LOCCIDENT CHRÉTIEN (1) Par ARNOLD TOYNBEE dans « La grande aventure de lHUMANITÉ » Développements structurés
LIMINAIRE Entre 1837 et 1897, lOccident avait achevé détendre sa suprématie sur le reste du monde. Au terme de cette période, le monde semblait sêtre placé sous ladministration occidentale. En apparence, lhistoire avait atteint son dénouement avec lunification politique de lItalie et de lAllemagne en 1871, si par « histoire » on entendait comme cétait le cas pour bien des gens en 1897 les alertes et les expéditions du passé turbulent de la civilisation occidentale, un passé encore frais dans les mémoires mais heureusement révolu. Ainsi pouvait-on penser, juste avant les deux Grandes guerres mondiales, que lhistoire était constituée de toute une série dévènements particuliers du passé qui ont conduit à la suprématie de lOccident. Mais cette occidentalisation du monde était alors récente et les pays occidentalisés occupaient une position périphérique. LInde, par exemple, avait été attirée dans lorbite occidentale au milieu du XVIIIe siècle, lorsquelle devint lun des terrains de la rivalité de deux puissances occidentales, la Grande-Bretagne et la France. Elle occupait jusqualors, dans le monde, une place en tant que membre de lEmpire britannique. La Russie avait pris place parmi les grandes puissances grâce à la prescience de Pierre le Grand, mais bien quelle simposât par sa force, elle nétait pas entièrement civilisée : du point de vue culturel, elle nétait pas membre à part entière du club occidental. Quant à loccidentalisation du Japon, elle était remarquable, mais ce nétait quun accident. Les Israélites et leurs héritiers les Juifs avaient indéniablement participé à lhistoire, et ce fut vrai au moins jusquen 70 de notre ère (date de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains) , car leur histoire était le prélude de lhistoire du christianisme catholique romain et protestant, et celui-ci était devenu la religion de lOccident. La participation des Grecs de lépoque classique à lhistoire était également indéniable. La philosophie grecque de lépoque classique avait été mise à contribution lors de lélaboration de la théologie chrétienne. Et ce nest pas seulement la théologie, mais aussi la littérature, les arts plastiques et larchitecture grecs qui avaient inspiré, depuis la Renaissance, la culture moderne de lOccident. Le judaïsme et lhellénisme étaient les deux sources principales de la civilisation occidentale. Celle-ci était née de leur rencontre et, dans une reconnaissance rétrospective du passé, il nétait pas strictement nécessaire, pour un historien, de remonter davantage le cours du temps. La voie qui menait du judaïsme et de lhellénisme au monde occidental semblait facile à retracer. Les Juifs et les Grecs avaient été incorporés à lEmpire romain celui-ci étant la matrice politique du christianisme. LEmpire romain avait été converti au christianisme avant leffondrement de ses provinces occidentales. La conversion au christianisme des barbares qui avaient conquis le territoire occidental de lEmpire romain avait préparé et amené lexpansion progressive de la chrétienté occidentale, commencée dans la dernière décennie du XVe siècle de lère chrétienne. Depuis lors, le reste du monde avait été introduit dans le champ de lhistoire au fur et à mesure quil avait été attiré dans lorbite en constante expansion de lOccident. Cette vision rétrospective de lhistoire était plausible au début du XXe siècle, parce que, à cette date, on pouvait croire que la suprématie globale à laquelle lOccident était parvenu, allait être permanente. Biographie de Arnold Toynbee (1889-1975) Professeur dhistoire grecque et byzantine, puis dhistoire internationale à lUniversité de Londres. Il a occupé dimportantes fonctions au Foreign Office au cours de deux guerres ; il été reçu à lInstitut de France en 1968 où il a succèdé à Winston Churchill. Toynbee a définitivement pris place, à côté de Malraux et de Lévi-Strauss, parmi les maîtres à penser de notre temps. 63. LA CHRÉTIENTÉ OCCIDENTALE (911-1099) La chrétienté, à lissue de nombreux assauts ravageurs, se révéla apte à séduire les populations indigènes La chrétienté occidentale, sur le plan militaire, connut des vicissitudes absolument inverses de celles que traversait lEmpire romain dOrient à la même époque Dès avant la mort de Charlemagne en 814, la chrétienté avec les assauts des marins normands, demeura sur la défensive jusquà la victoire dOtton Ier le Grand sur les Magyars en 955. Cest au cours des soixante années précédentes que les souffrances infligées par des assaillants étrangers atteignirent leur paroxysme. En effet, les raids des cavaliers magyars sur la chrétienté occidentale frappèrent les régions de lintérieur qui avaient le moins souffert des attaques maritimes des Normands et des musulmans. Et cest seulement au cours de la seconde moitié du XIe siècle que le vent tourna en faveur de la chrétienté Cette période fut précisément le demi-siècle pendant lequel la chrétienté réalisa ses emprunts à lEmpire romain dOrient. Dans les deux cas, on peut comprendre le changement soudain intervenu sur le plan militaire Ce qui ne va pas sans dire que dautres changements se sont produits corrélativement sur les plans social et culturel : par exemple, en Angleterre, la civilisation chrétienne fut adoptée par les colons normands établis dans le Danelaw, et en Normandie, en France, lextension de linfluence intervint grâce à lobservance de la règle monacale bénédictine à la manière de labbé de Cluny. Lassimilation des colons normands révéla que le christianisme occidental était tout à fait en capacité de séduire les peuples indigènes Notamment ceux qui ne sétaient pas encore engagés envers le christianisme orthodoxe, lislam ou le judaïsme. La réforme de Cluny a fait la preuve que la civilisation chrétienne occidentale était devenue attrayante. Cette réforme était un symptôme, sur le plan religieux, de la vitalité que manifestait également la société chrétienne occidentale dans bien dautres domaines. Lextension de la chrétienté occidentale par la conversion des pays dEurope septentrionale En Bohême, le christianisme avait pris pied au moment de la mission (863-865) de Constantin-Cyrille et de Méthode dans un pays slave voisin, la Grande-Moravie. Pendant deux siècles peut-être, un rite slave coexista en Bohême avec le rite latin. Ce dernier y prévalut finalement, mais la liturgie