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Synthèses - Interprétation philosophique des théories d'Einstein
INTERPRÉTATION PHILOSOPHIQUE DES THÉORIES DEINSTEIN Rappel des travaux dEinstein à propos de la relativité restreinte Jusquà lanalyse critique faite par Einstein en 1905, la notion de simultanéité semblait intuitive ; elle se rattachait à une évidence immédiate. Einstein a supposé, au contraire, que la simultanéité de deux évènements distincts localisés en A et B devait être fondée sur un critère expérimental : par exemple, un observateur situé à équidistance de A et de B est fondé à recevoir en même temps les signaux lumineux provenant de ces deux points. Einstein a pu montrer que la vérification dun tel critère dépendait de létat de mouvement des observateurs. Ainsi, deux observateurs M et M, en coïncidence instantanée mais en mouvement relatif (situés par exemple lun dans un train, lautre sur la voie), porteront des jugements très différents sur la simultanéité des évènements qui ont eu lieu en A et B. Or, daprès Einstein, aucune correction ne peut affecter lun des systèmes dont le mouvement serait apparent par opposition à lautre système doué dun mouvement vrai. Aucune expérience, en effet, ne peut mettre en évidence la présence dun tel mouvement absolu. Dès lors, il faut associer à chaque évènement E défini par des coordonnées (x,y,z), (x,y,z) dans deux systèmes de référence S et S, en mouvement relatif, des temps t et t différant suivant chaque système. Tout évènement sera donc repéré non par trois mais par quatre nombres (x,y,z,t) qui constituent des coordonnées despace et de temps[1]. Seul un signal instantané permettrait une simultanéité absolue. Or aucun signal matériel ou électromagnétique ne peut posséder une vitesse supérieure à une vitesse limite, celle que possède très approximativement la lumière dans le vide (300 000 km/sec.). Le continuum quadridimensionnel[2] présenté par la théorie einsteinienne de la relativité a donné lieu à deux types dinterprétation : On la entendu souvent comme une spacialisation du temps : lavenir serait déjà là, nous ne ferions que le découvrir peu à peu en progressant le long de notre ligne dUnivers, comme lorsque nous avançons dans la lecture dun livre dont la dernière page nous attend. Pour avoir reconnu son caractère dobjectivité, cette interprétation a eu souvent les faveurs des théoriciens de la relativité. On la entendu encore comme une dynamisation de lespace rendu inséparable de son devenir ; on reconnaît dans cette interprétation ceux pour qui la spacialisation du temps avait pour conséquence un déterminisme poussé jusquà une certaine forme de fatalisme. Quant à linspiration philosophique générale, la théorie dEinstein a suscité, alors même quelle était encore débattue, la consécration de plusieurs idéalisations différentes : Celle du phénoménisme Tel est le cas du physicien Bridgman (1882-1962) qui a reçu le Nobel de physique en 1946. À partir de la maxime selon laquelle un concept comme celui de la simultanéité na de sens pour le physicien que si lon indique à celui-ci la manière de lappliquer dans un cas concret, en dégage le principe fondamental dune méthodologie strictement phénoméniste ; méthodologie selon laquelle les concepts scientifiques doivent se définir, non plus en termes de propriétés, mais uniquement en terme dexpérience effective. Celle de lempirisme Tel est le cas du philosophe et logicien Reichenbach (1891-1953) qui a participé à la fondation du Cercle néo-positiviste de Vienne. Il a vu dans la théorie de lespace-temps et dans la détermination expérimentale du continuum, la réfutation définitive du rationalisme des synthèses a priori à la manière kantienne et la confirmation des thèses maîtresses de lempirisme logique. Celle du mathématisme Dautres comme lastrophysicien Eddington (1882-1944) qui a établi la loi de luminosité dune étoile en proportion de sa masse, ont estimé quune telle théorie qui ne peut sexprimer exactement que dans le seul langage des équations vient consacrer lidéalisme mathématique. Quant à cet autre astrophysicien, Jeans (1877-1946) qui a vérifié le principe déquirépartition de lénergie et déterminé les vitesses moyennes des molécules , il estime que le monde de la science classique a changé dauteur ; la gigantesque machine quon croyait luvre dun ingénieur, nous apparaît maintenant, par la science nouvelle, comme celle dun pur mathématicien ; elle est faite de « pensée pure ». Schrödinger (1887-1961), le promoteur de la mécanique ondulatoire, a vu, lui, un merveilleux accord entre la conception moderne de la microphysique (où ce qui est permanent jusque dans les particules élémentaires nest que forme et organisation où la notion grossière de matière disparaît au bénéfice de pures configurations, de réseaux de relations) et la réflexion que provoquent certaines expériences à échelle humaine dans des domaines très variés. Sa pensée directrice était que « la forme remplace aujourdhui la substance comme concept fondamental ». Brunschvicg (1865-1944) pour qui la philosophie nest pas coupée de la science et ne prétend pas à une vérité supérieure nhésite pas à dire que cest « un monde de chiffres », ou comme plus tard Bachelard, « un franc système de la relation ». Avec Einstein et Bohr, on est conduit à sextraire de ces particularismes pour assister à une démarche scientifico-philosophique Einstein (1879-1955) a été conscient que, pour un philosophe systématique, sa théorie semblerait plutôt le fait dun opportuniste, tantôt réaliste, tantôt idéaliste, tantôt positiviste. Pour lui, croire que la science se construit par de simples inductions tirées de lexpérience, cest méconnaître leffort de lesprit. Il nadmettra pas lexigence positiviste de définir un concept par sa seule vérificabilité, comme le montrera son opposition irréductible à lindéterminisme quantique : il refusera en effet détendre au déterminisme, le principe de méthodologie quil avait appliqué lui-même à la simultanéité, cest-à-dire de la réduire à la seule prévisibilité. Certes, il ny a plus chez lui comme chez Kant de catégories inaltérables, liées à la nature de notre entendement, mais il juge nécessaire que nous nous forgions des catégories si nous voulons interpréter lexpérience, et cest en ce sens quon peut les dire a priori. « Lexpérience peut, bien entendu, nous guider dans notre choix des concepts mathématiques à utiliser, mais il nest pas possible quelle soit la source doù ils découlent [
] Cest dans les mathématiques que réside le principe vraiment créateur. En un certain sens, donc, je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens lavaient rêvé (Conférence dOxford, 1933). » Bohr (1885-1962) dont la démarche nest pas « purement » scientifique comme celle de presque tous ses contemporains (et des nôtres), relève de la philosophie naturelle, au même titre que celles de Newton ou dEinstein. Cest ce quHeisenberg[3] a exprimé en disant que Bohr a toujours pensé les phénomènes atomiques dune façon intermédiaire entre la physique et la philosophie. On voit dans tous ses écrits la physique bénéficier de lesprit critique et du type de rigueur propres à la philosophie. Une des conséquences les plus générales de la théorie quantique est que, dans un état quelconque dun système atomique, les valeurs que peuvent prendre les grandeurs physiques ne sont pas déterminées comme pour un système classique, mais sont distribuées statistiquement. Ces distributions présentent de remarquables relations de réciprocité pour tout couple de grandeurs dont les opérateurs A, B, ne commutent pas : entre les grandeurs statistiques moyennes, ∆ A, ∆B des déterminations de telles grandeurs on a linégalité ∆A. ∆B > hC où C représente la valeur moyenne de lopérateur AB-BA dans létat considéré du système, et h la constante de Planck. En particulier la détermination exacte dune des grandeurs, entraîne une indétermination complète de lautre. Afin délucider cette situation, Bohr a analysé avec soin les conditions dans lesquelles les déterminations des grandeurs en question peuvent seffectuer, du moins en principe, par des mesures physiques, et il a décelé ainsi la source des indéterminations réciproques dans le fonctionnement