puis conclure que cet objet existe, et ici joue précisément lhypothèse selon laquelle la causalité que requiert lidée peut unir des réalités hétérogènes. Lhypothèse selon laquelle le rapport de lidée et de sa cause peut être le rapport de deux réalités hétérogènes, suffit donc à mempêcher détablir entre lidée et son objet un rapport dexemplarité. Puisque dans le rêve, je rêve à des arbres sans être pour autant moi-même un arbre, puisque donc ma pensée peut être la source de lidée dun arbre, ou de lidée dune forêt, ou de lidée de lespace, je ne suis jamais sûr, devant un objet fini, quil nen soit pas de même, cest-à-dire que lidée de cette lampe, au lieu dêtre causée en moi par une vraie lampe, ne soit pas causée en ma pensée par mon moi lui-même. Je peux donc être cause de toutes mes idées, comme on voit dans le rêve, je peux être cause de lidée que je possède du Monde des choses. Et cest pourquoi, devant toute idée finie, je dois douter de la réalité quelle me représente. Mais précisément, au niveau de linfini et delle seule, je ne peux plus douter. Pourquoi ? Parce que, là, les deux formes de causalité se rejoignent.
Certes, lidée dinfini nest pas représentative de Dieu comme lidée de cercle est représentative du cercle, puisque je ne puis comprendre Dieu. Lidée de cercle me représente tout le cercle, alors que lidée de Dieu ne me représente pas la totalité de Dieu. Et pourtant, elle est la présence au moyen de laquelle je mesure ma propre insuffisance, et linsuffisance de tout objet fini. Et je conçois Dieu, comme dit Descartes, tel quil peut être en idée. Lidée de Dieu est par conséquent telle que je suis sûr que sa cause est représentée par elle, dans la mesure même où je suis sûr que cette cause doit avoir pour le moins autant de réalité quelle.
Voilà comment les deux principes se rejoignent, et comment, se rejoignant sur le plan de Dieu, le caractère exemplaire, cest-à-dire représentatif, des autres idées sera fondé. Le prochain chapitre de la véracité divine nous le fera comprendre encore mieux.
Donc, cette idée de Dieu, cest bien linfini présent en moi, et en même temps présent comme absent, si lon peut dire, puisqu il y a une sorte de chute, de déchéance quand on passe de la réalité en soi à son idée. Lidée de Dieu, cest linfini comme idée.
Le passage à Dieu, chez Descartes, est le fruit dune dialectique proprement ontologique, qui ne peut se révéler quau sein dune méditation vécue. Il sagit de tirer au clair et dexpérimenter le rapport de Dieu et de moi-même, de découvrir la preuve de lexistence de linfini dans le fait que je mapparais comme un être insatisfait, limité, plein de désirs, nayant pu me saisir moi-même avec certitude quà la suite du doute, cest-à-dire après avoir nié toute espèce de choses, être se sentant causé et créé dans un temps discontinu, être ne contenant pas sa propre raison. Et cest pourquoi, à la fin de la Méditation troisième, Descartes nous dit quen contemplant Dieu, il éprouve une des joies les plus grandes que lon puisse ressentir en cette vie. Serait-ce le cas, il faut se le demander, si la Méditation navait pas un caractère affectif et vécu ? Il faut croire que cet homme qui a tant vécu, et fait des découvertes aussi éminentes, quand il nous déclare quil ressent une des joies les plus grandes quon puisse avoir en cette vie, donne à sa Méditation non pas le caractère dune démonstration de type logique, mais le caractère dune véritable adoration dun être quil découvre en lui, et quil découvre comme être.
La quatrième preuve, dite preuve ontologique, telle quelle se trouve dans la Méditation cinquième
Cest depuis Kant que cette preuve est appelée ontologique du fait que Dieu y est démontré a priori, et à partir de son idée. Il y a en effet en nous une idée de Dieu comme être infini et parfait. Or, de même que, de lidée dun triangle, on peut déduire que la somme de ses angles est égale à deux droits, et cela bien entendu sans se poser à lavance quil existe un triangle, de même, de la seule idée de lêtre souverainement parfait, cest-à-dire possédant toutes les qualités positives, on peut déduire que Dieu est, car, sil ne possédait pas lexistence, il manquerait à cet être une perfection, ce qui est contraire à sa définition même.
Néanmoins, ici, il semble que la preuve soit dun autre type, quelle soit conceptuelle, mathématique. Elle ne paraît pas, comme les autres, se borner à révéler un être déjà présent. Elle semble supposer que lon puisse raisonner sur une essence avec vérité avant de savoir si son objet existe. Elle semble supposer aussi, comme Kant le lui reprochera, que lexistence puisse être tirée de lessence ou puisse être attribuée à lessence à titre de pure qualité, de propriété. Certes, lexistence nécessaire est la propriété du seul Dieu. Mais le fait dêtre rond est le fait du seul cercle, et, par conséquent, le type de raisonnement peut demeurer analogue. On partirait de lessence dabord posée de lidée comme essence, et on en tirerait, de cette essence, des conclusions. Cest pourquoi M. Guéroult, voulant maintenir le caractère mathématique de la preuve, et voulant justifier la logique de Descartes, estime que la preuve de la cinquième Méditation suppose elle-même la véracité divine, véracité qui fera lobjet du prochain chapitre[24].
Alquié ne croit pas que cette interprétation soit exacte pour les raisons principales suivantes.
Dans le Discours de la méthode, la preuve ontologique succède aux autres preuves, avant que ne soit formulée la véracité divine, et dans un mouvement de pensée qui est celui même des Méditations, cest-à-dire selon lequel toute réflexion sur une essence finie renvoie à Dieu.
Dans le résumé qui termine les Secondes réponses, et surtout dans la première partie des Principes de la philosophie, la preuve ontologique est donnée avant les autres[25]. Dans la Méditation cinquième même, il est difficile de penser que la preuve ontologique ne prouve rien et soit une sorte de cercle, ce qui serait le cas si linterprétation de M.Guéroult était la bonne[26].
« Lexistence de Dieu », dit cependant Descartes, et M. Guéroult y insiste, doit, selon cette preuve, passer « au moins pour aussi certaine que jai estimé jusquici toutes les vérités des mathématiques ». Et, nous lavons vu, Descartes nhésite pas à assimiler sa preuve aux démonstrations mathématiques. Pourquoi ? Alquié croit que, tout dabord, Descartes est soucieux déviter le reproche de sophisme grossier que les esprits superficiels adressent toujours à la preuve, preuve qui leur paraît supposer dès lorigine quil faut démontrer, à savoir lexistence de Dieu[27]. Pour montrer quil ny pas de sophisme, les partisans de la preuve ontologique ont chacun une méthode, notamment Malebranche et Saint Anselme. Seule celle de Descartes, par son recours aux sciences mathématiques, retient notre attention. Que veut-il montrer en effet ? Que de même que je peux, dans les sciences mathématiques dire avec vérité ce quest le cercle, ce quest le triangle, sans savoir dabord sil existe un cercle ou sil existe un triangle, de même je peux démontrer lexistence de Dieu sans avoir affirmé dabord que Dieu est. Rien ne peut éclairer davantage les esprits qui voient dans largument ontologique un sophisme que de leur faire remarquer que les mathématiques, auxquelles ils croient, raisonnent de même, à partir dune simple essence, et donc que la preuve ontologique est « pour le moins aussi certaine » quelles. Voilà ce que signifie la phrase de Descartes. Ce qui nimplique pas, remarquons-le, que la preuve ontologique ne soit pas en réalité plus certaine que les démonstrations mathématiques, et Alquié croit quelle lest. Comment pourrions-nous croire que Descartes admette que cette preuve ne prouve Dieu quautant quil a été démontré par un autre, ce qui reviendrait à dire quelle ne prouve rien du tout ? Si ; la preuve prouve. Mais, en tout exposé de la preuve ontologique, il faut distinguer la preuve elle-même, et largument ajouté par lequel lauteur établit quelle nest pas un sophisme grossier que les esprits superficiels y veulent voir. Voilà où interviennent, pour Descartes, les mathématiques.
La preuve ontologique dans ses rapports avec les autres preuves, et la différence quelle présente avec elles
Selon lavis dAlquié, la preuve ontologique est inséparable des autres, et elle est semblable aux autres, ce quil ambitionne de montrer pour finir. Elle repose, comme les autres preuves, sur une sorte de rapport vécu entre le cogito et Dieu. Et tout lobjet de ce présent chapitre a été de montrer que toutes les preuves cartésiennes de lexistence de Dieu reposent sur un tel rapport. La différence entre la preuve ontologique et les autres preuves, cest qu au lieu de partir, dans cette relation indissoluble qui constitue le « je pense », du pôle cogito, elle part de lautre pôle, à savoir de lidée de Dieu comme être parfait. Mais tout ce qui vient dêtre dit avait précisément pour fonction de montrer que ces deux pôles sont inséparables, et tout cela cest non seulement le « je pense » mais le « je me pense comme être fini ». La preuve ontologique oublie si peu le « je pense », et sa liberté, que Descartes, lexposant, remarque que la nécessité de Dieu contraint le cogito, et comme il le dit, quil nest pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence. « Il nest pas en ma liberté », là encore, la réalité infinie de Dieu me contraint, moblige ; cest elle qui fait que je ne peux pas concevoir un Dieu sans existence ? Et cette contrainte sexerce sur ma volonté.
Les preuves cartésiennes inséparables de la théorie de la création des vérités éternelles
[Dans cette optique de contrainte], la structure mathématique elle-même, la résistance quelle impose à lesprit, sont interprétées par Descartes comme le signe de la présence de lêtre. On retrouve toujours, au fond de tout cela, la présence de la théorie de la création des vérités éternelles, cest-à-dire lintuition profonde selon laquelle toute essence finie doit être dépassée vers linfini qui la fonde. Cette passivité mentale, cette véritable passion de lesprit, passio mentis, qui est le propre de la saisie de lidée, ne peut être comprise jusquau bout que si je trouve lêtre qui mimpose en effet cette idée, et qui est Dieu. Et cest cette raison qui a conduit Alquié à ne pas séparer la doctrine cartésienne de la réalité objective des idées et la doctrine cartésienne des essences. Cest pourquoi il estime aussi que les preuves cartésiennes de lexistence de Dieu sont inséparables les unes des autres, et quelles sont inséparables aussi bien de la théorie de la création des vérités éternelles que dune claire compréhension du « je pense ». Aussi Descartes pourra-t-il au Père Mesland, le
Si donc il est vrai que la preuve ontologique a lair de traiter lidée de Dieu comme une autre idée, il demeure quelle na précisément de sens que parce que lidée de Dieu, contrairement à toute autre idée, nest véritablement atteinte par lesprit quau moment où lesprit conçoit Dieu comme parfait, et donc comme suprêmement réel. On peut redire ici que nier Dieu, cest ne pas penser à Dieu ; concevoir Dieu, cest le concevoir existant. Si lon conçoit Dieu comme nexistant pas, on ne sélève pas comme il faut, comme le dit Descartes, à lidée de Dieu. On confond lidée de Dieu avec une idée quelconque, et la preuve, cest quon la dépasse et quon la nie. Par conséquent, ici encore, lêtre révèle sa présence. Dans le cas unique de lidée de Dieu, le cogito est forcé de sortir de soi, et de reconnaître que ce quil découvre en lui, nest plus une idée de type scientifique, idée, on la vu, quon peut toujours mettre en doute, mais lêtre même.
Est-ce à dire que la preuve ontologique najoute rien aux autres ?
Si, bien entendu ; ce quelle établit, cest quà nier cet être dont elle emprunte tout son sens, la pensée se met en contradiction avec elle-même, et nie sa validité de pensée. Cest pourquoi la preuve ontologique est comme lenvers de la doctrine de la véracité divine. Raison pour laquelle Alquié ne croit pas du tout à linstar de M. Guéroult, quelle la suppose. Mais de fait que, dans les Méditations, elle lui succède, cest quelle en est lenvers. Pourquoi lenvers ? Parce que la démarche de Descartes, jusque-là, nous a montré que la pensée ne sait pas dabord quelle est ancrée sur lêtre. Mais bien que nétant pas ancrée sur lêtre, elle peut cependant raisonner logiquement, et valablement, dans le domaine hypothético-déductif. Supposons en effet que je sois seul au monde, que le monde soit un rêve ; je pourrais quand même madonner aux sciences mathématiques. Il ny a pas au monde un seul triangle, Mais il demeure que je peux faire des mathématiques, et démontrer telle propriété du triangle ou du cercle. Mais dans la preuve ontologique, je suis en face dune démonstration, de type mathématique apparent, dans laquelle, si je naffirme pas « lêtre » de Dieu, je me contredis dune manière interne. Ici, dans la mesure où la pensée ne sancre pas sur lêtre, elle apparaît comme contradictoire, contradictoire puisquelle déclare que lêtre infini nest pas infini, que lêtre qui a toutes les perfections na pas toutes les perfections, puisquil en manque une. En revanche, et par réciprocité, quand elle affirme Dieu, la pensée justifie non seulement lexistence de Dieu lui-même, mais la validité interne de toutes ses idées. Cest ce que la doctrine de la véracité divine va se charger détablir maintenant.