slave favorisa lexpansion du christianisme en Pologne comme elle lavait fait en Russie. La Pologne fut convertie au catholicisme en 966, onze ans après la victoire décisive de lempereur saxon Otton Ier sur les Magyars. Ceux-ci se convertirent entre 970 et lan mil. Le Danemark fut converti en 974 et les autres pays scandinaves au tournant des Xe et XIe siècles. En Norvège, en Suède et en Hongrie, tout particulièrement,la conversion rencontra des résistances. Mais celles-ci échouèrent, tant le prestige de la civilisation chrétienne était devenu grand parmi les voisins païens de la chrétienté occidentale. En dautres lieux, durant la seconde moitié du XIe siècle, lenrichissement de la chrétienté sopéra par des conquêtes aux dépens de lorthodoxie et de lislam tout en faisant revivre son passé gréco-romain Entre 1041 et 1071, des aventuriers normands conquirent les possessions de lEmpire romain dOrient en Apulie et en Calabre. Entre 1060 et 1090, ils enlevèrent la Sicile aux musulmans. Les Apuliens, de langue italienne, étaient des Lombards, sujets ecclésiastiques de la papauté. Pour eux, la conquête normande noffrait rien de désagréable, mais pour les Grecs orthodoxes de Calabre et de Sicile, elle représentait une soumission à des étrangers. En 1085, les chrétiens indépendants de la partie nord-ouest de lEspagne conquirent Tolède, ville située au centre de la péninsule et qui, avant la conquête musulmane, avait été la capitale de lÉtat wisigoth qui avait succédé à lEmpire romain dans la péninsule ibérique. En 1098-1099, une force expéditionnaire des Chrétiens dOccident enleva Antioche et Édesse aux Seldjoukides et Jérusalem aux Fatimides. Cette expédition la première Croisade fut un remarquable exploit financier, logistique et stratégique. Une bande daventuriers chrétiens dOccident avait réussi là où les empereurs Nicéphore II Phocas et Jean Tzimiskès avaient échoué malgré toutes les ressources de lEmpire romain dOrient dont ils disposaient. La conquête de lAngleterre par les Normands en 1066 avait été un exploit aussi impressionnant quoique, contrairement aux conquêtes des chrétiens occidentaux dans le bassin méditerranéen, celle-ci neût pas étendu la zone dinfluence du catholicisme auquel lAngleterre prénormande appartenait déjà. Cependant, la conquête de lAngleterre par les Normands démontra quen 1066, la Francie occidentale, cest-à-dire la France, se tournait vers les régions éloignées du monde catholique. Les prouesses militaires ne représentaient quun aspect de sa supériorité générale. Cette seconde moitié du XIe siècle comme réplique de la seconde moitié du VIIIe siècle avant J.-C dans lhistoire de la civilisation hellénique Après une longue incubation, une civilisation se mettait soudain à fleurir. En cette période, la civilisation chrétienne occidentale démontra sa vigueur par son zèle à faire des emprunts à des civilisations contemporaines plus avancées et à faire revivre son propre passé gréco-romain. Le Code de droit romain de Justinien, redécouvert en 1088, fut étudié avec enthousiasme à Bologne, ville italienne qui sétait trouvée sous la domination de lEmpire dOrient jusquen 751. Avant la fin du Xe siècle, les traductions latines, par Boèce, des uvres dAristote sur la logique furent étudiées et commentées en Occident par lérudit français Gerbert dAurillac, après y être restées en sommeil pendant 450 ans. On installa des moulins à eau, une invention du Croissant fertile, sur les rivières rapides de lEurope occidentale transalpine. Une méthode efficace de harnacher un cheval de trait, qui semble avoir été inventée en Chine ou dans la steppe eurasienne, aurait été adoptée dans la chrétienté occidentale dès le Xe siècle. Léquipement des chrétiens dOccident au cours de la première croisade comprenait larbalète dont étaient déjà armés les Chinois à lépoque des Royaumes Combattants (506-221 avant J.-C.). Intervint alors labandon de la romanité dans léquipement militaire, dans la langue, dans la politique et dans la religion Sur le plan de léquipement militaire Au XIe siècle, léquipement militaire romain qui avait été repris par les conquérants barbares de lEmpire dOccident fut brusquement abandonné en faveur de léquipement sarmate, plus efficace, que les Alains avaient introduit en Gaule au Ve siècle. Les chevaliers normands représentés sur la tapisserie de Bayeux trouvent leurs prototypes dans les peintures de cavaliers de style sarmate trouvées dans les tombes de Crimée et de la presquîle de Taman et datant des 1er et IIe siècles de notre ère. Mais les Occidentaux du XIe' siècle apportèrent un changement (le premier de bien dautres) à cet accoutrement emprunté. Ils remplacèrent le petit bouclier rond des Sarmates par un bouclier en forme de cerf- volant qui offrait le maximum de protection pour un minimum de poids et de surface. Ces « chevaliers» (milites) du XIe siècle étaient si conscients de leur valeur que, vers le milieu du siècle, les novices commencèrent à être intronisés par les anciens dans une sorte de fraternité séculière. Sur le plan linguistique Depuis la chute de lEmpire romain, on avait continué décrire la poésie latine en Occident selon la mesure classique grecque, où la prosodie reposait sur une distinction entre syllabes longues et courtes. Pour la langue latine, dotée dun accent tonique, cette prosodie classique grecque avait été une contrainte fort ennuyeuse. Le latin fut libéré de cette servitude par les auteurs dhymnes chrétiens. Ils créèrent une poésie latine accentuée et, vers le tournant des XIe et XIIe siècles, un poème épique écrit dans lune des langues romanes vivantes de lépoque, la Chanson de Roland, se dégagea de la croûte latine qui avait jusqualors masqué lévolution des langues issues du latin. Sur le plan politique Le Xe siècle vit un rétablissement partiel de lEmpire de Charlemagne, mais avec la Saxe comme centre, et non plus la Francie. Le roi saxon de Germanie, Otton Ier, qui battit les Magyars en 955, fut couronné empereur à Rome en 962. Il ajouta la Bourgogne et lItalie à ses possessions, mais la Francie occidentale conserva son indépendance. Au Xe siècle, les Carolingiens qui nétaient plus, en France, les dirigeants de fait, furent remplacés par une nouvelle dynastie qui disposa dun plus grand appui, de la même manière que, au Vlle siècle, les Carolingiens avaient remplacé les Mérovingiens. Au XIe siècle, les Normands établirent des gouvernements monarchiques effectifs