même de lappareil de mesure. Ce dernier, qui est nécessairement un système macroscopique, à notre échelle, « enregistre » son interaction avec le système atomique. Cest cette opération de mesure qui, par son caractère macroscopique, donne lieu à des limitations réciproques dans lemploi des concepts classiques pour la description de ce processus ; comme ces concepts sont les seuls dont nous disposons comme moyen de communication objectif de notre expérience, ces limitations font partie intégrante de la théorie atomique et en assurent la cohérence logique. Cest pour faire ressortir cette nécessité logique que Bohr a introduit le mot de « complémentarité », pour désigner la relation dexclusion mutuelle ou de limitation réciproque qui peut exister entre des phénomènes atomiques, la définition du phénomène devant inclure la spécification complète des conditions dobservation, y compris lenregistrement qui la clôture. La complémentarité exclue en physique classique ne peut apparaître que dans le cadre plus large dune causalité statistique. Le caractère très général de la complémentarité (son idée maîtresse) entre les aspects mutuellement exclusifs que présentent les phénomènes quantiques , lengagea à réfléchir sur les applications possibles de cette relation à dautres problèmes. Il signala notamment lintérêt quil y aurait à envisager sous cet angle, les points de vue apparemment contradictoires qui se présentent en biologie, en psychologie et dans les relations humaines en général. Reste à analyser la position des philosophes face à la nouvelle physique a) La parenté cachée de Bohr (1885- 1962) avec Husserl (1859-1938) Bohr, na cessé de se référer avec insistance à la relativité générale[4]. Tandis qu' Einstein raisonnait, s'agissant de physique quantique, sur la réalité physique sans s'interroger sur les moyens de lui donner un sens, Bohr refaisait à chaque pas la même démarche : quel est le sens de la coordonnée (ou de la quantité de mouvement) ? Pour le savoir, il ne faut pas seulement chercher par quels procédés matériels on mesure ces grandeurs, mais aussi comment on peut «dire à d'autres hommes ce que nous avons fait et ce que nous avons appris ». On voit ici le souci de communication converger avec les préoccupations dHusserl. Lisons par exemple L'origine de la géométrie : Husserl y montre la géométrie comme «tradition devenue vide de sens », faute de la « réactivation des activités originaires enfermées dans les concepts fondateurs». De plus, il montre comment les idéalités géométriques, d'abord surgies dans la conscience du «premier inventeur », atteignent à une objectivité idéale grâce à la médiation du langage : l'humanité est d'abord communauté de langage ; le monde objectif, dans la mesure où tout ce qu'il contient peut être nommé, présuppose les hommes et leur langage universel, qui de son côté se rapporte au monde. La convergence de pensée entre Bohr et Husserl est encore plus manifeste à propos de la notion de phénomène. Bohr a pour habitude de revenir au sens étymologique, mais le précise et l'enrichit considérablement. Le phénomène, dans le domaine quantique, concerne les objets microscopiques, mais pas eux seuls : il est leur manifestation dans des conditions expérimentales déterminées. Non seulement la description du phénomène ne peut faire abstraction de ces conditions, mais encore selon l'énoncé du postulat quantique le phénomène lui-même n'a pas de «réalité physique autonome » par rapport à elles. Ces conditions, enfin, sont humaines de quelque façon. S'il faut, en effet, les décrire en termes de concepts classiques, c'est que ceux-ci sont seuls compatibles, selon Bohr, avec le «langage ordinaire » et les « définitions pratiques ». Seuls compatibles avec l'expérience de l'espace, du temps et du mouvement que nous devons à notre vie d'êtres corporels. Voici maintenant Husserl, qui exige de son lecteur « l'abandon des attitudes naturelles liées à notre expérience et à notre pensée, bref un changement radical d'attitude ». Nous sommes ici très près de la « révision radicale de notre attitude envers la réalité physique » que demande Bohr. Comme les autres physiciens, Einstein pose l'objet comme une évidence première et croit pouvoir dans tous les cas mettre de côté sans examen son mode d'apparaître instrumental ou sensoriel ; celui-ci, en tant que tel, n'a rien à nous dire sur l'objet, pas plus que l'enveloppe qui contient une lettre ne nous révèle le contenu de la missive. Pour Bohr, au contraire, le dispositif expérimental qui fait apparaître telle ou telle grandeur physique contribue non seulement à la définition de cette grandeur, mais encore à celle de l'objet qui en est porteur. A nouveau, nous sommes tout près de la phénoménologie husserlienne pour qui, selon la formule de Lévinas, « Les modes d'apparaître de la chose ne sont pas des caractères ajoutés, par les procédés de la connaissance, à la chose existante ; ils font son existence même ». Un dernier essai d'éclairage philosophique fera saisir encore mieux, peut-être, l'originalité de Bohr en même temps que sa parenté cachée avec Husserl.Ilsagit de la notion« dêtre ».Qu'est-ce que cela veut dire, être ?» Voilà la question, en effet. Les philosophes se la posaient au moins depuis Aristote ; ils avaient inventé le mot ontologie pour désigner le savoir sur l'être. Husserl a fait une percée décisive en posant qu'il y a des régions de la réalité, et que (pour reprendre encore une expression de Lévinas) « être ne signifie pas la même chose pour chacune de ces régions». L'ontologie générale ne suffit donc pas : il faut des ontologies régionales. Galilée,dit Husserl, a découvert l'ontologie de la nature : c'est la géométrie. Cela signifie simplement ceci : les objets matériels ont pour essence d'être des«choses étendues» et d'avoir à chaque instant une position déterminée[5]. Mais si on lit Galilée à la lumière des analyses de Bohr, il faut ajouter que l'ontologie galiléenne comprend aussi un second principe, aussi important que le premier : les objets physiques sont détachables des conditions de leur manifestation ; ils existent indépendamment d'elle, et peuvent donc être étudiés (au moins théoriquement) comme tels. Pour imposer ce principe, Galilée a combattu ceux qui refusaient de croire à la réalité des satellites de Jupiter et des montagnes de la Lune, en arguant que ces objets n'étaient visibles qu'à travers une lunette astronomique et n'étaient donc que des créations de cette lunette, des artefacts purs et simples. L'importance de ce principe n'est pas diminuée par le fait qu'il découle du premier. La portée de la mécanique quantique, telle que Bohr l'a comprise, apparaît maintenant plus clairement. Le postulat quantique signifie que le second principe de l'ontologie galiléenne ne vaut pas pour les objets quantiques : ceux-ci ne sont pas détachables des conditions matérielles de leur manifestation, ils y adhèrent au contraire plus ou moins complètement. Comme le second principe galiléen découle du premier, sa fausseté implique celle du premier : les objets quantiques ne sont pas des « choses étendues », en ce sens qu'ils n'ont pas nécessairement à chaque instant une position déterminée. Bohr a précisé ce qu'il faut entendre par là dans ses analyses sur la complémentarité des descriptions causale et spatio-temporelle. L'interprétation husserlienne de la découverte méthodologique de Galilée comme la formulation d'une ontologie régionale nous conduit donc tout naturellement à deux conclusions, l'une générale, l'autre concernant la mécanique quantique selon Bohr. La thèse générale, due à Husserl, est que chaque science s'occupe d'une région déterminée, et que par suite elle doit être fondée sur l'ontologie régionale correspondante. D'où une conséquence polémique dont l'importance s'est accrue depuis Husserl : « La vraie méthode est commandée par la nature des objets de la recherche et non par nos préjugés et nos anticipations ». Les disciplines qui ne cessent de pousser comme des champignons, et qui se bornent à copier les méthodes de la physique (par exemple la psychologie « scientifique » déjà dénoncée par Husserl), sans s'être jamais demandé si la région qu'elles étudient relève vraiment de