B LA VÉRACITÉ DIVINE CHEZ DESCARTES
La véracité divine dans la quatrième partie du Discours
Parce quelles viennent de Dieu, nos idées ou notions, étant des choses réelles, doivent apparaître comme vraies
Rattachées au seul cogito, les idées apparaissent en effet comme purement subjectives donc comme fausses, fausses puisquelles sont infidèles à leur essence, essence constituée par une prétention à lobjectivité. Car les idées se donnent comme des tableaux, des images de choses qui existent hors de nous.
Si, au contraire, elles sont rattachées à Dieu, cest-à-dire à lêtre, et à lêtre qui est la source de tous les êtres créés, nos idées doivent apparaître aussitôt comme vraies. Autrement dit, tant quelles sont rattachées au moi, les idées ont une sorte de fausseté matérielle, puisque lidée, par définition et par essence, se donne comme ce qui représente ce qui nest pas elle. Si donc toute la réalité de lidée se ramène à celle du moi, si les idées ne répondent pas aux choses, elles ont une fausseté intrinsèque;si, au contraire, le fondement ontologique de lidée est Dieu, non seulement lêtre, mais lêtre qui a créé tous les autres êtres, les idées sont vraies.
Il semble donc que la découverte de Dieu devrait suffire, et cela selon un schéma fort simple, à fonder la vérité des idées. Ce schéma fort simple, cest celui que nous trouvons dans la quatrième partie du Discours de la méthode, où la véracité divine, si lon peut, dans ce texte très court, parler vraiment de véracité divine, où, en tout cas, ce qui répond à la doctrine de la véracité divine, est présenté dans latmosphère même de la découverte de Dieu, à partir de la pure réflexion sur les vérités physiques, et, selon Alquié, dans le prolongement direct de la théorie de la création des vérités éternelles. « Doù il suit », écrit en effet Descartes, « que nos idées ou notions, étant des choses réelles et qui viennent de Dieu , en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies ».
Ce texte est extrêmement sommaire, et, si lon sen tient à lui, la véracité divine se réduira à ce qui vient dêtre exposé. Car, ici, le problème du caractère représentatif des idées nest même pas posé. Les idées sont vraies en ce quelles sont réelles : il nest nullement fait allusion au fait quelles représentent autre chose quelles ; elles sont quelque chose, Dieu est leur source, elles sont donc vraies. Dun autre côté, on peut remarquer que, dans ce texte, les différentes vérités ne sont pas, comme elles le seront chez Malebranche, vues en Dieu ; elles sont posées par Dieu, hors de lui, elles sont créées. Mais Dieu est le garant de ces idées. De la sorte, la notion de création des idées par Dieu implique à la fois que les idées sont séparées de Dieu et quelles sont valables, puisque cest précisément par Dieu quelles ont été faites. En un mot, Dieu garantit les idées en ce quil est la cause, et la source de leur être.
La véracité divine dans les Méditations
Dans les Méditations, la doctrine de la véracité divine est beaucoup plus complexe. Il sy exprime trois nécessités principales :
en premier lieu, dune façon implicite, la nécessité dun Dieu véridique[28].
On dira que cela est nécessaire pour répondre aux hypothèses même de la Méditation première, qui sont précisément lhypothèse dun Dieu trompeur, et celle du malin génie. Il paraît évident, en effet, que le doute a pris chez Descartes laspect dune déception intersubjective. La question quil a posée a été exprimée dans le langage du rapport entre plusieurs consciences. Le Dieu trompeur, le malin génie, ce sont dautres consciences que la mienne, qui tromperaient la mienne. Il faut donc maintenant, pour que nous sortions de ces doutes, que Dieu soit véridique et quil apparaisse à son tour comme une autre conscience, comme lauteur dun langage qui ne saurait mentir, et quil y apaise comme tel, notre peur dêtre trompé.
Dautre part, le Monde de Descartes, pour des raisons dont nous avons vu les sources, est souvent appelé par lui, une fable. Il suppose donc, dans la mesure même où il est un langage, dans la mesure où la physique est une façon de parler, il suppose un être parlant, un être disant cette fable, et ne pouvant pas mentir.
La doctrine nen demandera pas moins une explication plus approfondie basée sur une réflexion sur ce que pourrait être un Dieu trompeur, et sur ce quest en réalité le Dieu véridique.
en second lieu, plus profondément, la nécessité dun Dieu qui ne saurait être trompeur, comme pourrait lêtre le malin génie ou les hommes.
En une doctrine où, ne loublions pas, même les vérités logiques sont librement créées par Dieu, où Dieu est lunique cause de tout ce qui est, où Dieu crée chaque chose instant par instant, dans une telle doctrine, la question « Dieu est-il trompeur ? » ne saurait avoir sa signification ordinaire. Dieu peut-il être trompeur, comme éventuellement un homme, ou le malin génie lui-même, pourraient être trompeurs ? Non. En effet, on parle toujours de mensonge et de tromperie par référence à un ordre de réalité extérieur au menteur lui-même. Si je mens, cest que je dis autre chose que ce que jai constaté, ou que ce que je sais être vrai. Or Dieu, cela va sans dire, ne saurait mentir comme mentent les hommes, cest-à-dire en disant autre chose que ce quil constate être vrai, et ceci pour une raison fort simple, cest quil ne constate rien. Dieu nest daucune façon passif ; Dieu crée, Dieu fait, et tout ce quil pense est par le fait quil le pense. Donc, Dieu na rien à constater. Il ny a rien de passif dans sa connaissance, il fait être tout ce qui est.
en troisième lieu, la nécessité pour lhomme délever sa pensée à celle dun Dieumisàsavéritableplace,àcelle dun Dieu absolument infini qui crée tout.
Affirmer que Dieu nest pas trompeur, ce nest donc pas seulement rectifier lhypothèse dun malin génie ou de quelque Dieu imparfait qui pourrait mentir comme le font les hommes, cest sélever à une idée de Dieu qui met Dieu à sa véritable place, qui est celle de lêtre absolument infini qui crée tout. Donc, dire que Dieu nest pas trompeur, cest affirmer quil ne peut pas avoir accompli deux créations divergentes, celle des choses et celle des idées. Dire que Dieu nest pas trompeur, cest dire quil est un. Et ce qui fonde la véracité divine, cest lunité même de Dieu, cest lêtre de Dieu, cest linfinité de Dieu.
Les raisons pour lesquelles, dans les Méditations, Descartes sexprime en termes de véracité et de mensonge
Selon Alquié, Descartes, au risque dobscurcir son propos, utilise ces termes parce que le problème des Méditations est un problème ontologique qui consiste avant tout à se demander si quelque chose dans le réel répond ou non à nos idées. Cest cette référence de lidée à son objet qui, du point de vue humain, nous fait songer à une possible tromperie.
Du point de vue de Dieu, cela na absolument pas de sens. Il est bien évident que Dieu ne peut pas être trompeur ; il est bien évident que Dieu ne peut pas samuser à créer, dune part, un ordre des choses, et dautre part, un ordre des idées.
Mais du point de vue de lhomme, cette hypothèse a un sens, et elle a un sens, parce que, précisément, lidée humaine se présente comme un tableau, se présente comme une image, parce que lidée humaine a une valeur représentative, parce que lessence de lidée humaine est constituée par le fait quelle renvoie à quelque chose dextérieur. On peut donc toujours se demander si lauteur de cette idée nest pas trompeur, cest-à-dire si cest à bon droit que lidée renvoie ou ne renvoie pas à son objet.
Double fonction de la véracité divine
Lune fonde lidée en ce quelle est quelque chose
La véracité divine justifie nos idées comme idées, cest-à-dire dans la mesure où, comme dit Descartes, lidée est en elle-même quelque chose et non un pur rien. En ce sens, celui qui est celui du Discours de la méthode et de pas mal de textes des Méditations, on peut à peine parler de véracité ; lidée est fondée comme véridique, comme vraie, indépendamment de toute référence à un réel qui lui serait extérieur. Les idées claires, dit Descartes, sont quelque chose. Elles sont donc vraies. Mais il fait remarquer quon ne fonde guère ici quune hypothèse hypothétiquement-déductive.
Lautre fonde lidée en ce quelle est la représentation de quelque chose
La certitude fondée, cest celle des essences, cest celle des sciences mathématiques, cest celle des sciences qui, comme Descartes la remarqué dans la Méditation première, ne se mettent pas « beaucoup en peine » de savoir si les choses dont elles traitent « sont dans la nature ou si elles ny sont pas ».
Ainsi la véracité divine, mise surtout en jeu dans les Méditations trois, quatre et cinq[29], justifie doublement nos idées
En bref ce qui est fondé, cest la certitude mathématique ; elle est fondée indépendamment de toute référence au réel[30], toute réalité formelle étant encore tenue pour celle du moi lui-même. Il y a là une réalité de lidée comme idée, et non pas de lidée comme référée à son idéat[31].
Il y a donc un premier sens de la véracité divine, selon lequel elle signifie simplement ceci : lidée est quelque chose, et non pas un pur rien, Dieu est sa cause, lidée est donc vraie. Cest essentiel, mais cela ne constitue pas le tout. En effet, la véracité divine doit fonder non seulement la mathématique, mais encore la physique. Nous avons vu Descartes nous proposer sa physique comme une simple fable, comme une simple reconstruction, selon lesprit, dune nature dont on peut penser que la réalité dernière demeure inconnue, inconnaissable même. Cest cette physique quil veut maintenant fonder.
Le rôle joué par la véracité divine, dans la Méditation sixième, en vue de fonder la physique
Laphysiquedoitêtrefondée, à la foiset premièrement, comme science mathématique, puis réellement
Comme science mathématique, elle est précisément fondée dans les Méditations trois, quatre et cinq. Il faut maintenant la fonder réellement, cest-à-dire en montrant que cette physique géométrique porte vraiment sur des corps réels, sur les corps tels quils sont et tels quils existent. Là aussi la véracité divine aura un rôle essentiel qui apparaîtra cette fois-ci dans la Méditation sixième. Et ici, on comprend que Dieu devra être dit, à proprement parler, véridique, non pas au sens où nous venons de le voir, cest-à-dire non pas au sens où il est cause didées qui, comme idées, sont essentiellement vraies, mais au sens où il va garantir non plus seulement lidée en elle-même, mais lidée comme tableau, cest-à-dire lidée dans sa correspondance avec le monde réel.
Mais, ce quil nous faut bien comprendre cest que ces deux rôles ne peuvent être séparés, et que cest précisément parce quils ne le seront pas que la physique pourra être fondée. Car pour que la physique soit fondée, il faut à la fois quelle soit fondée comme étant mathématique, cest le premier rôle de la véracité divine tel quil vient dêtre défini, et il faut ensuite quelle le soit comme portant sur lêtre même des choses, et cest le second sens dans lequel la véracité divine est encore définie. Dans ce dernier sens il faut que la physique ne fasse quun avec lêtre.
Par conséquent, pour tout ce qui vient dêtre dit, lhypothèse du Dieu trompeur se révèle comme double (sur lidée en elle-même ou comme tableau) et, par là même, la certitude du Dieu véridique qui la réfute et qui prend sa place, se révèle elle-même comme double. Les deux hypothèses sont doubles dans la mesure où la nature, et lessence même de lidée, est chez Descartes quelque chose de double. Lidée a une réalité intrinsèque dans la mesure où elle est une essence, dans la mesure où elle est considérée dune manière mathématique, dans la mesure, comme dit Descartes, où elle est en elle-même quelque chose, indépendamment de toute référence au réel ; et, deuxièmement où elle est référencée à autre chose quelle-même, ce pourquoi, dans le passage du Discours aux Méditations, nous avons vu sintroduire les mots de mensonge et de tromperie.