dans des Etats de plus petite dimension que la France et la Germanie. Lexploit quaccomplirent les Normands en conquérant lAngleterre, lApulie, la Sicile et Antioche fut dépassé par lexploit ultérieur qui consista à mettre sur pied ladministration de leurs nouvelles possessions. Le royaume normand de Sicile constitua un Etat gouverné autocratiquement. Cétait un successeur de lEmpire romain dOrient et du califat islamique. Son régime bien établi éclipsa les cités-Etats naissantes du Sud de lItalie, mais en Italie du Nord, Venise sétait pratiquement rendue indépendante de lEmpire dOrient avant la fin du XIe siècle, et les villes de Lombardie qui, au début du siècle, se trouvaient encore sous la domination des successeurs héréditaires des gouverneurs de province de Charlemagne, ou bien des évêques locaux, devinrent autonomes au cours du siècle suivant. Les gouvernements de ces cités-États étaient oligarchiques, mais républicains. Deux cités-États maritimes lombardes, Pise et Gênes, participèrent en tant que puissances virtuellement indépendantes à loffensive des chrétiens dOccident dans le bassin de la Méditerranée au cours de la seconde moitié du X1e siècle. Ainsi, au cours du X1e siècle, deux formes concurrentes de structures politiques sétaient développées à lOuest. Une forme républicaine à la dimension des cités-Etats et une forme monarchique à la dimension des royaumes. Dès 1100, ces deux formes contemporaines dorganisation politique occidentale étaient devenues plus efficaces quaucun des autres régimes qui sétaient établis dans cette région depuis le déclin et la chute de lEmpire romain. Le régime politique des cités-États qui sétait développé en Italie du Nord au XIe siècle fit aussi son apparition en Flandre à la même époque. Ces deux régions connurent en même temps une explosion démographique, qui saccompagna de la croissance du commerce et de lindustrie. Dès 992, Basile II paya les services navals de Venise en accordant des privilèges commerciaux aux Vénitiens dans toute létendue de lEmpire dOrient. Les Vénitiens commencèrent alors à enlever le commerce aux Grecs dans leurs eaux territoriales et, après létablissement des principautés des Croisés le long de la côte de Syrie, les cités-États maritimes du Nord de lItalie obtinrent également des privilèges. Ces têtes de pont de lOccident chrétien «outremer» dépendaient, pour leurs communications avec lEurope occidentale, de la navigation génoise, pisane et vénitienne. Dans son ensemble, lOccident réalisait maintenant des gains au détriment de lislam et du monde orthodoxe, mais, parmi les Occidentaux eux-mêmes, les principaux bénéficiaires en furent les Italiens du Nord. Sur le plan religieux À la fin du Xe siècle, avec la fondation des abbayes de Cluny et de Citeaux Au cours des années 910-1099, le réveil de la chrétienté occidentale se manifesta par un mouvement de réforme, à commencer par la fondation dune abbaye bénédictine dun style nouveau à Cluny, en Bourgogne. Le mouvement réformateur clunisien se répandit à travers toute la chrétienté, et les monastères qui adoptèrent sa manière dobserver la règle bénédictine sassocièrent à Cluny et se placèrent sous son hégémonie. Mais, vers la fin du XIe siècle, la règle de Cluny ne donnait plus satisfaction, et une autre abbaye-modèle fut fondée à Cîteaux en Bourgogne. Saint Benoît lui-même, comme Pacôme, le fondateur égyptien du monachisme chrétien, avait cherché à créer léquilibre entre les activités liturgiques et économiques de ses moines. Le mouvement clunisien avait développé les aspects liturgiques de la vie dun monastère bénédictin, et les abbayes qui adoptèrent sa règle constituèrent pour leurs paysans-fermiers un fardeau aussi lourd que les proprétaires séculiers qui étaient leurs voisins et qui représentaient leur contrepartie sociale. Les cisterciens cherchèrent quant à eux à développer en même temps une plus grande austérité spirituelle et une plus grande productivité matérielle. Ils défrichèrent les terres incultes mais, à linverse des premiers moines pacômiens de la Thébaïde, les moines cisterciens y employèrent des travailleurs qui étaient des frères lais, cest-à-dire des membres de lordre dune classe inférieure. Les cisterciens tirèrent du fer et de la laine des terres incultes. Par ces succès économiques, ils firent naître les germes du système de production capitaliste. Au XIe siècle, avec le lancement de trois innovations par les réformateurs religieux de la chrétienté occidentale (1) Ils imposèrent le célibat au clergé séculier (cest-à-dire aux prêtres qui nétaient pas moines) et ils tentèrent de mettre fin (2) à lachat des charges ecclésiastiques et (3) à linvestiture des dignitaires ecclésiastiques par les autorités laïques. La tendance en faveur du célibat des prêtres lemporta finalement, non sans avoir rencontré de fortes oppositions, car il nexistait aucun précédent dans lEglise occidentale, ni dans aucune autre des Églises régionales. La querelle des Investitures se termina en 1122 par un compromis, et ce fut raisonnable parce que les charges séculières aussi bien que les charges ecclésiastiques étaient normalement occupées par des dignitaires ecclésiastiques. Lachat de dignités ecclésiastiques auprès de protecteurs locaux laïques fut détourné au bénéfice de la papauté, qui assuma la prérogative des nominations du clergé et qui ne le fit pas gratuitement. Leffet cumulé de ces réformes ecclésiastiques fut de transformer le clergé en une corporation privilégiée au sein de la société chrétienne occidentale, tout en lassujettissant à la papauté au lieu de le laisser soumis à laristocratie laïque. À ce même XIe siècle, ce fut une papauté réformée qui prit, la tête des mouvements en faveur du célibat des prêtres ainsi que de la suppression de la simonie de linvestiture des ecclésiastiques par des laïques La papauté devint ainsi linstitution la plus importante de la chrétienté occidentale. Vers la moitié du XIe siècle, les réformes de la Papauté furent aussi soudaines que capitales, non sans donner lieu à des controverses et provoquèrent la désunion Géographiquement, la ville de Rome était située à lextrémité sud-est de la chrétienté occidentale depuis le détachement de lAfrique du Nord-Ouest du patriarcat romain par les musulmans et de lIllyricum oriental par lempereur Léon III lIsaurien. Le centre géographique de la chrétienté occidentale se trouva désormais en Bourgogne Là où les cours supérieurs