l'ontologie galiléenne ces disciplines usurpent le nom de sciences[6]. La thèse concernant la mécanique quantique découle des analyses qui précèdent : on a découvert au XXe siècle une nouvelle région du monde physique, la région quantique, pour laquelle l'ontologie régionale de Galilée ne vaut plus. Le postulat quantique de Bohr exprime le fondement ontologique de la mécanique quantique, il définit l'ontologie quantique. Le principe fondamental de cette ontologie est que les objets quantiques sont adhérents aux conditions de leur manifestation. Le caractère ontologique de la différence entre physique classique et physique quantique explique pourquoi il était si difficile de comprendre la mécanique quantique au moment de sa création, et pourquoi cela reste aujourd'hui (même si quelques physiciens le nient peut-être) tout aussi difficile. En effet, les fondements ontologiques de la physique classique s'obtiennent à partir de l'ontologie du monde réel par deux opérations. . Il faut d'abord amputer le monde réel, non seulement des « qualités secondes » des objets (couleur, odeur, goût...), comme l'expliquait Galilée dans le passage cité plus haut, mais plus généralement de leurs propriétés usuelles (par exemple leur utilité ou leur danger) et des valeurs qui leur sont attachées (importance, beauté, désir, crainte...). . Il faut ensuite préciser ce qui reste : l'exactitude absolue inhérente à la géométrie est étrangère au monde réel. Amputer et préciser sont certes des opérations qui n'ont rien d'anodin ; mais il reste quand même des traits communs importants entre le monde réel et celui des physiciens classiques. D'abord, dans le monde réel aussi nous avons affaire à des objets spatiaux. Ensuite, s'il est vrai que dans le monde réel les conditions de la manifestation d'une chose ne sont pas des détails dont on peut faire abstraction (comme le physicien, quand il théorise, fait abstraction de la procédure expérimentale qui lui a permis de mettre en évidence l'objet de son étude) s'il est vrai que les modes d'apparaître d'une chose réelle « font son existence même » (selon l'expression de Lévinas commentant Husserl) il n'en reste pas moins qu'à travers ces modes d'apparaître, à travers le flux des sensations constamment changeantes, la conscience atteint une chose unique, identique à elle-même ; si différentes que soient les images de la cathédrale de Rouen aux différentes heures du jour qu'a peintes Monet, nous savons pourtant sans quitter pour autant le monde réel, sans devenir physiciens un seul instant que ces images sont celles d'un objet unique, celui précisément que désignent les mots « cathédrale de Rouen ». L'ontologie de la physique classique, si différente soit-elle de celle du monde réel (du monde de la vie, comme disait Husserl), est donc encore proche, en un sens, de celle-ci. Cette relative proximité, cette parenté du monde de la vie et du monde de la physique classique est le fondement de l'illusion des physiciens, qui croient dur comme fer que ces deux mondes n'en font qu'un. (Comme nous vivons à « l'âge de la science », les illusions des scientifiques sont partagées par beaucoup d'autre gens). Mais cette même parenté permet aussi d'utiliser en physique classique bien des intuitions formées par l'expérience du monde de la vie. Par contre la région quantique a des propriétés bien plus paradoxales, bien plus contre-intuitives que la région de la physique classique. Son ontologie bat carrément en brèche celle du monde réel. L'effort que nous tentons spontanément pour constituer, à partir de plusieurs résultats d'expérience, un objet unique (une «cathédrale de Rouen»), échoue ; il est définitivement voué à l'échec, pour les raisons qu'a découvertes Bohr et que lon tente d'expliciter en parlant de la région quantique. C'est bien cela que désignait Bohr au début, quand il parlait de l'« irrationalité » de la théorie quantique. Il se rendit compte par la suite que ce terme était impropre et cessa de l'utiliser. b) Lopposition entre deux conceptions des rapports entre philosophie et science De Bergson (1859-1941) à Bachelard (1884-1962), selon