Le Dieu véridique en charge de garantir à la fois la structure de notre raison et sa portée ontologique
Le Dieu trompeur pourrait nous tromper soit dans lévidence mathématique même, cest-à-dire quand nous nous fions à la pure structure de notre raison, soit dans notre affirmation ontologique. Et, par conséquent, le Dieu véridique doit garantir à la fois la structure de notre raison[32] et sa portée ontologique[33]. Cest pourquoi la véracité divine apparaît à plusieurs reprises dans les Méditations, et toujours comme le mouvement symétrique et inverse, et, si lon veut, comme lautre versant du mouvement qui nous a dabord élevés à Dieu[34]. Et, en effet, Descartes soucieux de science et daction sur le monde, après chaque mouvement qui lélève à Dieu, au lieu de sen tenir à ce niveau divin, et à la pure contemplation, essaie de découvrir, comme il le dit, un chemin qui nous conduise « de cette contemplation du vrai Dieu à la connaissance des autres choses de lUnivers ». Le chemin cest la véracité divine. Ainsi, ici comme ailleurs, on le voit, cest la théologie qui rend la science indépendante, qui fonde, si lon peut dire, la libre pensée. Car, si Dieu est véridique, et lentendement quil nous a donné pour connaître est absolument infaillible, nous pourrons user de cet entendement sans nous soucier de rien dautre, et nous pourrons connaître parfaitement ce que nous connaissons clairement.
Les questions que pose la véracité divine
Y a-t-il dans tout ceci un cercle ?
Alquié se propose de répondre brièvement à cette première question.
Descartes, en effet, établit la valeur des idées claires en sappuyant sur Dieu. Mais comment a-t-il démontré Dieu, sinon en sappuyant sur la valeur des idées claires ? Là serait le cercle[35].
Alquié tire argument, et il prétend quil est essentiel, des affirmations de Descartes lui-même qui figurent dans nombre de ses textes. Il y affirme que la véracité divine est nécessaire au fondement de toute idée quelle quelle soit, et que sans elle rien, même en mathématiques, ne peut être connu. Les Secondes réponses déclarent en ce sens quun athée ne peut connaître « que les trois angles dun triangle sont égaux à deux droits par une vraie et certaine science ». Les Principes diront que, lexistence de Dieu, une fois connue, « même le vérités de mathématiques ne nous seront plus suspectes », ce qui prouve quelles létaient avant que lexistence de Dieu ne soit connue. Et le Discours de la méthode, également, déclarait que « cela même que jai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses que nous concevons très clairement et très distinctement sont toutes vraies, nest assuré quà cause que Dieu est ou existe ».
Rien, dans lordre des idées, ne peut être connu sans la véracité divine ; pas même les vérités mathématiques, et Descartes est sur ce point absolument catégorique. Pourquoi ny a-t-il pas de cercle ? Alquié ne voit quune solution à ce problème. Il faut admettre, selon lui, que le cogito dune part, et Dieu dautre part, ne sont pas des idées comme les autres, mais sont vraiment des êtres qui se révèlent à nous dune manière directe, directe mais non totale.
Ainsi le cogito (« je me pense fini ») et Dieu, au reste inséparables, se passent de la véracité divine. Il ny a donc pas cercle. Il y aurait cercle si le cogito et Dieu étaient prouvés par raisonnements et par notions. Il a été montré au contraire quils sont appréhendés comme êtres plus que prouvés par raisonnements.
Le cogito ne suppose pas la véracité divine, comme certains le prétendent. La preuve en est quil est affirmé au moment même où Dieu est supposé trompeur, et contre le malin génie lui-même. « Quil me trompe tant quil voudra », dit Descartes en parlant du malin génie, encore faut-il que je sois quelque chose pour quil me trompe. Donc quil y ait ou non un Dieu trompeur, ou un malin génie, le sum, lexisto, est vraiment à labri du doute, et par conséquent se passe de la garantie de la véracité divine. Mais pourquoi peut-il sen passer ? Il sen passe, parce quen lui se révèle un être. Le problème du doute sest introduit dans les Méditations à propos de la valeur représentative des idées, à propos de cette tendance de lidée à se référer à un être extérieur, son objet. Or, dans le cas du cogito, lobjet et lidée ne sont quune seule et même chose. Cest lêtre même de mon moi qui est donné, ce pourquoi je ne passe pas comme dans le Discours du « je pense » au « je suis », mais ce pourquoi je commence par le sum. Cest dès labord que je suis devant un sum.
Dieu, lui aussi, est saisi comme un être présent à la pensée et comme inséparable du « je pense ». Et cet être de Dieu fonde à son tour les idées et les fonde doublement. Au niveau de cet être se rejoignent en effet les deux principes, celui de la correspondance de lidée avec son objet, son idéat, et celui de Dieu comme cause de lidée. Et tout ceci nous ramène à la distinction entre les deux aspects de la véracité divine : Dieu garantit lidée dans son être, en ce quil est cause, et Dieu garantit lidée dans son renvoi à lobjet, en ce quil en est le garant. Lidée de Dieu est donc celle à propos de laquelle ce double principe, le principe de la correspondance de lidée avec son idéat, et le principe de lidée comme requérant une cause, se rejoignent. Telle a été la preuve de lexistence de Dieu comme cause de son idée, la fameuse preuve de la Méditation troisième. Et, sil en est ainsi, il semble ny avoir aucun cercle.
Dans les Méditations, Dieu est prouvé par une méthode purement métaphysique, et sans recours à la science humaine. La véracité divine peut donc fonder, à partir de ce Dieu, la valeur de la science humaine. Elle établit, entre lesprit humain et Dieu une sorte de rapport vertical immédiat, justifiant de façon totale, toute idée claire et distincte. Comme on le voit, il ny a ici, et il ne peut y avoir ici aucun cercle. Aussi Descartes dit-il que la philosophie est comme un arbre dont la métaphysique est les racines, et dont la physique est le tronc.
Et, sil en est ainsi, lesprit humain est complètement libéré et le rationalisme est fondé. [Alquié fait alors remarquer, sans y insister, que tout cela nest pas sans conséquence sur le plan théologique et moral, et notamment, par léconomie qui peut être faite du péché originel. Ce qui lui importait surtout cest davoir montré que la véracité divine établit une marche de la raison qui, ayant mis en doute toute idée par lêtre[36], fonde maintenant par une marche inverse, les idées sur lêtre.]
Descartes face au risque de destruction de la science par la doctrine de la véracité divine
Ce danger est constaté
La science, en effet, ne se constitue et navance que par un perpétuel discernement du vrai et du faux, une incessante distinction du vrai et du faux. Ce souci déviter lerreur est présent à lesprit de Descartes, tant dans les Règles pour la direction de lesprit que dans le Discours de la méthode. Et là, le doute, nous lavons vu, était intérieur à la science, intérieur à la méthode même. Mais, dans son chapitre sur le doute, Alquié a montré que, dans les Méditations, le doute prend un tout autre caractère. Au lieu dêtre intérieur à la science, il vient mettre en question la science elle-même, en la considérant dans son ensemble et comme venue du dehors. Telle a été la conséquence de lhypothèse du Dieu trompeur ou du malin génie. Ce sont ces hypothèses qui ont mis en question la science comme telle. Nous sommes alors passés dun doute intérieur à la science, et par conséquent dun doute sélectif, dun doute de savant, à un doute qui est presque kantien, à un doute qui a mis en question la science dans son ensemble. Or, cest là que la chose est grave, ces hypothèses du Dieu trompeur et du malin génie viennent dêtre remplacées par celle du Dieu véridique. Soit. Mais, cette fois, navons-nous pas trop prouvé ? Si Dieu est la source de toutes mes idées, puis-je encore parler derreur ? Car dire que Dieu est véridique, dire quil est la source de toutes mes idées, nest-ce pas affirmer que toutes mes idées sont vraies ? Nai-je pas balayé dun coup, par la position même de la question qui a été le propre des Méditations, nai-je pas balayé dun coup non seulement le doute illégitime que lhypothèse du malin génie faisait peser sur les sciences mathématiques mais le doute légitime que je faisais porter contre le sensible par exemple ? Nai-je pas, en posant ainsi, dune manière extérieure à elles, le problème de la valeur de la science, ou de la connaissance considérée comme un tout, empêché à jamais la méthode de se constituer, détruit les fondements de cette distinction du vrai davec le faux , qui est tout de même essentielle à la constitution de la science ? Car, enfin, que peut signifier laffirmation de la véracité divine ? Elle signifie que Dieu étant la cause de mes idées, elles sont toutes vraies ; il devrait sensuivre que je ne me trompe jamais. Il est donc absolument nécessaire que Descartes, sil veut sauver la science et sa méthode corrige sa propre doctrine. Il doit se retourner maintenant contre lextension abusive de cette véracité divine qui, si on sen tenait à elle, fonderait une sorte doptimisme délirant, nous faisant prendre tout ce que nous pensons pour vrai, et nous faisant perdre tout pouvoir de choix, de pure discrimination, et donc toute possibilité de méthode et de recherche.
La parade est trouvée
Cest pourquoi, dans la Méditation quatrième, Descartes opère un nouveau renversement, et oppose à la véracité divine le fait de lerreur ; erreur considérée comme mal, objection toujours adressée à la bonté et à la véracité de Dieu. On dit toujours : si Dieu est parfait, sil est bon, pourquoi y a-t-il le mal, et pourquoi y a-t-il lerreur ? Et tout dogmatisme rationaliste sembarrasse nécessairement à ce problème : je me trompe, de même que tout optimiste naturaliste et moral se heurte à ce fait que je pèche, ou que lhomme pèche. Si tout ce qui arrive par Dieu, si Dieu est lauteur de ma propre nature, si Dieu, étant véridique et bon, ne peut être la cause de lerreur et du péché, si dun autre côté Dieu est auteur de tout, doù lerreur et le péché peuvent-ils venir ?
Descartes objecte donc le fait de lerreur à sa propre théorie ; et il faudra, désormais quil se tire de cette difficulté en sauvant à la fois sa propre théorie et sa méthode. Descartes doit donc à la fois fonder la méthode et conserver la véracité divine. Ici se pose, de façon nouvelle, le rapport de la métaphysique et de la science. Cest dans cet esprit quil pose le problème de lerreur.
Descartes face au problème du rapport de la métaphysique et de la science, vu, cette fois-ci, sous langle de lerreur humaine
Il prépare dabord le cadre métaphysique destiné à recevoir le problème méthodologique et scientifique de lerreur
Descartes aperçoit fort bien quayant donné à la valeur de la connaissance un fondement divin, il ne peut aborder à nouveau le problème méthodologique et scientifique de lerreur quaprès avoir préparé une sorte de cadre métaphysique pouvant le recevoir. Cest pourquoi dans la Méditation quatrième, avant même danalyser le jugement, il analyse lhomme comme source du jugement et comme capable derreur. Il fait plusieurs remarques successives.
Pour lui, chercher la source de lerreur, cest chercher la source dun non-être
Lerreur nest rien. Et Descartes reprend ici des considérations classiques relatives au péché, au mal. Lerreur est un non-être, elle ne peut donc avoir sa cause en Dieu. Et pourtant jexpérimente, experior dit Descartes, de sorte que je suis sujet à des erreurs innombrables ; il faut donc trouver leur cause, et cette cause se découvrira dans lidée de néant. Cette idée est négative, dit Descartes.
Il sétonne alors de trouver cette idée du néant en lui
Cest que moi-même je suis placé entre _lêtre et le néant, je suis un milieu entre les deux, je suis fait de lun et de lautre, je participe du néant. Mais puisquil ne saurait y avoir du néant une idée positive, dire que je participe du néant, cela revient à dire que je ne suis pas lEtre suprême, autrement dit que je suis fini.
Il confirme quil a toujours considéré lerreur comme un mixte
Dès les Règles pour la direction de lesprit, il en était ainsi. Si je me trompe, disait-il, dans son commentaire fameux sur la jaunisse, cest parce que je mêle des actes mentaux différents. Celui qui a la jaunisse et voit tout en jaune se trompe, mais cest parce quau jugement « je vois le monde jaune », il ajoute le jugement « je vois le monde jaune non parce que mon il est teint en jaune, mais parce que les choses sont véritablement jaunes ». Cest donc parce quil y a mélange quil y a erreur. De même dans le jugement, il y a erreur par mélange de la volonté et de lentendement. Ici encore, nous avons un mixte, et un mixte qui est la condition préalable et métaphysique, de tous les autres. Chose curieuse, le fini nous apparaît tout dun coup comme un mixte. Le fait que je suis un cogito, que je suis un « je pense », un être fini, rien ne me paraît pourtant plus simple. Mais cest un mixte, un mixte dinfini et de néant. Cest ce que Descartes dit mot à mot : « je suis comme un milieu entre Dieu et le néant », « je suis placé entre le souverain être et le non-être », et je suis fait de leur mélange.