de la Saône, de la Seine et de la Moselle se rapprochent le plus les uns des autres et de langle sud-ouest du Rhin. Ce centre de communications de lEurope occidentale transalpine était la région où avaient été implantés les monastères de saint Colomban à Luxeuil et à Anne-gray, puis les abbayes de style nouveau de Cluny et de Cîteaux ainsi que lillustre filiale de Cîteaux, Clairvaux. La situation géographique de Rome était devenue plus excentrique encore du fait de lexpansion de la chrétienté occidentale vers le nord et le nord-est durant le demi-siècle qui avait commencé en 966. La conquête normande au sud-est de Rome ne constituait, par rapport à ce facteur, quun léger décalage. Contrôler ladministration ecclésiastique de la chrétienté occidentale à partir de lun de ses coins les plus éloignés représentait un véritable tour de force. Rome resta néanmoins le principal sanctuaire commun, le principal oracle et le principal centre de pèlerinage de la chrétienté occidentale On peut comparer Rome au sanctuaire du dieu Pachacamac dans le monde andin à la même époque et au sanctuaire dApollon à Delphes dans lancien monde hellénique. Cependant, Rome était aussi lun des biens de la noblesse locale du ducatus romanus. Depuis linvasion lombarde en Italie, en 568, le ducatus romanus avait dû, la plupart du temps, se débrouiller tout seul, en dehors des brèves interventions de Pépin le Bref et de Charlemagne. Aux yeux des nobles romains, le caractère sacré de Rome et le prestige de la papauté étaient leur casuel légitime. Mais, pour le reste de la chrétienté occidentale, lexploitation de la ville et de la papauté par les nobles romains était un scandale. Les premiers champions, du point de vue cuménique, de la chrétienté occidentale furent les tenants germaniques du titre impérial qui avait été rétabli Otton Ier, Otton III et Henri III déposèrent tous les trois des papes natifs de Rome pour les remplacer par leurs propres délégués transalpins. Le plus remarquable délégué dOtton III fut lérudit français Gerbert dAurillac, qui devint pape sous le nom de Sylvestre II (999-1003) ; celui dHenri III fut son propre cousin alsacien Bruno (pape Léon IX, 1048-1054). Avec les encouragements dHenri III, Léon IX mit à la tête de la Curie des ecclésiastiques éminents qui représentaient le milieu religieux dirigeant de lensemble de la chrétienté occidentale, et non des nobles du ducatus romanus. Mais les nouveaux maîtres de la Curie considérèrent que cétait à eux, non à lEmpereur, quil appartenait davoir le dernier mot dans la politique pontificale Lâme de la guerre menée par la Curie réformée sur deux fronts contre lEmpereur aussi bien que contre les nobles romains fut Hildebrand, qui devint pape sous le nom de Grégoire VII (1073-1086). Romain dadoption sinon de naissance, il néprouvait guère de sympathie pour les nobles du ducatus romanus. A partir de 1057, le pape cessa dêtre nommé par les nobles romains et lempereur romain dOccident. Il fut élu par le collège des cardinaux qui représentait lensemble de la chrétienté occidentale. (Cette prérogative du Sacré Collège ne fut pas établie de manière concluante avant 1179) Instrument efficace de gouvernement entre 1057 et la mort du pape Urbain II en 1099, cette Curie réformée allait partager un vice fatal avec les nobles romains et les nouveaux empereurs romains dOccident Son objectif était le pouvoir, et, dans la poursuite de ce but, elle rompit avec le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, en 1054, et avec lempereur romain dOccident, Henri IV, en 1075. La réforme de la papauté et de lÉglise occidentale dans son ensemble était un noble idéal, et les réformateurs eux-mêmes étaient sincères, mais le résultat en fut tragique. Cette réforme apporta non la paix mais lépée. 66. LA CHRÉTIENTÉ OCCIDENTALE (1099-1321) Au cours des XIIe et XIIIe siècles, on assista à un total entrecroisement du bien et du mal La civilisation chrétienne occidentale sépanouit au cours de la seconde moitié du XIe siècle. Pendant les XIIe et XIIIe, elle fit preuve dune vitalité croissante dans tous les domaines, puis elle connut un recul au premier quart du XIVe siècle. Lexplosion démographique constatée dans les pays chrétiens dOccident dès le XIe siècle sessouflait avant même larrivée apocalyptique de la Peste noire en 1348. La reprise de Constantinople par les Grecs en 1261 et de Saint-Jean-dAcre par les Musulmans en 1291 scellèrent léchec des chrétiens occidentaux dans leur invasion du Levant commencée avec la première croisade. Lhégémonie du Saint- Siège sur la chrétienté occidentale, inaugurée par le pape Grégoire VII, fut détruite par la Couronne de France le jour où ses agents se livrèrent à des voies de fait sur le pape Boniface VIII en 1303. Mais entre-temps, lefflorescence de la chrétienté occidentale aux XIIe et XIIIe siècles avait produit des uvres considérables, tant au service du bien que du mal. Parmi les crimes politiques les plus visibles des Occidentaux à cette époque, il faut noter la conquête et la mise à sac par des «Croisés» de la Constantinople orthodoxe en 1204 et du Languedoc cathare en 1208-1229 ; la conquête et lexpropriation des territoires slaves bordant le littoral sud de la Baltique, lune et lautre consommées dans le courant du XIIe siècle ; enfin, la guerre à mort menée par la papauté contre Frédéric II et ses héritiers. Même si quatre hommes dune suprême grandeur illuminairent ces deux siècles dhistoire chrétienne Un saint, Francesco di Bernardone, dAssise (1182-1226), un philosophe, saint Thomas dAquin (vers 1225-1274), un poète, Dante Alighieri, de Florence (1265-1321), enfin, un peintre, Giotto di Bondone, originaire de la campagne florentine (1267-1337). Ces quatre géants étaient Italiens, mais la sculpture atteignit son zénith dans la France du XIIIe siècle et larchitecture dite «gothique», que loccident hérita des Turcs seldjoukides dAsie Mineure au XIIIe siècle est, aujourdhui encore, représentée de part et dautre des Alpes par de magnifiques monuments qui incarnent les idéaux du Moyen Age chrétien occidental. La plupart des chefs-duvre de larchitecture gothique les cathédrales bâties sur le modèle des khans (caravansérails) seldjoukides se trouvent au nord des Alpes ; et cette situation géographique noffre rien de surprenant, car lItalie, malgré les vicissitudes subies au VIe siècle, navait pas rompu avec le passé gréco-romain de manière aussi nette que dautres parties