Gérard Chazal[7], nous navons pas le passage dune philosophie quelque peu éloignée de la science en train de se faire à une philosophie instruite des avancées de la physique. On sait que Bergson nétait pas ignorant en matière scientifique et quil se tenait parfaitement au courant de ce qui se passait en ce domaine. Son débat avec Einstein en témoigne et relève moins dune supposée incompréhension de Bergson de la théorie physique que dune approche philosophique différente. De Bergson à Bachelard nous avons lopposition entre deux conceptions des rapports entre philosophie et science. Pour Bergson, la philosophie est première. Non pas quelle aurait à contester les acquis de la science, mais son rôle est de les interpréter de manière à les rendre conformes aux cadres de la philosophie définis par ailleurs. En quelque sorte, et dit dune manière un peu schématique, le rôle de la philosophie est dinstruire la science quant à la signification de ses résultats en les ramenant, à leur juste place, cest-à-dire une place subordonnée à la réflexion philosophique. Cest cette démarche que lon retrouvera plus tard chez Merleau-Ponty dans son article « Einstein et la crise de la raison », en particulier dans sa conclusion : « Le monde, outre les névrosés, compte bon nombre de rationalistes qui sont un danger pour la raison vivante. Et, au contraire, la vigueur de la raison est liée à la renaissance dun sens philosophique qui, certes, justifie lexpression scientifique du monde, mais dans son ordre, à sa place, dans le tout du monde humain. » Cest cette conception de la réalité qui fait voir çà Merleau-Ponty après Bergson, des paradoxes tel que celui dit « dEinstein, Podolsky et Tosen, dans la théorie de la relativité, paradoxes qui nexistent que dans la mesure où la pensée na pas effectué la conversion quappelle la nouvelle physique. Quant à Bachelard, à lopposé de cette idée dune philosophie instruisant la science, il développe celle dune philosophie sinstruisant auprès de la science. Doù son attachement à lhistoire des sciences qui, à travers les débats, les polémiques, les ruptures qui la traversent, révèlent la manière dont se constitue la pensée scientifique. La conception des concepts scientifiques de lempirisme premier et du réalisme naïf au rationalisme appliqué et au matérialisme instruit sont des profils que le philosophe a pour mission de retracer. La fonction critique de la philosophie chez Bachelard vient en quelque sorte après coup, dans ce quil appelle « une histoire jugée » et ne peut pas définir a priori les cadres et la place de la pensée scientifique. Enfin, pour conclure sur la question de la continuité, il semble bien que les développements les plus récents de la physique atomique en définissant une longueur minimum en-dessous de laquelle la notion même despace devient problématique et une durée minimum en-dessous de laquelle la notion de temps na plus de sens, longueur et durée de Planck[8], donne tort à Bergson. Les concepts et les formules de la physique, espace-temps à plusdequatredimensions,non-localité,intricationquantique,superposition détats
se sont non seulement de plus en plus éloignés des représentations du sens commun mais sy trouvent en radicale rupture. Le souhait bergsonien dune définition des concepts scientifiques en continuité avec les concepts du sens commun, même en ménageant autant détapes que lon voudra ainsi quil le disait dans Durée et simultanéité[9], semble devoir être définitivement et radicalement abandonné. Cet abandon, Bachelard la assumé sous la forme de la rupture épistémologique. Et conclure avec François Lurçat « Si la difficulté d'accepter l'ontologie quantique est d'abord une difficulté pour ainsi dire corporelle, elle est d'autre part grandement renforcée par la tradition intellectuelle de l'Occident. Il est vrai que Lévinas a pu repérer chez Platon, Aristote, Descartes une thèse qui « aurait dû servir de fondement à une philosophie pluraliste où la pluralité de l'être ne s'évanouirait pas dans l'unité du nombre, ni ne s'intégrerait en une totalité ». Mais la tendance qui affirme ou sous-entend