Dans ce cadre métaphysique minutieusement préparé, Descartes va insérer une psychologie de lerreur
Cette psychologie, en vérité sera double ; on en trouve une partie dans la Méditation quatrième, et une partie dans la Méditation sixième. La raison de cette division tient au fait que dans la Méditation quatrième il nest pas fait encore allusion à la connaissance sensible. Cest que lerreur y est considérée dans son rapport aux seules idées claires, et cest ainsi quil pourra apparaître quelle ne peut venir que de nous. Dans la Méditation sixième, au contraire, il pourra sembler un instant que nous ne sommes pas responsables de nos erreurs, puisquil sera question de lerreur sensible, et que les sensations dont il est question, les qualités sensibles, semblent avoir une sorte de fausseté matérielle dont nous ne sommes pas responsables. Et pourtant, il faudra bien que le cas de lerreur devant le sensible soit ramené au cas de lerreur devant les idées claires. Il le faudra bien pour que, dune part, Dieu puisse être totalement justifié, et pour que, dautre part, la méthode puisse être fondée.
Si, en effet, lerreur devant le sensible navait pas sa source dans notre propre volonté, Dieu serait vraiment responsable de lerreur, au moins sur ce point. Par conséquent, pour que Dieu soit totalement justifié, il faut que Descartes montre que le second cas, celui de la Méditation sixième, se réduit au premier cas ; et, dautre part, pour que la méthode puisse être fondée, il faut également que lerreur dépende entièrement de ma volonté. En effet, ce nest que ce qui dépend de ma volonté qui peut être, par ma volonté, dirigé, et rectifié.
En bref, dans la théorie de la Méditation quatrième, Descartes, lorsquil cherche la raison de lerreur, il y trouve une cause positive, ma liberté. En effet, si, en soi et par rapport à lêtre, lerreur nest rien, puisquelle exprime précisément un non-être, en ce que, au niveau du jugement, elle affirme le faux comme vrai, lerreur nest pas une simple ignorance, nest pas une simple privation, cest une faute. Et tel est le problème. Dans lidée, lerreur nest rien, ou elle est un simple manque. Mais le jugement faux existe, et il ny a derreur formelle, cest-à-dire réelle, que dans le jugement
En définitive, pour Descartes, il ny a derreur réelle que dans le jugement
Recherche de la cause de cette erreur
Tant que je ne juge pas, à proprement parler, je ne peux pas me tromper. Au niveau de lidée, je peux contempler à loisir une « chimère » ; je ne peux me tromper que lorsque je juge et que je dis « il existe une chimère ». Cest pourquoi le doute, voulant éliminer toute erreur possible a suspendu tout jugement. Il faut donc maintenant expliquer le jugement : il faut lexpliquer en montrant que tout ce quil y a de faux dans le jugement faux vient de lhomme , et que tout ce quil y a de vrai en lui vient de Dieu. Or, cest là que la méthode éternelle de Descartes va se retrouver. Ce que dit Descartes ne sexplique que dans le contexte que nous avons étudié précédemment, à savoir que, de même quil y a une double réalité de lidée[37], il y a, en général, une double réalité de tout état psychique, de tout état du « je pense ».
Le jugement tel quil est dans son être
Si je considère le jugement dans son être, je ne peux pas trouver derreur. Je verrai que, dans son être, il est toujours vrai, toujours valable. Et, en effet, quest-ce que le jugement dans son être ? Pour le découvrir comme tel, il est nécessaire de le décomposer en ses facultés constitutives. Noublions pas ici, que chez Descartes, lanalyse va toujours vers les natures simples, et donc vers le plus réel. Il vient dêtre rappelé que lerreur vient toujours du mixte, cest-à-dire du mélange. En revanche, si lerreur cest toujours la synthèse, lanalyse ne peut être que la voie vers la vérité. Si quand je mélange, je me trompe, quand janalyse, je vais vers la nature simple. Analysons donc le jugement, et nous le découvrirons tel quil et dans son être.
Or, en ceci les facultés qui constituent le jugement vont mapparaître comme sans défaut, et ces facultés, répétons-le, sont tout ce quil y a de réel en lui. Quest-ce en effet quun jugement ? Cest de la volonté qui sajoute à de lentendement. Ces facultés sont sans défaut. Elles sont, dune part, lentendement, qui aperçoit les idées, et les aperçoit infailliblement, sil accepte de se borner à ce qui, pour lui, est vraiment clair. Il ny a donc pas ici à se plaindre de Dieu. Certes, lentendement humain est fini. Mais il est de la nature de lentendement créé, dit Descartes, dêtre fini. Pourtant bien que fini, il est parfaitement adapté à son but. Il est donc infaillible et sans défaut. Lautre faculté qui collabore au jugement, cest la volonté. Elle aussi est parfaite.
Le mixte de lentendement et de la volonté qui intervient dans le jugement souffre de la perfection de la volonté qui consiste en ce quelle na ni bornes ni degrés
Dire que la volonté est sans bornes, cest dire quelle peut sétendre à tout. Et aussi en ce quelle na pas de degrés, car cest une faculté de choix, et tout choix se traduit par une option ; cest la faculté du oui ou du non. Autant lentendement est fini, cest-à-dire rattaché à telle ou telle idée, autant la volonté est infinie. Sil en est ainsi, si la volonté na pas de bornes, on comprend désormais lerreur ; elle vient de ce que la volonté dépasse les bornes de lentendement, et me conduit à juger là où je nai pas didée claire et distincte. Elle me conduit à juger là où je ne vois rien, à juger sans apercevoir. Dieu nest donc pas cause de lerreur, puisque les facultés quil ma données, et qui interviennent dans le jugement, même faux sont sans défaut. Mais lerreur vient du mauvais usage que je fais de ces facultés. Elle vient de moi. Quest-ce que cela veut dire, vient de moi ? Cela veut dire quelle vient de mon opération et non pas de mon être. Mon être est sans défaut. Je suis donc le responsable unique de lerreur, et je puis léviter. Il ny a aucun soupçon dune nature qui serait nature déchue, ou qui porterait la marque de quelque déchéance. Si je manalyse, et si je considère ce que je suis, je nai quà me louer de Dieu, à dire merci à Dieu de mavoir donné un entendement sans défaut et une volonté sans défaut. Lerreur, qui est tout entière de moi, nest pas liée à mon être mais à mon opération. Jen suis donc le responsable, je la commets par un acte présent, que, précisément, une saine méthode me permettra déviter.
Ce qui, au terme de la véracité divine, est maintenu et fondé
Ainsi se trouve totalement maintenue laffirmation de la véracité divine dans tous les sens qui ont été donnés à ce mot. Et, en même, est également maintenu le cadre métaphysique où devait sinsérer la psychologie de lerreur. Car il est aisé de comprendre que ma volonté, bien quelle soit souverainement positive, peut être la cause de lerreur. Quand elle dépasse lentendement, elle me tourne vers le rien, puisquelle me fait affirmer là où il ny a rien, là où il y a pas didée. Dans cette mesure, je suis amené à maffirmer moi-même, alors que je devrais être passif ; je maffirme comme libre alors que je devrais constater ce qui est. Enfin, la méthode se trouve fondée, car il me suffira, pour éviter lerreur, de ne juger que quand je serai parvenu aux idées claires et distinctes. Et cest pour cela que, dans les Principes de la philosophie, la méthode cartésienne sera ramenée à cette unique règle quil ne me faut juger que lorsque je suis devant des idées claires et distinctes.
Ce qui est fondé par cette théorie des Méditations trois, quatre et cinq, ce sont les idées mathématiques, cest-à-dire les idées en tant quelles sont des idées. Quest-ce que cela veut dire en effet : lentendement est parfait ? Cela veut dire que les idées sont des êtres, mais cela, pour linstant, ne peut pas vouloir dire autre chose. Cest pourquoi dès le début de ce chapitre, il a été distingué une double fonction de la véracité divine, dont lune fonde lidée en ce quelle est quelque chose, et dont lautre fonde lidée en ce quelle est la représentation de quelque chose. La doctrine de la véracité divine, telle quelle vient dêtre exposée, fonde de façon parfaite les mathématiques, et toute science des idées et des essences, elle fonde toutes ces sciences qui, comme le dit Descartes dans la Méditation première, ne se soucient pas de savoir sil y a quelque chose dans la nature qui répond à leur objet, ces sciences dont toute la vérité se situe au niveau de lidée elle-même. Mais peut-on en dire autant de la physique ? Pour fonder la physique, en effet, le problème est beaucoup plus complexe, mais on peut néanmoins signaler le cadre de la solution qui interviendra dans le prochain chapitre, faute de quoi lidée de la véracité divine ne serait pas complète.
La physique reste à fonder, mais on peut cependant signaler le cadre dans lequel cette solution interviendra
Pour fonder la physique, il faut dabord que la matière existe
Sil nexiste pas de matière, il est bien évident quil ne peut pas y avoir de physique. La physique, cest la science de la matière. Or la matière sera prouvée dans la Méditation sixième. Dans celle-ci, Descartes estime en effet que ma croyance en lexistence des choses est fondée sur une inclination si naturelle, si naturelle que la véracité divine la garantit. Descartes ne croit donc pas comme le feront Malebranche et Berkeley, que Dieu soit la cause directe de mes sensations. Il déclare que mes sensations sont véritablement produites « par des choses corporelles ».
Mais pour que la physique soit fondée, il faut quà ces choses corporelles soit appliquée la seule méthode possible de la science vraie
Il sagit précisément de pouvoir y appliquer cette méthode mécanique et mathématique, dont nous venons de voir à linstant même quelle est la seule qui soit vraiment fondée, en vertu de la théorie de lidée dans les Méditations trois quatre et cinq. Or, navons-nous pas tendance au contraire à tenir les choses corporelles pour semblables à ce que nous révèle la sensation ? Navons-nous pas tendance à les considérer comme faites de qualités sensibles ? Si, puisque nous sommes tous, selon Descartes, naturellement aristotéliciens ou thomistes. Seulement ici, devant cette seconde tendance, Descartes déclare quil ne sagit plus dune tendance naturelle, mais dune simple coutume. Cette coutume vient de lenfance, elle vient dune certaine précipitation infantile, dont lhabitude a enraciné en nous lerreur. Ici donc, la véracité divine ne peut plus jouer, ni servir de garantie. Ce que la véracité divine permet au contraire, cest de distinguer lâme du corps, dont les idées sont en effet distinctes, et donc de naccorder au corps que des propriétés géométriques . Ainsi lerreur de la physique sensible est ramenée à lerreur de volonté, puisque, si jattribue au corps les qualités sensibles, cest parce que je juge trop vite, cest parce que je crois avoir des idées quand je nai pas de véritables idées, cest parce que je confonds ce qui nest quhabitude avec ce qui est nature. Ici se retrouvent précipitation et prévention. Ainsi la véracité divine fonde à la fois la vérité selon laquelle il existe une matière, et la vérité selon laquelle cette matière est essentiellement spatiale. Ainsi peut être fondée en sa généralité la physique de Descartes. La véracité divine établit dabord la connaissance mathématique comme telle ; elle fonde les essences, et, en ce sens, le principe qui joue, redisons-le, cest que lidée est comme telle quelque chose, indépendamment de tout renvoi à une extériorité. Puis la véracité divine établit lexistence des corps, et cest un second moment. Enfin elle superpose à cette affirmation de lexistence des corps celle de la possibilité de leur connaissance par idées claires. Et ainsi seffectue sur le plan de la chose, de la res, la synthèse que la troisième Méditation avait effectuée sur le plan de Dieu. De même que, sur le plan de Dieu, nous avions vu se rejoindre le double principe de la pure causalité de lidée comme chose, et de la correspondance de lidée avec son idéat, de même ici, nous voyons se rejoindre la double affirmation selon laquelle il existe une res extensa, cest-à-dire, précisément, létendue de ce corps, extensio dont nous avons une idée claire et distincte. Mais on verra que si, par tout ceci, les mathématiques sont pleinement fondées, la physique et, à plus forte raison, la biologie et la médecine ne le sont pas de façon aussi claire. Le rapport de ces sciences avec la métaphysique sera donc bien plus complexe.
RÉALITÉ DU MONDE(
LA CONNAISSANCE DU MONDE
Les difficultés et les obscurités qui persistent pour fonder la physiqueTant quil ny a que deux hypothèses possibles, limputation des idées et leur passage de lêtre de mon moi à lêtre de Dieu relève dun schéma simpleIl est aisé, tout dabord, de déterminer la source et le principe général de ces difficultés. Le schéma qui consiste à se demander si les idées doivent être rapportées à lêtre de mon moi ou à lêtre de Dieu, et à passer dun moment où elles sont rapportées à lêtre de mon moi à un moment où elles sont rapportées à lêtre de Dieu, ce schéma serait parfaitement clair si, comme cela a dabord été supposé, il ny avait pas dautre être que lêtre du moi et que lêtre de Dieu. Alors, en effet, il ny aurait, pour savoir à qui lon doit rattacher les idées que deux hypothèses possibles. Ou bien, je les rattache au moi, et je les tiens pour de simples modes du moi, et dans ce cas, les idées sont douteuses ou au moins subjectives, ou bien je les rattache à Dieu, et dans ce cas, elles sont fondées. Cest pourquoi tous les successeurs de Descartes ont adopté cette solution, et cest pourquoi, ils vont établir leur théorie entre ces deux hypothèses, et elle seulement, à savoir : idées rattachées au moi dune part, idées rattachées à Dieu de lautre[38].