de la chrétienté occidentale ; le style roman y était donc plus solidement installé et fut moins allègrement jeté aux oubliettes. En outre, on trouvait à Ravenne et à Venise, jadis avant-postes de lEmpire romain dOrient, des églises de style byzantin. Ainsi, lactuelle Saint- Marc, achevée en 1071, est calquée sur lancienne église des Saints-Apôtres à Constantinople. Il est toutefois remarquable que le palais des Doges, mitoyen de Saint-Marc, ait été reconstruit en style gothique ; il est remarquable également de voir Giotto sécarter de la tradition byzantine pour devenir, en peinture, le père du naturalisme occidental moderne. La décision de Dante de composer la Divine Comédie en strophes rimées de vers toscans plutôt quen hexamètres latins exerça une influence profonde sur linspiration future de la poésie dans toutes les langues vulgaires du monde occidental Dante nignorait pas quen employant la langue vernaculaire, il suivait une voie déjà tracée par des poètes dau-dela des Alpes; mais se libérer de la fascination exercée par la langue et la littérature latines représentait pour un Toscan un plus grand exploit que pour des poètes dont la langue maternelle avait été soit la langue doc soit la langue doïl sans parler, évidemment, des poètes qui parlaient non pas une langue romane, mais une langue teu- tonique. Les Italiens du Moyen Age auraient pu rester prisonniers de leur latin ancestral. Ils auraient pu tenter un compromis en écrivant de la poésie latine sérieuse dans la scansion et le style de la poésie populaire contemporaine en langue vulgaire. De fait, quelques pièces latines de ce genre, toutes dune extrême délicatesse, furent écrites aux XIIe et XIIIe siècles. Les Italiens du Moyen Age réussirent mieux que leurs contemporains grecs à rejeter le joug linguistique imposé par le passé gréco-romain, et leur audace lâcha la bride à leur créativité. Dès lépoque de Dante, une forme régionale précoce de la civilisation occidentale sétait implantée en Italie. Le reste de la chrétienté dOccident mit deux siècles à se hausser au niveau culturel ou se trouvait lItalie en lannée 1300. Quoi quil en soit, lesprogrès économiques réalisés au cours de ces XIIe et XIIIe siècles furent nombreux Tout au long des XIIe et XIIIe siècles, la chrétienté occidentale progresse sur le terrain économique. Sa population et sa production saccroissent, sa technologie se fait plus efficiente. Lexpansion démographique de lOuest au cours de cette période est attestée par laugmentation de la superficie cultivée, par la multiplication et le développement des villes, enfin par la colonisation de territoires conquis. Cet agrandissement des villes apparaît dans les archives où sont enregistrées les localisations successives des murs denceinte. Dans de nombreux cas, une muraille bâtie vers 1100 cède la place vers 1250- 1350 à une nouvelle fortification protégeant un espace plus vaste. LItalie septentrionale et la Flandre restaient les deux régions à plus forte densité urbaine. Dans la production des textiles, et de la laine en particulier Cest en cela que la Flandre fit un bond en avant au cours du XIIe siècle et il fallut attendre la fin du XIIIe pour que Florence parvint à combler son retard. La Flandre avait lavantage de disposer de matières premières pratiquement à sa porte, aux Pays-Bas même et en Angleterre. Les villes italiennes, surtout celles de la côte, avaient lavantage de diriger le commerce maritime entre la chrétienté occidentale et le Levant. Au cours des XIIe et XIIIe siècles, les marchands italiens et flamands se rencontraient à des foires annuelles en quatre localités de la Champagne, commodément situées à mi-chemin. Par laugmentation de la population, lessor des villes et la colonisation du littoral balte modifièrent la structure sociale de la vie rurale Linsécurité qui avait régné dans les pays chrétiens dOccident au cours des IXe et Xe siècles avait entraîné lexpansion des seigneuries aux dépens des petites propriétés. Cette époque ayant également connu une baisse démographique, les seigneuries furent exploitées par la location de certaines terres à des métayers, la condition étant quils consacrent plusieurs jours de la semaine à travailler les champs de la ferme domaniale dont le seigneur réservait le produit à son usage personnel. Aussi longtemps quune pénurie de main-duvre se fit sentir, ce fut le meilleur moyen de garantir la culture de la ferme domaniale, mais le système était économiquement inefficace et socialement haïssable. Le serf ou lesclave ne donne quun rendement minimum par comparaison avec le salarié. Aussi, lorsque la population se remit à croître, les seigneurs furent-ils ravis dexiger un paiement en espèces plutôt quun service en travail, et les serfs trouvèrent la contribution financière moins irritante que la corvée. Par ailleurs, les serfs qui restaient astreints à lancienne réglementation pouvaient toujours y échapper en prenant le large pour se réfugier en ville et y trouver un emploi dans la manufacture ou pour aller coloniser les régions situées à lest de lElbe (à lorigine un pays de francs-alleux mais en fin de compte la dernière citadelle du servage en Europe). La colonisation des territoires baltes était à la fois rurale et urbaine. La première ville allemande sur la côte de la Baltique fut Lübeck, fondée en 1143. Dantzig fut fondée vers 1200, Riga en 1201, Reval en 1219. La Baltique devint un lac allemand dont lhinterland commercial couvrait la Scandinavie et la Russie. Dès le XIIIe siècle, les peuples Scandinaves, jadis le fléau de la chrétienté, se faisaient opprimer par les cités- États maritimes allemandes, tout comme les Grecs et les Musulmans létaient par les cités-États italiennes. La Baltique devenait une petite Méditerranée. De 1250 à 1350, les villes flamandes importèrent leur blé des rives delà Baltique plutôt que dAllemagne ou de France. Par les améliorations technologiques Une population toujours plus nombreuse exerçait une ponction croissante sur les ressources agricoles mais ce déséquilibre fut partiellement compensé par des améliorations technologiques. Lextension des terres cultivées aux dépens des pâturages provoqua une pénurie dengrais animal, mais la rotation des récoltes permit de remplacer un système de culture à deux champs par un système à trois champs, réduisant ainsi le pourcentage des terres en friche et entraînant dautre part une meilleure répartition des périodes de labour et de semailles. La charrue lourde, tirée par des chevaux harnachés de façon plus rationnelle, avait été mise au point dès 1200. Le nombre des moulins à eau saccrut au cours des XIIe et XIIIe siècles et les moulins à vent apparurent vers 1162-1180. Au contraire du vent, de leau courante et de la force musculaire, les minerais représentaient une denrée non renouvelable. Depuis linvention de la métallurgie au quatrième millénaire avant J.