la validité d'une ontologie unique et rejette la notion même d'ontologies régionales a largement prévalu. Chez Einstein on peut voir comment l'influence de Spinoza, en même temps que la passion de la géométrie, l'ont poussé vers le monisme. Par contre la formation philosophique de Bohr, l'influence de Hoffding et sa passion de jeunesse pour Kierkegaard le prédisposaient à se sentir à l'aise dans les ruptures, à accepter le pluralisme. Dans la lettre-préface des Principes de la philosophie, Descartes écrivait : Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. Cette conception de la physique comme science centrale et science modèle, cent fois réfutée, est aujourd'hui plus puissante que jamais ; elle va de pair avec la thèse de la validité universelle de l'ontologie galiléenne. Il est donc digne d'attention que la mécanique quantique soit venue si l'on veut bien accepter la lecture selon Bohr qui vient d'en être proposée démentir ces vieilles erreurs de l'intérieur même de la physique. Avec Bohr la physique elle-même s'est ouverte à la pluralité de l'être. » [1] En mécanique relativiste, les coordonnées (x,y,z,t), (x,y,z,t) dun même évènement E rapporté à deux systèmes galiléens S et S, sont liés par la transformation : x = x vt /√ 1 β2 ;y= y ;x= x ; t= t (β/c) x /√ 1 β2 dite transformation de Lorentz et où β = v/c. [2] Le continuum espace-temps, dans les théories relativistes, est lespace à quatre dimensions dont la quatrième est le temps. Il a été créé par Einstein à dessein de réaliser une théorie unitaire de lUnivers (temps cosmique muni dune direction). [3] C'est dès 1924 que le physicien allemand Heisenberg (1901-1976) prit contact avec Niels Bohr, sous linspiration des idées développées à cette période à lInstitut de physique de Copenhague, institut créé à lintention de Bohr, et dirigé par lui de 1920 jusquà sa mort. [4] La relativité générale (ou généralisée), extension du principe de relativité, consiste en une théorie non euclidienne de la gravitation. Celle-ci prévoit notamment une courbure des rayons lumineux issus des étoiles fixes dès que les rayons passent au voisinage des corps de grande masse ; ainsi une constellation normalement occultée par le Soleil devient visible grâce à la courbure des rayons lumineux. [5] C'est bien ainsi qu'on peut lire un passage fameux de L'Essayeur (Galilée, octobre 1623): «Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle figure, grande ou petite par rapport à d'autres, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile (...) et par aucun effort d'imagination, je ne puis la séparer de ces conditions ; mais qu'elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d'odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l'appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions (...)» (Trad. Christiane Chauviré). [6] Voir à ce sujet F. Lurçat et L. Lurçat, De la crise des sciences européennes au désastre de la lecture, chapitre premier de F. Lurçat : « L'autorité de la science », éd. du Cerf, Paris, 1995. [7] Extrait de larticle intitulé Bergson et Bachelard face à la nouvelle physique, dans louvrage Bachelard Bergson, Continuité et discontinuité, PUF, nov. 2008, p.163-165. [8] Planck est venu au monde en temps où la physique du continu natura non fecit saltus comme Leibniz lavait écrit était encore souveraine. Mais cest lui qui, sous la contrainte de la logique interne dune évolution et de faits nouveaux, a fixé les bornes de la continuité et introduit le saut, par ce concept de quantum élémentaire daction , à la fois parce quelle a les dimensions dune action (énergie multipliée par un temps) et quelle nintervient en définitive que par multiples entiers. Cétait bien introduire une composition granulaire là où tous les physiciens pensaient que la continuité était reine.. [9] « Nous voulons ménager toutes les transitions entre le pont de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui dEinstein », Durée et simultanéité, Paris, PUF, Quadrige, 1998, p.1. Date de création : 09/05/2012 @ 08:29 Réactions à cet article
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