Lorsque Descartes vient à nous ouvrir les yeux sur un troisième être, celui de la matière, tout se complique
Dès la Méditation sixième, on voit le sensible dépendre de mon corps et des corps extérieurs, de sorte quen fin de compte, Descartes mapprend que jai un corps, et quil existe en dehors de moi des corps. Il y a donc un être du corps, une substance matérielle, et cette substance matérielle rend mon âme passive ; elle agit sur elle. Elle collabore à la formation de certaines de mes idées, en sorte quun certain nombre dentre elles, les idées sensibles, semblent rattachées à un autre être, un troisième être qui nest ni le moi ni Dieu, mais qui est lêtre de la matière. Ce qui vient tout compliquer. Il complique tout, car, dune part, cet être est, comme la remarqué Descartes, plus proche du néant que mon être propre. Il est en tout cas inférieur à mon être. La preuve en est que jai pu supposer que jen étais la cause éminente. Il est par conséquent inférieur à mon être, à celui de mon âme, de mon esprit et pourtant, première difficulté, il cause mes idées, il rend mon âme passive.
Il complique tout, dautre part, parce que cet être de la matière qui se définit sur le plan du corps est, seconde difficulté, sans aucun rapport avec lêtre de mon âme.
Voilà donc le principe de toutes les obscurités. Cest cet être de la matière, qui sintroduit à côté de lêtre divin et de lêtre pensant. Cest cette autre substance, et par conséquent un nouvel être en dehors du moi et de Dieu.
Examen des difficultés quil reste à aplanir du fait de lintrusion de lêtre de la matière
Difficulté que représente pour nous le caractère de vérité ontologique conféré au sensible
Le sensible, jusqualors, semblait avoir été éliminé de la science par Descartes ; or, voici que ce sensible revient, et revient avec une fonction que nulle autre faculté nest à même d accomplir à sa place. Le sensible, et cette expérience propre quil suppose, est absolument nécessaire à la physique de Descartes. Et il lui est dabord nécessaire parce que cest lui et lui seul, qui nous donne la preuve que lobjet matériel existe. Limagination, certes, rend probable, comme la Méditation sixième le montre, lexistence de mon corps et des corps. Mais cest seulement avec les sens que lexistence des choses matérielles devient certaine. Certes, les qualités sensibles ne sont pas dans les choses, mais cest bien à partir delles, et delles seules, que lon conclut quil y a des choses. Cest donc à partir delles seules, que lon passe dune physique purement mathématique et portant sur des corps possibles, à une physique ontologique portant sur des corps réels. Or, si lon peut accomplir ce passage, cest parce que les corps, et mon corps, sont proprement les causes de mes sensations[39]. Ce nest pas Dieu qui cause directement mes sensations, cest la matière. Et, par conséquent bien que la matière soit inférieure à lesprit, et que sa réalité formelle soit moindre que la sienne, bien que, dautre part, elle soit dune nature totalement différente de celle de mon esprit, elle peut exercer une action sur mon esprit.
Cest ainsi quune difficulté[40] sintroduit au sein même de la physique de Descartes. Cest à propos même du fondement existentiel, ontologique de la physique, cest à propos même de cette idée que la physique porte sur le monde réel, cest-à-dire sur lêtre des corps, que se présente déjà ce mystère : comment des corps, qui ont une réalité inférieure à celle de ma pensée, et différente delle, peuvent-ils agir sur elle, et comment peuvent-ils y causer ce sensible qui, sil nest pas limage des corps, est du moins, répétons-le, la seule preuve que lon sait quil existe ?
Difficulté qui réside dans la nécessité de distinguer, dans les corps eux-mêmes, la substance de son attribut essentiel
Liée à la précédente, rencontrée par Descartes après quil eût proposé une physique réelle portant sur les corps possibles, apparaît cette difficulté de distinguer, dans les corps eux-mêmes, la substance de son attribut essentiel. Que peut, en effet, être cette existence des corps distincts de leur nature ? Et comment penser quil y a plus dans lêtre que dans la nature ou que dans lessence ? Et comment Descartes va-t-il pouvoir rendre au monde cette profondeur ontologique que toutes ses réflexions antérieures lui avaient enlevées ?
De fait, la période finale de la vie de Descartes, celle qui se situe entre
La substance pensante, il nous est facile de concevoir ce que cest, puisque le cogito la montré, elle nous est immédiatement présente[41], elle se donne vraiment à nous comme être, elle constitue notre première certitude. En revanche, il nous est extrêmement malaisé de concevoir ce que peut être la substance étendue en dehors de son attribut essentiel ? Et cest ce quil nous faut bien comprendre maintenant.
On sait que, selon Descartes, chaque substance a un attribut qui constitue sa nature, ou son essence. Cet attribut ne dépend daucun autre, mais tous les autres dépendent de lui. Cest ainsi que lattribut essentiel de la matière, cest létendue. Le mouvement, par exemple, nest concevable que par rapport à létendue. Encore est-il que, quand je passe de létendue au mouvement, ou réciproquement, de tels rapports, de telles implications, sopèrent tout entières à lintérieur dun objet clairement pensé. Et cest, également, à partir de la distinction de leurs attributs essentiels, cest-à-dire à partir didées claires et distinctes, que sopère, chez Descartes, la distinction des substances, et quest, par exemple, affirmé que lâme est distincte du corps, et pourrait exister sans lui. Lattribut essentiel est donc lobjet de pensée claire. Mais ce qui complique tout, cest que ce qui constitue la nature de la substance ne constitue pas lêtre de la substance. La substance est quelque chose de plus profond que son attribut essentiel. Lisons par exemple les paragraphes
« Il est plus aisé », dit Descartes, « de connaître une substance qui pense et une substance étendue que la substance toute seule, laissant à part si elle pense ou si elle est étendue nous considérons quelquefois la pensée ou létendue sans faire réflexion sur la chose même qui pense ou qui est étendue » quand nous considérons pensée et étendue « comme les propriétés des substances dont elles dépendent, nous les distinguons aisément de ces substances et les prenons pour telles quelles sont véritablement, au lieu que si nous voulions les considérer sans substance, cela pourrait être cause que nous les prendrions pour des choses qui subsistent delles-mêmes ; en sorte que nous confondrions lidée que nous devons avoir de la substance avec celle que nous devons avoir de ses propriétés ».
Le sens de tous ces textes est indéniable, et parfaitement clair. Il y a quelque chose de plus dans la substance étendue que dans létendue elle-même. Mais on voit les difficultés qui résultent de cette conception. Dire que la matière est substance quest-ce que cela peut vouloir signifier ? La chose matérielle se distingue ontologiquement et de Dieu, et du cogito[42]. Elle est un attribut de la substance matérielle, laquelle est créée par Dieu, posée par Dieu hors de lui. Mais comment maintenir cette substantialité du créé dans une philosophie qui, nous lavons vu, professe la création continuée, et rejette aussi bien la suffisance propre dune nature aristotélicienne que le dynamisme leibnizien ? Puisque je ne dispose pas, pour fonder cette matière, ni de la notion de force, telle que la comprendra Leibniz, ni de la notion de nature, telle que ladmettait Aristote, je suis ici devant une nature qui est posée par Dieu instant par instant, que peut être en dehors de Dieu, lexistence de la matière ? Cette substance matérielle, substance, répétons-le, distincte de son attribut essentiel est, de même, plus profondément située dans lêtre que lidée que jen ai. La matière ne saurait donc se rattacher à notre seule pensée qui la conçoit, au seul « je pense », ce qui serait forcément le cas, remarquons-le, si la substance matérielle se réduisait tout à fait à son attribut essentiel, cest-à-dire à ce que nous en concevons. Nous serions donc dans ce cas conduits à lidéalisme, qui seul, en effet, peut permettre de comprendre que lesprit puisse connaître lêtre même du corps[43].
Mais enfin, cette matière, quelle est-elle ? Si elle se distingue du « je pense », nest-elle pas une réalité inconnue ? Et si la chose nest pas identique à sa nature, si la substance dépasse lattribut, comment puis-je dire, dune part, que la physique porte vraiment sur lêtre des choses, et comment conclure, dautre part, comme le fait Descartes de la diversité des attributs à la diversité des substances[44] ? Et, par exemple, comment conclure de lirréductibilité de lidée de pensée et de lidée détendue à la distinction de lêtre de la pensée et de lêtre de létendue ?
Difficulté qui est consécutive à la conception cartésienne de létendue comme réalité absolue et incréée
Cette difficulté a été mise en évidence par le philosophe anglais Henry Morus. En effet, dune certaine façon, cette thèse de Descartes semble reprendre une vieille thèse néo-platonicienne selon laquelle lespace nest pas cette abstraction quy voyait jadis Aristote, mais une réalité propre, riche des déterminations positives qui apparaissent en lui. Cette étendue infinie, immuable, ne possède-t-elle pas les traits de la divinité ? Cest ce que dit Morus. Mais Descartes le nie et le nie à fort bon droit. Il est bien évident que létendue cartésienne, bien quelle soit substance, nest pas substance au sens divin. Il est bien évident aussi que, Descartes le dit sans cesse, le mot de substance nest pas univoque en ce qui concerne Dieu et les choses créées. Dieu seul est substance, et il faut reconnaître que, très scrupuleux sur ce point, Descartes nemploie jamais le même mot pour désigner Dieu et létendue. Il dit toujours infini quand il sagit de Dieu et indéfini en ce qui concerne lespace . Mais, tout cela rappelé, il faut bien comprendre ce qui peut induire Morus en erreur.
Descartes fait bien de la matière une substance, et si lon y réfléchit, nest-on pas conduit à quelques unes des conclusions auxquelles parvient Morus ? Il est bien évident que, alors quavant
Une preuve complémentaire de ce changement de tendance peut être tirée du fait quen
Ainsi lhypothèse du vide, contre laquelle Descartes avait fait valoir jadis des arguments si forts, est dans les Principes, réfutée par les raisonnements les moins scientifiques, et au nom du seul principe métaphysique de substance , selon lequel lespace ne peut pas être lattribut de rien. Il est impossible dit par exemple Descartes, que ce qui est étendu ne soit rien, car il faut bien quil y ait une chose qui soit étendue. Ainsi, si un espace sépare les deux bords dun vase, il est clair que cet espace est lui-même plein de matière, quil est lattribut dune matière, et que Dieu lui-même ne peut pas supprimer cette matière. Car, si Dieu voulait supprimer, dit Descartes, lêtre de cette matière, il devrait faire se rejoindre et se toucher les deux bords du vase. Donc Dieu ne peut pas vider le vase de toute matière : le vider, ce serait faire que les deux bords du vase se rejoignent, cest-à-dire quil ny ait plus dintérieur du vase. Inutile de dire que ce raisonnement, est en physique du plus curieux effet, et que cet argument, contre le vide est vraiment très étrange ? Lespace peut être le milieu du mouvement et de la matière sans être lui-même lattribut dune chose qui lemplisse.
La physique des Principes, privée de sa structure mathématique est fondée, précisément sur des arguments de ce style. Il est donc clair que la véracité divine, après avoir garanti les idées claires, idées comme idées, et après avoir fondé lindépendance de la physique, garantit ici notre réalisme spontané, et établit lindépendance, non plus de la science physique, mais du monde physique lui-même, ce qui est tout à fait différent, et même opposé, puisque cette démarche réintroduit lopacité ontologique dune nature dont rien désormais ne peut nous donner la preuve quelle soit pleinement intelligible.
Difficulté liée à la distinction quil y a à faire, à lintérieur du sensible, du vrai et du faux (distinction entre ce qui relève en moi de la nature, dune part et de la coutume, dautre part)
On a vu que, chez Descartes, lexistence de la matière est démontrée par le sensible et à partir du sensible. Mais, dun autre côté, Descartes, on la vu aussi, maintient le caractère mathématique de la physique. Il lui faut donc faire la part, à lintérieur du sensible, du vrai et du faux, il lui faut distinguer le vrai du faux dans le domaine des sens. Rappelons brièvement comment il y parvient.