-C., on avait tari les sources de minerais les unes après les autres. Au Xe siècle après J.-C, lAllemagne et la Bohême devinrent les principaux fournisseurs de minerais pour la chrétienté occidentale mais, dès le XIVe siècle, on avait épuisé les veines superficielles et les mines peu profondes. Il fallut des techniques plus raffinées et plus coûteuses pour aller extraire plus profondément. La vie politique de la chrétienté occidentale, lors de ces mêmes siècles, se trouva entièrement dominée par la lutte pour le pouvoir entre le Saint-Siège et lEmpire Tout premier affrontement Au cours de celui-ci, qui sétait terminé en 1122, par un compromis sur la question des Investitures, les adversaires avaient camouflé leur politique de puissance en la parant de principes moraux. Seconde reprise De 1158 à 1268, la politique de puissance apparut sans fard dans la compétition qui opposait un Saint-Empire revigoré à la papauté pour la domination de lItalie, devenue la région-clé de la chrétienté occidentale. Les cités- Etats italiennes et la France se cantonnèrent dans le rôle de tertii gaudentes. LEmpire et le Saint-Siège furent perdants. Dès le début de cette période, de 1158 à 1183, lempereur Frédéric II de Hohenstaufen chercha vainement à imposer un régime impérial autocratique aux cités-Etats de Lombardie. Le pape, a contrario, soutint celles-ci dans leur lutte pour lindépendance car elles assuraient au Saint-Siège un écran territorial contre lEmpire installé au nord des Alpes. Pour cette raison, la papauté tolérait lautonomie des cités-Etats non seulement en Lombardie et en Toscane mais aussi dans les territoires italiens offerts au Saint-Siège par Pépin le Bref et Charlemagne. Lobjectif primordial des papes Au cours de ces deux siècles (XIIe et XIIIe), leur objectif fut détablir leur hégémonie sur lensemble de la chrétienté, cette ambition recevant la priorité sur les prétentions du Saint-Siège à la souveraineté locale. Ils acceptèrent donc lautonomie de cités-Etats non seulement en Romagne (cest-à-dire le territoire de lancien exarchat de Ravenne dépendant de lEmpire romain dOrient), mais encore dans le Ducatus Romanus, qui comprenait la ville de Rome elle-même. De plus, le Saint-Siège et certaines cités-Etats italiennes sassocièrent sur le plan financier comme sur le plan politique. Entre 1250 et 1300, des banques florentines se firent de plantureux bénéfices en collectant les impôts pontificaux au nom du pape. Lalliance des rois de France au Saint-Siège Lintérêt de ceux-ci, en effet, était dentamer le plus possible le pouvoir impérial. Pendant la lutte entre la papauté et lEmpire, les papes successifs trouvèrent asile en France, depuis Urbain II (1088-1099) jusquà Innocent IV (1243- 1254). En 1194, le fils et successeur de Frédéric Ier Barberousse, Henri VI, se rendit maître du royaume des Deux-Siciles Il compensait ainsi léchec de son père dans sa tentative du subjuguer les cités-Etats lombardes. Par ce coup de main, la dynastie de Hohenstaufen prenait à la fois le Saint-Siège et les cités-Etats dItalie du Nord dans un étau formé par les Deux-Siciles et lAllemagne. Mais son génial fils, Frédéric II, qui lui succéda dut sincliner Aussi à laise dans les cultures grecque et arabe de ce très cosmopolite royaume que dans la version italienne de la culture occidentale, son règne sacheva en 1250, certes devant une mort prématurée, mais aussi devant la force de lopposition quil avait lui-même dressée contre lui. Lenlèvement du Royaume des Deux-Siciles aux héritiers de Frédéric II Alors que Frédéric, pendant son règne, avait voulu imposer sa domination à lItalie entière, en riposte, les papes avaient lançé une guerre dextermination contre les Hohenstaufen, entreprise quUrbain IV (1261-1264) et Clément IV (1265-1268) finirent par mener à bien ; mais ce fut au prix dun expédient, qui consista à persuader un prince français Charles dAnjou, frère de Louis XI denlever le royaume des Deux-Siciles aux héritiers de Frédéric II. La papauté renversait ainsi une puissance séculière en se mettant à la merci dune autre. En 1303, la France mit fin à lhégémonie pontificale sur la chrétienté Elle le fit de façon aussi complète que la papauté, grâce à laide française, avait auparavant brisé le prestige de lEmpire. Dans leur rivalité avec le Saint-Siège, les empereurs avaient voulu, par une interminable bataille perdue davance, étendre leur pouvoir à lItalie Tout ce quils obtinrent fut de perdre une partie de leur pouvoir en Allemagne, le berceau de lEmpire. Aux Xe et XIe siècles, la Francie orientale (lAllemagne) avait pu tenir la bride plus serrée à ses sujets que sa voisine, la Francie occidentale (la France). Dès 1303, Philippe IV le Bel pouvait compter sur lappui des notables de son royaume, autant clercs que laïcs, dans sa résistance aux prétentions à lhégémonie pontificale quavançait alors, en termes imprudemment provocateurs, le pape Boniface VIII. A cette même date, les notables dAllemagne étaient pratiquement devenus des souverains capables de défier lempereur en toute impunité. La féodalité en tant quinstitution régionale Le renforcement relatif de la Couronne en France, et son relatif déclin en Allemagne y a fondamentalement contribué Il est possible den faire la mesure grâce aux différences régionales que présente leur histoire. Comme le servage, la féodalité est une relation sociale où celui à qui est accordé lusage dune terre doit fournir en échange un service personnel (le service féodal étant militaire alors que celui du serf est économique). En octroyant une tenure féodale, le prince abandonne une part de ses prérogatives puisquau lieu dexercer pleinement ses droits souverains, il préfère établir un contrat avec un de ses sujets. Le jour où une tenure féodale devient héréditaire, la perte de souveraineté subie par le prince tend vers lextrême. Les tenures féodales héréditaires apparurent en Francie occidentale dès le IXe siècle, mais, à partir des dernières décennies du Xe, la Couronne de