Pour le comprendre, il faut se souvenir dabord que, chez Descartes, cest toujours lentendement qui connaît et lentendement seul. Il ny a de vérité et derreur que dans le jugement. Ceci demeure vrai en physique. Seulement, le jugement peut très bien sappliquer aux sensations comme à une sorte de matière. On peut comprendre ainsi que, depuis notre tendre enfance, à nos sensations proprement dites, se soient ajoutés les jugements, tantôt vrais, tantôt faux, que nous portions sur elles. Par exemple, quand je vois une lampe, quand je vois un homme, à la sensation comme telle, qui est une pure présentation sensible de couleurs, je joins le jugement que cest une lampe ou que cest un homme qui se présentent à moi, et je joins même le jugement selon lequel, dans lobjet vu, existent les différentes qualités que je perçois.
Cest ainsi quil est devenu nécessaire, pour lhomme qui veut parvenir à la vérité, de revenir au sensible pur , et, par conséquent de séparer ce qui est vraiment donné de ce qui nest pas vraiment donné. Il faut revenir sur ces jugements, qui sont mêlés au sensible, afin de faire en eux la part du vrai et du faux, den éliminer lerreur, et den retenir la vérité.
Comment opérer cependant cette discrimination ? Descartes le fait en distinguant nature et coutume. La véracité divine ne saurait garantir que ce qui est, en moi, nature. Elle ne saurait garantir que ma seule nature, mais elle doit la garantir. Dieu serait trompeur si tout ce qui en moi est vraiment nature minduisait en erreur, et nétait pas, en un sens, infaillible. Et cest pourquoi je dois conclure que mes sensations sont bien causées par les choses extérieures, ce à quoi me porte une irrépressible inclination. La véracité divine fonde donc bien la légitimité de cette tendance. La matière, les corps matériels existent. En revanche, nous ne devons pas croire que les choses existent telles que nous les voyons, nous ne devons pas croire que les qualités sensibles soient dans les objets, nous ne devons pas croire que les affections, les états affectifs que nous ressentons aient comme tels leur siège en notre corps. En effet, de telles croyances, de tels jugements, car ce sont, ici encore des jugements qui se mêlent au sensible (mais, tout à lheure, cétaient des jugements vrais, maintenant ce sont des jugements faux), de telles croyances sont le fruit de la pure coutume, de la prévention, de lhabitude. Et il nous suffit de séparer nettement ce qui est clair et distinct de ce qui ne lest pas pour retrouver la vérité. Il est évident en effet que ces fragments détendue que sont mes membres, que sont, par exemple, mes bras ou mes jambes, ne peuvent comme tels éprouver de la douleur. Comment voulez-vous supposer de la douleur dans une machine étendue ? Il est bien évident que mon corps nest comme tel que de lespace. Il ne peut donc souffrir. Jai bien limpression que jéprouve de la douleur, dans le pied par exemple. Mais cest parce que je mêle deux idées qui sont de nature différente, une douleur qui est le propre de mon âme, et limage de mon pied. Donc je ne peux pas penser, par idée claire, que mes états affectifs soient dans mon corps. Et je ne peux concevoir davantage, par exemple une couleur, ou une chaleur, qui serait dans un objet et qui demeurerait indépendamment de toute pensée, qui existerait à titre de propriété de la matière. Là encore, il y a jugement erroné, et cest un jugement dhabitude, de coutume. On en découvre aisément la source. En effet, chaque fois que jai plongé la main dans de leau brûlante, jai cru que leau était effectivement brûlante. Mais dès que je réfléchis à la chose, je vois que cela na aucun sens. Car le seul sens que cela pourrait avoir serait que leau se sente elle-même brûlante, que leau se brûle, que leau ait mal à elle-même, si lon peut dire, chose évidemment absurde. Il est bien évident que seule ma conscience peut sentir quelque chose de lordre du chaud ou du froid, et non point leau. En ceci prend totalement fin une physique à type aristotélicien. Les qualités sensibles nappartiennent pas aux choses ; elles ne ressemblent pas, comme fit Descartes, aux causes qui les provoquent, elles ne sont que des états de lâme. Et, une fois encore, comme le rappelle la fin du premier livre des Principes, les propriétés réelles des objets sont létendue, les figures, et le mouvement local, ou mouvement de pure translation, et le monde est régi par des lois purement mécaniques.
Difficulté de connaître ce que sont les choses (possibilité dune connaissance ontologique, alors que le caractère impossible de la certitude est maintenu)
Il est clair, maintenant, que les qualités sensibles ne sont pas dans les choses. Mais peut-on dire quelles me permettent seulement, chez Descartes, de connaître lexistence des choses dont, par ailleurs, la seule géométrie, la seule physique mécanique me révèlerait lessence ? Une telle hypothèse, si lon y réfléchit, est en réalité insoutenable. Pour que la physique se distingue de la géométrie, il faut non seulement, comme on la montré, que les vérités géométriques soient par elles appliquées à la matière en général, il faut encore que je puisse connaître les corps réels et divers qui sont au monde. Ces corps sont des corps particuliers. Et il est clair, en ce sens, que les traités de Descartes portent sur leau, sur lair, sur les météores, sur larc-en-ciel, sur les planètes, sur le soleil, sur la lune. Or, comment est-ce que je sais quil existe un soleil ? Comment sais-je quil y a des planètes, quil y a une lune ? Il est bien évident que je le sais par mes sens. Ce nest pas la simple considération de la matière étendue et des lois du mouvement, ce nest pas la simple conception géométrique de la matière qui me le fait savoir. Si je savais simplement quil y a une matière et quelle est géométriquement qualifiée, je ne saurais jamais tout cela. Je ne saurais pas par exemple quil y a un arc-en-ciel, je naurais pas fait par conséquent la théorie de larc-en-ciel, comme Descartes la faite.
Voilà par conséquent quelque chose de nouveau, et une difficulté infiniment plus grave que celle signalée tout à lheure. Car, tout à lheure, le rôle des sens semblait clair. Je disais : les sens me font connaître quil y a des choses, mais ils ne me font pas connaître ce que sont les choses. Mais, maintenant, je vois que les sens doivent aussi me révéler ce que sont les choses. Dans une certaine mesure la chose ne mest connue que par les sensations, qui seules spécifient et particularisent mon expérience. Cest donc à partir des qualités sensibles que je conclus à la présence, dans les choses, du détail de ce qui cause mes diverses sensations. Et ainsi lexpérience comme telle se réintroduit nécessairement en physique sans que mon statut, comprenez-le bien, puisse être clairement défini. Dans les Principes, Descartes doit maintes fois ériger lexpérience en juge de la validité de ses découvertes. On a dit souvent, pour lexpliquer, que lexpérience nous permet seulement de choisir entre des voies déductives, entre des chaînes de raisons également possibles. Ce nest pas tout à fait vrai. Lexpérience a un rôle beaucoup plus grand, puisque les chaînes de raisons scientifiques elles-mêmes ne sont forgées que pour rendre compte de lexpérience. Il est bien évident que sil ny avait pas dexpérience, si lexpérience ne me faisait pas voir, répétons-le, le soleil, larc-en-ciel et la lune, je naurais pas construit de science physique. Par conséquent, il ny a que lexpérience, et lexpérience sensible qui spécifie le cadre, en lui-même abstrait, des lois du mouvement.
Mais il est clair que le sensible dune part, et les lois mécaniques, de lautre, étant dordre différent, et à la lettre sans aucune commune mesure les unes avec lautre, on peut établir entre eux une sorte de correspondance sans parvenir jamais à les faire se rejoindre tout à fait, et à déduire le sensible des lois, ou les lois du sensible. Mais comment tirer le sensible des lois mathématiques ou le contraire ? Cest pourquoi, à la fin des Principes, Descartes doit affirmer le caractère nécessairement hypothétique de la connaissance physique. La physique, dit Descartes, explique seulement comment les choses peuvent être sans révéler comment elles sont . « Dieu a une infinité de divers moyens », dit le paragraphe
Il suffit donc, dit Descartes, que les causes supposées par la science soient « telles que tous les effets quelles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde ». Et il ajoute qu « il est aussi utile pour la vie de connaître des causes ainsi imaginées que si on avait la connaissance des vraies ».
Il ne sagit pas du tout, en ceci, de donner à la connaissance de lhomme, comme on pourrait le croire, un statut relatif. Il ne sagit pas du tout de considérer, comme le fera Kant, que la connaissance scientifique ne peut, par essence rejoindre lêtre. On peut très bien, sans doute, considérer que la connaissance de lhomme est par définition, par essence, quelque chose qui na rien de commun avec lêtre, qui exprime lêtre à sa façon, et quil y a entre elle et lêtre une irréductibilité foncière. Ce nest pas lavis de Descartes, bien au contraire. On la bien vu, la véracité divine a conduit Descartes à fonder la vérité de la physique sur lêtre de la matière. Mais ce dont nous devons convenir à présent, que les particularités de cet être de la matière ne nous étant révélées que par les sensations, nous ne pouvons les rejoindre que par que par de pures hypothèses dont nous naurons jamais la certitude absolue quelles sont les vraies. Le texte des Principes, qui vient dêtre cité, maintient ferme lexistence de vraies causes, puisquil dit quil est aussi utile pour la vie de connaître des causes ainsi imaginées « que si on avait la connaissance des vraies ». Il y en a donc de vraies, et on peut, en théorie, connaîtrecesvraiescauses.La physique nest donc pas un langage nécessairement conventionnel. Ce nest pas un langage irréductible à lêtre ; cest un langage qui, selon le cas, porte ou non sur le véritable être des choses, et dont les reconstructions inexactes peuvent se montrer aussi utiles que les vraies. Ce nest pas un langage relatif ? Cest un langage incertain en ce que nous ne saurons jamais si nos hypothèses rejoignent lêtre, si les mécanismes que nous supposons sont véritablement ceux que Dieu, unique auteur de tout être, a effectivement employés pour construire le monde.
Tout ceci apparaît, pour la détermination de la portée de la science de Descartes, extrêmement important, puisquici le substantialisme de la matière fonde à la fois la possibilité dune connaissance ontologique, contrairement à ce qui arrive chez Kant, et le caractère impossible de la certitude. Il faut donc affirmer que ma connaissance peut porter sur lêtre, mais que je ne serai jamais certain de lavoir atteint. Il demeure toujours une certaine opacité du monde, auquel renvoient mes idées. Ce qui revient à dire que la matière nest jamais tout entière offerte à moi, quelle nest pas transparente à ma propre connaissance, quelle ne se réduit pas à une étendue mathématiquement connaissable ? Tout ce que jen dis est par conséquent, au sens strict, hypothèse.
Et lon voit, par tout ceci, que la véracité divine, malgré le rêve premier de Descartes, qui était, rappelons-le détendre à toutes les sciences, la certitude mathématique, ne saurait fonder une science universelle ayant le caractère de certitude des mathématiques. Car, la seule considération de lexistence des corps, en même temps quelle fonde ontologiquement la physique, introduit nécessairement en physique cette probabilité que Descartes voulait dabord bannir.
Difficulté liée à linsertion de notre action technique dans le monde (du corps objet au corps sujet)
Que dire maintenant si, en suivant cette image de larbre, évoquée précédemment, arbre dont les racines sont la métaphysique et dont le tronc est la physique, nous passons à la considération des branches de larbre, qui sont, vous le savez, mécanique, morale, médecine ? Car, ici, il nous faudra bien considérer, non seulement lexistence des corps externes, mais encore cet homme concret, formé de lunion, incompréhensible et pourtant évidente, dune âme et dun corps.
Dans la première partie de sa vie, on a vu que Descartes considérait le corps à titre dobjet. Là, vraiment il étalait le corps devant lesprit, il le rendait entièrement connaissable, il en faisait une machine. Mais, sur ce point encore, il a dû se rendre compte, de plus en plus, que le corps vivant est aussi le sujet que je ne saurais éliminer, le point de départ et le sujet de notre action technique, tout dabord, action par laquelle jinsère mes projets dans le monde, siège et sujet de mon existence vécue, ensuite, de laffectif, de mes désirs, de ma vie sentie. Et, dans la Méditation sixième, la pensée, après sêtre dabord conçue comme un pur esprit, se découvre liée à un corps actuel et présent, à un corps sujet. Descartes déclarera alors nêtre pas logé dans son corps « ainsi quun pilote en son navire ». Mon corps nest pas une chose que je vois devant moi, hors de moi, comme le pilote aperçoit son vaisseau ; cest quelque chose qui fait un tout avec moi, que je sens par le dedans, et à partir de quoi jagis.
Difficulté liée à linsertion dun domaine qui se vit et ne se pense pas (mon état affectif) et dans lequel la certitude nest plus possible
Létat affectif pose, en effet, un problème analogue à celui que posait lexistence de la matière dans la science physique. Il exprime la matière de mon corps, et il ne parvient quau probable. Cet état affectif a une finalité apparente, puisque le désir, puisque le besoin senti, nous indiquent, à leur façon, ce quil nous convient de faire ? En sorte quon peut se demander légitimement, bien quon ne puisse parler, à proprement dire, de science, sil ny a pas, ici aussi, une mise en jeu de la véracité divine.
Cela est dautant plus troublant que, dans certains textes, Descartes oppose à une science médicale qui serait purement physicienne, à une science médicale qui projetterait le corps tout entier sur le plan de lobjet, une médecine de laffectif, une médecine du désir, où la nature serait chargée dindiquer au malade ce qui lui convient. A la fin de lentretien avec Burman, Descartes déclare que le malade sait mieux que son médecin, qui est un médecin étranger, externus, ce qui lui convient, et cela parce que la nature lui parle du dedans.
Cependant, on ne saurait parler ici de science. La preuve sen trouve dans la Méditation sixième, dans lexemple fameux de lhydropique qui désire boire, et à qui boire fait mal. Descartes montre par là que laffectif est loin dêtre infaillible. Laffectif nous indique plus généralement lutile que le nuisible, mais il peut se tromper, précisément parce quen lui lâme est unie au corps ? Et ce quil faut établir, cest tout simplement que Dieu nest pas responsable de semblables erreurs. Ainsi, bien que nous nous trouvions à la fois, hors de la science et hors de la métaphysique, il demeure un domaine qui se vit et qui ne se pense pas, et dans lequel la certitude nest plus possible. Et si, me méfiant de ce sensible, me méfiant de ce désir, me méfiant de cet état affectif, je reviens à la médecine, cest-à-dire si je me replace à lextérieur du corps, je reviens aux problèmes et aux difficultés déjà signalées, puisquune pareille médecine présente les mêmes difficultés théoriques que toute physique. Tout ce que lon peut dire, cest que lidée sensible ne peut être véritablement analysée, approfondie, puisque je ne peux pas en elle, faire la part de ce qui est vrai et de ce qui est faux, Tout ce que je peux dire du désir qui minspire, cest quen général il conduit vers lutile.
Ce quon peut dire de la métaphysique de Descartes
Elle la conduit ailleurs que là où il voulait aller
La métaphysique qui a été dabord appelée par Descartes comme devant fonder son espoir premier dune science systématique et totale du monde, a, dans lévolution de sa pensée, joué en réalité un tout autre rôle. Et cest pourquoi, rien ne paraît plus faux à Alquié que de croire que Descartes a construit sa métaphysique par une sorte de projet conscient et calculé, et pour parvenir à ses fins : fonder la science. Selon lui, Descartes, < avec une sincérité presque unique dans lhistoire des idées, a vécu une expérience métaphysique qui la conduit ailleurs que là où il voulait aller. Il voulait fonder sa science par métaphysique >. Comment a-t-il cheminé ?
Les vérités métaphysiques relatives au moi et à Dieu sont dabord des vérités parmi dautres vérités : au moment où il écrit les Règles pour la direction de lesprit, Descartes a, dans lesprit humain, une totale confiance ; il est convaincu que le système complet des sciences pourra être fondé avec une certitude analogue à la certitude mathématique. Dans ces mêmes Règles, les vérités métaphysiques, relatives au moi et à Dieu napparaissent en rien comme des vérités fondements. Ce sont des vérités parmi dautres vérités.
Puis, ces vérités viennent à apparaître comme les plus certaines de toutes : cest en
Le problème réside alors dans lextension de cette certitude aux choses de la nature : il sagit, en effet, de savoir maintenant, après avoir atteint une certitude de mon moi et celle de Dieu plus grande que la certitude mathématique, si une telle certitude peut descendre de la connaissance de Dieu à celles des autres choses qui sont dans la nature. Cest à quoi va sappliquer la théorie de la véracité divine.
La théorie de la véracité divine, établie par Descartes en vue de lextension de la certitude, a trouvé ses limites : elle na pas permis de livrer à la science la totalité du réel matériel
Les derniers chapitres et, surtout le dernier, ont mis en évidence cette impossibilité. Leur fin fut détablir que si la véracité divine fonde pleinement une science à type mathématique, les caractères de lêtre de la matière, et lexistence même dun être delamatière,limitentla certitude physique, et rendent la physique essentiellement hypothétique. A plus forte raison la présence de cet être de la matière en moi, cest-à-dire lunion de lâme et du corps, soustrait-elle à la science un immense domaine, qui est le domaine du vécu, le domaine dune médecine sentie, le domaine de laffectif. De sorte que lon peut dire que, lêtre de Dieu fondant toutes nos idées, lêtre de la matière demeure au contraire comme ce qui rend impossible une science parfaite. Et de la sorte, on le voit, aucun être nest chez Descartes scientifiquement connu. Il y a deux êtres, lêtre du Dieu et lêtre du moi, qui sont, peut-on dire, mieux connus que scientifiquement, et cest pourquoi ils fondent les sciences. Mais il y a un être qui limite ma connaissance, et cest lêtre de la matière. Et il la limite doublement. Il la limite dabord en ce quil est lêtre des choses externes, et, en ce sens, il empêche la physique de rejoindre la certitude mathématique ; et il la limite dans la mesure où il est mon être, cest-à-dire où mon corps est lié à mon âme, et cest dans cette mesure quil fonde laffectif, qui nest jamais certain. En sorte que lon peut dire que nest, au sens strict, scientifiquement connu que ce qui nest pas de lêtre. La certitude du moi et celle de Dieu est superscientifique. Lêtre de la matière échappe à la totale certitude de la science.
De la sorte, le rôle de la métaphysique de Descartes sest affirmé, avant tout, dans la mise en place de la science elle-même
Cette métaphysique, qui avait été appelée pour fonder la science, la situe, en effet, plus quelle ne la fonde. En un sens, certes, on peut prétendre que grâce à la métaphysique, lhomme peut ne sortir jamais de la certitude. Cest vrai, mais ce nest pas au sens où Descartes lavait dabord rêvé ; cest en ce sens que nous pouvons, grâce à la métaphysique, distinguer nos jugements probables de nos jugements certains. Nous saurons toujours, et avec certitude, que nos jugements probables ne sont que probables. Je saurai, quand je ne serai pas devant le certain, que je ne suis pas devant le certain. Et dire que je sais, de façon certaine, quun jugement probable, cest encore, si lon veut, être certain.
Ce que retrouve néanmoins Descartes, grâce à la métaphysique
Faute davoir pu réaliser son espoir en une science qui, elle-même serait totale et totalement certaine, Descartes retrouve néanmoins, grâce à la métaphysique, le pur primat de lesprit et le sens du cogito. En effet, toute science humaine est jugée par rapport à lêtre et est mise en son plan. Et ce jugement est loeuvre de lesprit. Lesprit permet à la science de ne pas prendre pour de lêtre ce qui nest quune idée. Grâce à lui, la science ne confond pas lattribut essentiel et la substance. Lesprit met le moi et Dieu à la racine de tout savoir. Le sujet connaissantestlaconditiondetouteconnaissance. On ne saurait donc subordonner à aucun moment le sujet connaissant à lobjet connu. Nous savons enfin que les jugements sensibles ne sont que probables, et les jugements physiques quhypothétiques. Mais le primat du « je pense » nest pas, en ceci, un primat idéaliste. Et ce nest pas non plus le primat dune pensée qui pourrait constituer, du monde, une science certaine et totale. Le cogito, le « je pense », est de toute part dépassé par lêtre. Il lest par lêtre de Dieu qui le fonde et le crée. Mais il lest aussi par lêtre de la matière, qui limite fondamentalement son savoir.
Par conséquent la métaphysique de Descartes apparaît avant tout comme une métaphysique critique. Non pas au sens kantien puisque la véracité divine ne situe pas la connaissance humaine sur un plan qui serait différent de celui de lêtre. Mais, malgré tout, par leffet du retournement qui vient dêtre mis en évidence, la métaphysique nous interdit daffirmer de façon certaine, que, dans tel ou tel cas, nous avons vraiment trouvé la raison des choses.
Et cest pourquoi Descartes insiste sur le fait que je peux bien construire un système qui retrouve le monde, mais je ne saurai jamais si ce que je dis du monde est vraiment ce que Dieu a fait.
Ce quest, en définitive, la métaphysique de Descartes
Cest par là que conclut Alquié : < La métaphysique de Descartes est une métaphysique de séparation, de distinction, danalyse. Elle permet à lhomme de ne jamais se tromper ; mais la certitude quelle lui donne est liée à la limitation du savoir lui-même, à la pensée, comme pure hypothèse, de ce qui nest quhypothèse. Cette métaphysique distingue, de lêtre, lobjet connu. Et cest pourquoi nous avons toujours pensé quelle se contente dexpliciter lintuition fondamentale dont elle est née, et qui sexprime dans la théorie de la création des vérités éternelles. Lêtre est supérieur à toute essence connaissable. Et lesprit, qui aperçoit cette vérité, qui distingue lêtre de toute idée douteuse, cest le « je pense ». Voilà pourquoi la pensée est le juge suprême et la mesure du vrai et du faux. Aussi, le
[1] On se demande ici doù vient lidée. [2] Ce que Descartes appelle réalité formelle, cest la réalité de la chose. [3] Formelle voulant dire réelle, ontologique, lidée étant ici considérée comme être. [4] Pour la philosophie scolastique, en effet, la connaissance ne demandait pas dautre terme que le sujet, dune part, et lobjet, dautre part. La chose mise en doute, ou supprimée, le sujet ne pouvait donc plus éprouver aucune espèce de passivité. Il était seul au monde, et au stade du scepticisme. Tel nest pas le cas chez Descartes. La conséquence du doute a été, au point de vue formel, au point de vue de lêtre, de réduire au « je pense » et même au « je suis » toute la réalité de lidée. [5] Ceci du fait que les sciences purement mathématiques ont trouvé leur fondement dans la partie « Véracité divine ». [6] Ce serait là, on le voit, réintroduire le primat du pur intellectus, puisque la sensation, limagination ne seraient alors certaines que comme objets dune conscience réfléchie. Je ne serais pas certain dentendre, ni de voir ; je serais seulement certain que je pense entendre ou voir. [7] Cest-à-dire parce quil les prend telles que le sens commun les prend, et du reste telles quelles se révèleront finalement être en vérité comme des suites détats du corps. [8] Ceci est confirmé par les Cinquièmes Réponses, où Descartes définit « la seule pensée de voir et de toucher », non comme la pensée intellectuelle qui me fait savoir que je vois ou que je touche mais comme celle que « nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes ». [9] On verra dans un prochain texte que le mot mens et le mot substantis sont équivalents pour Descartes. [10] Est ici reproduite la dernière partie de cette analyse : < Un homme qui tâche délever sa connaissance au-delà du commun, doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes et des termes de parler du vulgaire ; jaime mieux passer outre, et considérer si je concevais avec plus dévidence et de perfection ce quétait la cire, lorsque je lai dabord aperçue, et que jai cru la connaître par le moyen des sens extérieurs, où à tout le moins du sens commun, ainsi quils lappellent, cest-à-dire de la puissance imaginative, que je ne la conçois à présent, après avoir plus exactement examiné ce quelle est, et de quelle façon elle peut être connue. Certes, il serait difficile de mettre cela en doute. Car quy avait-il dans cette première perception qui fût distinct et évident, et qui ne pourrait pas tomber en même sorte dans le sens du moindre des animaux ? Mais quand je distingue la cire davec ses formes extérieures, et que, tout de même que si je lui avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue, certes, quoiquil se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis concevoir de cette sorte sans un esprit humain. Mais enfin, que dirais-je de cet esprit , cest-à-dire de moi-même ? Car jusques ici je nadmets en moi autre chose quun esprit. Que prononcerai-je, dis-je, de moi qui semble concevoir avec tant de netteté et de distinction ce morceau de cire ? Ne me connais-je pas moi-même, non seulement avec bien plus de vérité et de certitude, mais encore avec beaucoup plus de distinction et de netteté ? Car si je juge que la cire est, ou existe, de ce que je la vois, certes il suit bien plus évidemment que je suis ou que jexiste moi-même, de ce que je la vois. Car il se peut faire que ce que je vois ne soit pas en effet de la cire ; il peut aussi arriver que je naie pas même des yeux pour ne voir aucune chose ; mais il ne se peut pas faire que , lorsque je vois, ou (ce que je ne distingue plus) lorsque je pense voir, que moi qui pense je ne sois quelque chose. De même, si je juge que la cire existe, de ce que je la touche, il sensuivra encore la même chose, à savoir que je suis ; et si je le juge de ce que mon imagination me le persuade, ou de quelque autre cause que ce soit, je conclurai toujours la même chose. Et ce que jai remarqué ici de la cire, se peut appliquer à toutes les choses qui me sont extérieures, et qui se rencontrent hors de moi. Or si la notion ou la connaissance de la cire semble être plus nette et plus distincte, après quelle a été découverte non seulement par la vue ou par lattouchement, mais encore par beaucoup dautres causes, avec combien plus dévidence, de distinction et de netteté, me dois-je connaître moi-même, puisque toutes les raisons qui servent à connaître et concevoir la nature de la cire, ou de quelque autre corps, prouvent beaucoup plus facilement et plus évidemment la nature de mon esprit ? Et il se rencontre encore tant dautres choses en lesprit même, qui peuvent contribuer à léclaircissement de sa nature, que celles qui émanent du corps vers lâme, comme celle-ci, ne méritent quasi pas dêtre nommées. Mais enfin me voici insensiblement revenu où je voulais ; car, puisque cest une chose qui mest à présent connue, quà proprement parler nous ne percevons les corps eux-mêmes que par la faculté dentendre qui est en nous, et non point par limagination ni par les sens, et que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée, je connais évidemment quil ny a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit. Mais, parce quil est presque impossible de se défaire si promptement dune ancienne opinion, il sera bon que je marrête un peu en cet endroit, afin que, par la longueur de ma méditation, jimprime plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connaissance.>