France reprit progressivement son pouvoir. En Francie orientale, les tenures féodales héréditaires tardèrent davantage à se manifester mais, au cours du XIIIe siècle, le processus de féodalisation fit boule de neige, à la suite des efforts tenaces mais stériles de la Couronne dAllemagne pour asseoir son autorité sur le royaume dItalie. À poursuivre ainsi un objectif transalpin hors de sa portée, la Couronne dAllemagne vit son pouvoir seffriter sur ses terres. Par ailleurs, la Couronne impériale représentait une charge supplémentaire trop lourde et cétait là un fardeau que le roi de France navait pas à porter. Examen final des conséquences du conflit permanent entre le Saint-Siège et lEmpire Dans ce conflit, les deux antagonistes payèrent la démesure de leurs ambitions par une perte dautorité LEmpire perdit de son autorité politique ; les papes perdirent de leur autorité morale mais ce déclin moral saccompagna aussi dun affaiblissement politique; car, depuis lépoque de Grégoire VII, le Saint- Siège avait voulu mettre indirectement son renouveau de prestige au service dune politique séculière, et cette faille morale dans les idéaux dhégémonie apostolique sur la chrétienté occidentale devait éclater au grand jour dans la façon dont les papes menèrent leur guerre contre lEmpire. Pour combattre lEmpire, le Saint-Siège avait eu besoin dargent et avait trouvé de bien détestables méthodes pour rassembler des fonds Il mit sur pied un appareil administratif très efficace, dans le but de taxer les membres du clergé aux quatre coins de la chrétienté occidentale. Cette source de revenus devint si abondante que les souverains séculiers les plus puissants se taillèrent leur part du gâteau, tandis que des banquiers italiens jugeaient rentable de devenir les agents financiers des papes. Le trésor pontifical salimentait également des honoraires exigés par la Curie pour jouer le rôle dultime cour dappel et même, dans une mesure toujours plus large, de tribunal de première instance pour les procès que les spécialistes du droit canon jugeaient de leur ressort. La redécouverte du code de droit civil édicté par Justinien Ier avait été contrée par la compilation dun droit ecclésiastique parallèle. Lorsque Frédéric Ier Barberousse voulut faire valoir ses droits souverains en tant que successeur de Justinien, il rencontra lopposition de deux papes, Alexandre III (1159-1181) et Lucius III (1181-1185), qui avaient tous deux commencé leur carrière comme docteurs en droit canon. Lappétit de pouvoir du Saint-Siège, son recours à largent et au juridisme comme instruments de cette politique, heurtèrent profondément les plus nobles esprits de la chrétienté occidentale Cest ainsi que SAINT BERNARD (1090- 1153), labbé de Clairvaux, filiale de Cîteaux, séleva contre le légalisme et la rapacité des papes. Saint Bernard était dailleurs loin dêtre parfait. Passionné et impulsif, il montrait une excessive intolérance à légard du manque dorthodoxie religieuse, partout où il pouvait la découvrir : chez le philosophe contestataire Abélard, chez les ascètes cathares du Languedoc, chez les Slaves païens des pays baltes (il prêta son éloquence à la croisade lancée contre eux), chez les musulmans (il prêcha pour la deuxième croisade dans le Levant). Il se laissa entraîner dans une controverse entre deux candidats à la tiare. Mais il ne brigua jamais pour lui- même de haut poste dans lÉglise et témoignait dune éclatante sincérité. Bien que de souche aristocratique, il avait renoncé aux agréments du siècle pour devenir moine dans lordre austère des cisterciens. Cétait un coutumier du sacrifice personnel au nom dun principe. Pour ces motifs, il fut le plus révéré et le plus influent des chrétiens occidentaux de sa génération. Devant un Saint-Siège qui nappliquait pas à lui-même les principes quil professait, ses critiques étaient irréfutables et constituaient un véritable réquisitoire. Saint Bernard était un orthodoxe fanatique (au sens catholique du terme, bien entendu). Cest alors que dautres opposants à la papauté choisirent, dans leur indignation, dautres options que la domination Ils choisirent notamment des formes hétérodoxes du christianisme ou même la religion bulgare anti-chrétienne connue sous le nom de bogomilisme (catharisme ou patarinisme en Occident). Les divers chefs qui menaient la lutte contre les égarements pontificaux se retrouvaient dans le culte de la pauvreté volontaire volontaire, parce que ces hommes nétaient pas pauvres de naissance. Comme saint Bernard, ils acceptaient un sacrifice pour donner un exemple et faire pièce à la mondanité des papes et des dignitaires ecclésiastiques en général. (Les réformateurs du XIe siècle avaient imposé le célibat au clergé, mais ni la renonciation à la propriété pour le clergé séculier, ni la renonciation à la propriété collective pour les monastères.) SAINT FRANÇOIS DASSISE ET LORDRE DES FRERES MINEURS (FRANCISCAINS) (1181-1226) Ce fils dun riche drapier, défia son père en épousant Dame Pauvreté. Il devint aussi ascétique quun moine chartreux ou quun « élu» cathare ; il se fixa pour but de mener la vie même du Christ, telle que la rapportent les Evangiles. Lorsque son premier adepte, Bernard de Quintavalle, demanda à François de le suivre dans cette quête de la pauvreté, François se réjouit grandement car il croyait que la règle de vie du Christ était la seule voie droite pour les humains. Mais François avait également épousé lhumilité. Aucun désir chez lui de critiquer le Saint-Siège, même de façon implicite, ou de lancer un mouvement anti-papal ou encore de devenir le supérieur dun nouvel ordre religieux. Limitation du Christ était lobjectif unique auquel il se consacrait entièrement. Nonobstant, cela ne laurait pas empêché de partager le sort des cathares et des vaudois, car ses noces avec Dame Pauvreté représentaient par antithèse une critique de la papauté dautant plus acérée quelle nétait pas voulue. Le pape Innocent III (1198-1216) tout comme son petit-neveu et deuxième successeur, le cardinal Ugolin (Grégoire IX, 1227-1241) durent convenir que ce François lancé corps et âme sur la voie de Jésus avait mis la Curie au pied du mur. Cest sans aucun plaisir quils voyaient senfler le chur des épigrammes assaillant la Curie de tous les coins de la chrétienté. Ils décidèrent donc denrôler saint François plutôt que de le briser. Cette décision faisait honneur à leur intelligence, sinon à leur désintéressement. Pour