[11] Comme dailleurs on lentendait à cette époque. [12] Voir les mots en italique du dernier paragraphe de lanalyse de Descartes. [13] En effet, la phrase Ejus perceptio non visio, non tactio, non imaginatio est, nec unquam fuit sed solius mentis acceptio (Sa perception nest point une vision, ni un attouchement, ni une imagination et ne la jamais été mais seulement une inspection de lesprit), trouve son écho peu après dans : unde conclurem statim (par erreur, il va sans dire) : ceram ergo visione oculi , non solius mentis inspectio, cognosci (Doù je voudrais presque conclure que lon connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de lesprit). Ce qui est opposé à mentis inspectio, cest donc la vision « des yeux ». Et en fin de paragraphe reprend ce thème : Id quod putabam, me videre oculis, sola judicandi facultate comprehendo. Videre oculis (Je comprends par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux). Voilà ce que réfute Descartes. Et à cette vision corporelle, il oppose la mentis inspectio, mens voulant dire âme, ou, tout au plus , esprit, ou pensée, mais assurément pas : entendement. [14] Cela nous explique que, dans les preuves de Dieu que nous aurons à examiner dans le prochain chapitre, ce qui sera invoqué, ce ne sera pas tellement lentendement qui sera évoqué que le moi ; il sera, en effet, question de savoir si je peux être cause de lidée de Dieu . Descartes répondra non, parce que mon moi est précisément fini, alors que lidée de Dieu est infinie. Donc, cest bien le moi comme moi fini, comme moi désirant, comme moi doutant, comme moi se sentant fini qui sera invoqué. [15] Kant veut définir son sujet en se gardant de lontologie, dune part, et de la psychologie empirique de lautre. [16] Cest pourquoi Descartes déclare que notre âme existe, et pourquoi il aurait annoncé, dans la première édition de ses Méditations, quelles prouvaient limmortalité de lâme. En effet, si le but de Descartes avait été détablir le primat de lintellect en général, il est bien évident quil naurait jamais pu considérer que son uvre pouvait répondre à une pareille démonstration. Personne ne doutait, à ce moment-là, que lintellect en général ne fût immortel. Le problème chrétien de limmortalité, tel quil pouvait se poser de façon polémique, en ce siècle, était avant tout de savoir si mon âme individuelle était immortelle ou non. [17] Depuis Kant, cependant, nous avons limpression que le sens de lêtre, le sens du moi, de lego, sont constitués à partir du sujet transcendantal qui est, lui seul, véritablement premier. Chez Descartes, où la dialectique est toujours ontologique, il nen est pas du tout ainsi. La première question qui a été posée, cest la question quest-ce qui est ? Et, à cette question, Descartes a commencé par répondre : il est douteux que les choses soient. Puis il a affirmé : ce qui est, cest moi. Il y a un ego, ego sum, et non pas une pure cogitatio sans substance, à plus forte raison un pur intellectus. [18] Analyse qui termine la Méditation seconde. [19] Alors que Kant garantit sans cesse son esprit de toute contamination par lontologie, dune part, et par la psychologie empirique, dautre part, Descartes ne garantit pas son cogito de lontologie puisquil dit sum, et il ne le garantit pas non plus du côté de la psychologie empirique, vu quil ne sait pas ce que cest. Il faudra attendre Kant pour en poser nettement le statut. [20] Alors quayant aperçu que mes idées étaient toutes des modes de mon moi, javais entrevu ma science comme fausse. [21] Chez Descartes, le principe de causalité est logico-ontologique. Il est donc fort différent de ce quil sera, par exemple, chez Kant, où il sera synthétique, où il sappliquera seulement aux phénomènes quil permettra de relier. [22] Ce que Descartes appelle réalité objective, demeure réalité de lidée en tant quidée. Elle déchoit toujours par rapport à la réalité formelle ; la réalité formelle de la chose est toujours quelque chose de supérieur à la réalité objective, cest-à-dire à la façon dont la chose est en moi. Car être en moi, cest être en tant quidée. Il peut donc y avoir plus de réalité dans la réalité formelle de la cause de lidée que dans la réalité de lidée elle-même. Mais il ne peut y en avoir moins. Et, par conséquent, le moi qui est un être fini, qui a une réalité formelle finie, ne peut être la cause dune réalité objective infinie, cest-à-dire le dépassant. Ici, devenant idée, au lieu de déchoir, il augmenterait de réalité. Cest, pour Descartes, impossible. [23] De fait, lorsque Kant en viendra à critiquer les preuves de Descartes, il confondra en une seule la preuve de la contingence du monde et la preuve de la contingence du moi. Et de fait aussi, cest Alquié qui nous lapprend, la preuve de Dieu comme cause du moi semble invoquée par Descartes pour être plus compréhensible aux thomistes, à savoir, comme dit Descartes dans son propre texte, à « ceux dont la lumière naturelle est si faible » quils conçoivent mal ce que peut être la cause dune idée. Cette petite méchanceté de Descartes sapplique, évidemment, aux thomistes. Et, en effet, rien nest plus étrange de sélever à Dieu comme cause dune idée. [24] Selon M. Guéroult, lordre des Méditations serait le suivant : je doute, je pense, Dieu est, en vertu des preuves déjà données, Dieu est véridique, donc toutes les démonstrations déductives sont fondées, et, parmi ces démonstrations, la preuve ontologique. [25] Dans ces Principes, elle est donnée dès le § [26] M. Guéroult, en effet, sest mis dans le cas de la non-preuve : si la preuve ontologique, comme il laffirme, suppose la véracité divine, cela veut dire quelle nest valable que dans la mesure où on a déjà prouvé que Dieu est. Cela revient à reconnaître quelle ne prouve rien. [27] Ce qui, en effet, empêche toujours lauditeur de la preuve ontologique, cest quil a limpression quil sagit dun sophisme, dun cercle. Ce sophisme consiste à dire dabord : Dieu est un être parfait. Mais sil est parfait, cest déjà quil existe ; si Dieu nexiste pas, il nest pas un être parfait ; par conséquent, ce dont je pars , cest déjà de lexistence de Dieu , et étant parti dun Dieu existant, je nai aucune peine à conclure quil existe. Le sophisme semble apparent. [28] Dans le Discours de la méthode, où figure lhypothèse dun Dieu trompeur, cette idée nest pas émise. [29] Le rôle essentiel de la véracité divine dans ces Méditations cest, à partir de la réalité objective de lidée, telle quelle est définie dans la Méditation troisième, darriver à la vérité de lessence, cest de faire de la réalité objective de lidée une vérité dessence. [30] Lorsque je dis par exemple que deux et deux font quatre, lorsque je dis que la somme des angles dun triangle est égale à deux droits, je naffirme pas quil y ait dans la nature quatre choses réelles, je naffirme pas quil y ait dans la nature un triangle. Mais même, comme le dit Descartes, sil ny a rien dans la nature qui ressemble à un triangle ou à un cercle, il demeure que la somme des angles dun triangle est égale à deux droits et que les rayons du cercle sont égaux. [31] Idéat : correspondance de lidée à son objet. [32] Cest ce quil fait dans les Méditations trois, quatre et cinq. [33] Cest ce quil fait dans la Méditation sixième. [34] On rencontre donc la théorie à la fin de la Méditation troisième et dans la quatrième Méditation, dans la Méditation cinquième et dans la Méditation sixième. [35] Cette accusation a conduit plusieurs commentateurs, et Etienne Gilson lui-même, à déclarer que la véracité divine ne sapplique et nest requise quen ce qui concerne lévidence remémorée ; lévidence immédiate ne serait pas concernée. Alquié sest appliqué à réfuter cet argument (voir. pages [36] En effet le doute de Descartes, son inquiétude de base nest autre que la constatation que lessence de lidée est renvoi à un être quelle ne présente pas et dont elle ne contient pas la preuve. Le cogito de Descartes est précisément la saisie de lidée comme idée, idée simplement rattachée à lêtre de mon moi. Dans le doute, la mise en question des essences sest effectuée par la mise en contact de ce domaine dessences et de raison avec lêtre, être qui est tantôt lêtre de Dieu, apparaissant à tort comme trompeur, tantôt lêtre de ma propre volonté de douter. Cest donc lêtre, par comparaison même à toute autre réalité, qui met en doute, puis fonde lidée. Et lexistence même dun tel rapport entre mes idées et lêtre établit le droit qua lesprit de juger tout ce quil conçoit clairement et distinctement. Cela ne veut pas dire que mon esprit ait le droit de juger de toutes choses, car il est bien ces choses, précisément, quil ne conçoit pas clairement et distinctement, ne fût-ce que celles qui sont objet de la foi. Mais la doctrine de la véracité divine, qui subordonne métaphysiquement lesprit à lêtre de Dieu, permet à Descartes daffirmer lindépendance de lesprit par rapport à toute histoire, à tout objet, à tout ce dont il doit juger ; lesprit peut donc constituer une science. [37] Soit quelle soit rattachée au moi, soit quelle soit rattachée à Dieu. [38] Ainsi pour Leibniz il ny a dêtres, cest-à-dire de substances, que Dieu dune part et les monades de lautre. Il ny a donc de substances que spirituelles. Tout le problème pour lui sera celui du rapport entre ces deux substances ; le problème de la connaissance sera finalement celui du rapport de moi et de Dieu. Pour Spinoza, il ny a quune seule substance, Dieu. Pour Malebranche, il y a bien, sans doute une autre substance, la substance matérielle : la matière existe Mais elle nest pas directement connue, elle nest pas la cause de mes idées et le rapport de connaissance est bien tout entier un rapport entre le moi et Dieu. Pour Berkeley, le monde est un langage que me parle Dieu et là encore, le problème de la connaissance est un problème qui se pose entre moi et Dieu. [39] Par conséquent, Descartes rejette implicitement ici le principe quadmettront plus tard Malebranche ou Berkeley, selon lequel lesprit peut seul causer quelque chose dans lesprit. [40] Difficulté souvent évoquée à propos de la question des rapports de lâme et du corps. [41] Au reste, dun autre côté, si je veux mévader même de cette idée selon laquelle lâme mest immédiatement présente, et essayer de penser ce que peut être une âme, je le pourrais assez aisément, dans la mesure où je ferai intervenir la notion de liberté. Car, si je suis libre, je puis penser que jai quelque indépendance vis-à-vis de Dieu. [42] Létendue nest donc pas, comme pour Malebranche, en Dieu. Elle nest pas vue en Dieu. Elle nest pas non plus, comme chez Spinoza, un attribut de Dieu [43] Cest pourquoi, après Descartes, on verra toutes ces difficultés donner naissance aussi bien chez Spinoza que chez Leibniz, à des systèmes qui les résolvent ou les suppriment. Leibniz nhésitera pas à faire de létendue une simple représentation de la substance spirituelle quest la monade ; Spinoza, quant à lui, fera de létendue un attribut de Dieu. Descartes, en affirmant au contraire que la matière est substance, la sépare non seulement de Dieu, mais encore du « je pense ». [44] Cest pourquoi, Spinoza, réfléchissant sur un tel problème, estimera que sest à tort que Descartes a proposé une pareille conclusion. Et il affirme contrairement à la théorie de Descartes que les attributs divers appartiennent à une même substance. Et, en effet, il semble quà être strict on puisse le conclure du cartésianisme même. Date de création : 11/12/2006 @ 08:35 Réactions à cet article
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