sa part, saint François aurait échappé à de profondes souffrances spirituelles sil avait connu le martyre à lépoque de son premier choc avec la Curie plutôt que de survivre pour recevoir les stigmates et aussi pour voir lordre des franciscains prendre entre les mains du cardinal Ugolin et de frère Elie dAssise une forme qui ne correspondait plus à lidée que lui-même sétait faite de la vie selon le Christ. Mais il était écrit que François devait épouser la douleur, à la fois spirituelle et physique, en même temps que la pauvreté et lhumilité. Toutefois, le sacrifice ne fut pas vain car, sans les interventions dUgolin et dElie pour le faire quelque peu rentrer dans le siècle, lesprit franciscain aurait pu ne pas survivre à saint François lui-même, alors quil vit encore aujourdhui, 750 ans après, enserré mais non sclérosé dans son cadre institutionnel, lordre des Frères mineurs. Linstitution est le prix de la durée Cest là une des taches qui ternissent la facette sociale du prisme humain, mais lorsque linstitution touche un fait de grande valeur spirituelle pour la postérité, cest un moindre mal comparé à la perte irrémédiable dun trésor de lesprit quil faut fixer ou laisser senfuir. Saint François ne reconnut pas cette dure vérité. Ugolin et frère Élie la comprirent très bien et prirent la responsabilité dagir en conséquence. Sans craindre de sattirer labomination de certains contemporains, ils ont préservé le trésor de saint François pour les siècles à venir, quitte à nen pas garder le pur métal. SAINT DOMINIQUE, FONDATEUR DE LORDRE DES FRERES PRECHEURS (1170-1221) Ce contemporain de François, un Castillan qui fut canonisé sous le nom de saint Dominique, eut un séjour moins pénible sur cette terre. Il fit le même vu de pauvreté ; les deux saints sélevaient de la même manière contre la cupidité ambiante. Mais lesprit de saint Dominique était plus ouvert à linstitution que celui de saint François. En pleine expansion matérielle, les villes de la chrétienté occidentale senrichirent sur le plan spirituel de couvents, de bibliothèques et de salles de conférences aussi bien franciscaines que dominicaines, bien que saint François eût jeté lanathème sur les briques et les livres, car il y voyait de dangereux obstacles pour qui voulait suivre la règle de vie du Christ. Frère Élie na jamais failli à la confiance de saint François ; pourtant, il ne fait aucun doute que celui-ci eût été au supplice sil avait pu prévoir la virtuosité de frère Élie dans la collecte de fonds pour bâtir une église à Assise en son honneur. Ladmirable architecture du sanctuaire et la beauté des peintures de Giotto nauraient pu faire oublier à saint François cet outrage à la pauvreté et à lhumilité quil avait tant aimées. Élie et Ugolin avaient senti ce quil fallait faire pour lordre des Franciscains. Par une inspiration venue den haut, saint François avait senti ce que devait faire un chrétien dOccident. JOACHIM DE FLORE (1145-1202) Ce Calabrais de la génération précédente un noble devenu moine cistercien, comme saint Bernard avait prédit quaprès le plus fort dune époque troublée, lan 1260 allait ouvrir le troisième stade dans la venue sur terre du royaume des cieux. LAge de lEsprit devait succéder à lAge du Fils, lequel, à la naissance du Christ, avait succédé à lÂge du Père. De fait, lannée 1260 se révéla pivot de lHistoire. En 1260, il devint manifeste que le Saint-Siège ne pouvait arracher le royaume des Deux-Siciles aux héritiers de Frédéric II sans une aide militaire de la France. Mais lÂge de lEsprit napparut point ; il naurait pu venir que si lesprit de saint François avait pu prévaloir. Sur ces entrefaites, Joachim de Flore qui, de son vivant, avait approché le pape Innocent III avec la même impunité que saint François par la suite, avait reçu lanathème à titre posthume après la sortie en 1254 dune nouvelle édition présentant certaines de ses uvres dans une optique jugée dangereuse par la Curie. En 1323, le pape de lépoque décréta quon ne pouvait sans pécher contre le dogme croire que le Christ et ses apôtres navaient possédé aucun bien ; dès lors, la fraction « spiritualiste » des franciscains qui défendait les conceptions du saint sur la véritable imitation du Christ reçut le martyre refusé à saint François lui-même ou à Joachim de Flore[1]. Lurbanisation, aussi bien que laisance matérielle, aliène lHomme de notre Mère la Terre Ces deux maux commençaient déjà à se répandre dans la chrétienté occidentale à lépoque de saint François. La postérité lui doit non seulement son mariage damour avec Dame Pauvreté, mais aussi sa sympathie innée pour toutes les créatures vivantes. Lauthenticité de la confiance mutuelle entre saint François et les oiseaux ou bêtes sauvages transparaît dans les fameuses légendes, même si elles ne sont pas dauthentiques documents sur des faits historiques. Ce genre de relation entre lHomme et les animaux est rare dans loikoumenè de lAncien Monde, dans toutes ses régions situées à louest de lInde. A lorigine, le cantique de saint François sarrêtait brusquement à ce passage où il loue Dieu (et où lon croit entendre la voix lointaine dun moine shintoïste) pour notre Mère la Terre et pour les plantes et les animaux. Les strophes où il remercie Dieu pour la bonté des humains qui refusent lesprit de vengeance et pour le don quil nous fait de la mort corporelle furent ajoutées après coup. La strophe où François loue Dieu pour lexistence du Soleil aurait pu être écrite par Akhenaton ; celles où il Le loue pour lexistence des éléments pourraient être zoroastriennes. Sur les lèvres dun monothéiste judaïque, de telles louanges sont précieuses.
[1] En 1383, des Franciscains arrivèrent d'Europe pour grossir les rangs des Franciscains dans leur couvent du Mont Sion, en Terre Sainte. L' Ordre des Frères Mineurs est en effet le gardien des Lieux Saints et depuis le Moyen Age jusqu' à nos jours est organisé en Custodie. Le 11 novembre 1391, ils furent convoqués devant le Cadi de Jérusalem pour exposer leur Foi. Ils firent une lecture publique d'un exposé théologique qu' ils avaient préparé avec grand soin. Après une audition attentive de leur présentation, les autorités leur intimèrent de se rétracter. Les Franciscains refusèrent et furent aussitôt condamnés à mort. Trois jours après, ils furent battus à mort, écartelés et brûlés. Ils furent battus à mort, écartelés et brûlés.
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