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Parcours deleuzien - Notes philosophiques de Charles Péguy (III)
Notes philosophiques de Charles PÉGUY (III) (1873-1914) Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (fin)
I/ La vertu despérance (1407) Ici apparaît sous un jour nouveau, ici éclate, ici et à ce recroisement jaillit dans son plein le sens et la force et la destination centrale de cette vertu que nous avons nommée la jeune et lenfant espérance. Elle est essentiellement la contre-habitude. Et ainsi elle est diamétralement et axialement et centralement la contre-mort. Elle est la source et le germe. Elle est le jaillissement et la grâce. Elle est le cur de la liberté. Elle est la vertu du nouveau et la vertu du jeune. Et ce nest pas en vain quelle est Théologale et elle est la princesse même des Théologales et ce nest pas en vain quelle est au centre des Théologales, car sans elle la foi glisserait sur ce revêtement de lhabitude, et sans elle la Charité glisserait sur ce revêtement de lhabitude. Et cest elle notamment qui garantit à lEglise quelle ne succombera pas sous son mécanisme. Ainsi éclate dans son plein jour le sens et la force et la vocation et pour ainsi dire la vertu de celle que nous avons nommée la jeune enfant Espérance. (1408) Elle est la source de vie, car elle est celle qui constamment déshabitue. Elle est le germe. De toute naissance spirituelle elle est la source et le jaillissement de grâce, car elle est celle qui constamment dévêt de ce revêtement mortel quest lhabitude. Et ce nest pas en vain quelle est Théologale. Car elle est Princesse-enfant des Théologales. Et elle est Dauphine et fille de France. Et ce nest pas en vain quelle marche au centre entre ses deux grandes surs, et que ses deux grandes surs lui donnent la main. Mais elles ne lui donnent pas la main dans le sens que lon croit. Parce quelle est petite, on croit quelle a besoin des autres. Pour marcher. Mais ce sont les autres au contraire qui ont besoin delle. Et qui sont bien contentes de lui donner la main. Pour marcher. Car sans elle, la Foi aurait pris lhabitude du monde et sans elle la Charité aurait pris lhabitude du pauvre. Et ainsi la Foi sans elle et sans elle la Charité auraient pris chacune de son côté lhabitude même de Dieu. Cest elle qui est chargée de recommencer, comme lhabitude est chargée de finir les êtres. Et les êtres matériels et les êtres spirituels. Elle est essentiellement et diamétralement la contre-habitude, et ainsi le contre-amortissement et la contre-mort. Elle est chargée de déshabituer constamment. Elle est chargée de recommencer toujours...Elle est chargé dintroduire partout des organismes comme lhabitude introduit partout des mécanismes. Elle est chargée dintroduire partout des commencements de commencements, de commencements dêtres, comme lhabitude introduit partout des commencements, ou plutôt les commencements, ou plutôt linnombrable et toujours le même commencement de la fin. Elle est le principe, cette enfant est le principe de la recréation comme lhabitude est le principe de la décréation. Elle fait, comme lhabitude détruit. Elle introduit partout et toujours des créations innombrables. Elle est lagent toujours de la création et de la grâce. Elle est donc lagent le plus (1409) direct, le plus présent de Dieu. Elle introduit partout des entrées et des gains, des entrées en création, comme lhabitude introduit partout des sorties par amortissement et funérailles. Elle est chargée, en un mot, et ici nous retrouvons notre Descartes, elle est chargée du service de la création continuée. Les deux autres ont leur objet propre, mais sans elle qui na pas dobjet propre, les objets propres des deux autres senvaseraient graduellement dans les amortissements de lhabitude. Elle na point dobjet propre précisément parce que son objet est tout. Cest la création ensemble et le Créateur. Cest ensemble le monde et Dieu. Elle est chargée dappliquer à tout, (et non point sans doute à Dieu mais à tout ce qui nous vient de Dieu et au peu que nous rendons à Dieu), un certain traitement propre dont elle a le secret et qui est le traitement de la rénovation, du renouvellement perpétuel et de la réintroduction constante de la vertu de création. Ainsi elle ne se définit pas par son objet, (par un objet), mais par un certain traitement quelle applique et quelle seule applique à tout lobjet. La foi a un objet propre qui est la créance. La charité a un objet propre qui est lamour. Mais sans lenfant espérance la foi shabituerait à la créance, au monde, à Dieu. Et sans lenfant espérance, la charité shabituerait à lamour ; au pauvre ; à Dieu. Cest par lespérance que tout le reste reste prêt à recommencer. De là vient sa place unique entre les vertus. Au baptême du monde les anges et lhomme ont reçu leurs prénoms et leurs parts et les cardinales et les Théologales se sont partagé le monde. Une seule na rien reçu, que celle dêtre celle qui veillerait sur toutes les autres. Une seule na rien reçu, que dêtre celle sans qui les autres ne seraient rien. Une seule na rien reçu, que dêtre celle sans qui les autres moisiraient. Une seule na rien reçu, que dêtre celle sans qui la grâce vieillirait dans le monde. Et on peut presque dire que cette enfant qui na point un domaine, qui na point (1410) une part, et qui pourvoit aux domaines de toutes les autres, qui est de ne point périr et de ne point sengourdir dans les amortissements de lhabitude, il faut dire que cette vertu enfant, que cette Innocente, que cette Espérance donne ici et en ceci un exemple, et il faut dire un modèle dabsolue charité.
II/ Le présent (1486) Le ministère du présent nest pas seulement un ministère de date. Il nest pas seulement un ministère chronologique. Le présent est un certain point dune nature propre. Il est un point de nature et un point de pensée. Le ministère du présent nest pas seulement de regarder passer. Il est de faire passer. Il nest pas seulement le spectateur, qui regarde passer le temps. Il est le centre et lagent même et le point de passée du temps. Le point de passage est déjà en même temps le point de passée. (1487) Le présent nest point inerte. Il nest pas seulement spectateur et témoin. Il est un point dune nature propre et tout passe par ce point et Jésus même, étant homme et temporel, y a passé et ladvenue, lévènement, la survenue de Jésus sur Moïse, de la nouvelle loi sur lancienne loi, du monde chrétien sur le monde antique, de la grâce sur la nature, des Evangiles sur les prophéties nest pleinement évaluable et pleinement saisissable, sinon pleinement intelligible que pour celui qui a considéré la singulière advenue, lévènement, la survenue du futur sur le passé par le ministère du présent. Ce quil y a de propre et de libre dans cette advenue, dans cette survenue est au germe de ce quil y a de singulier et de propre dans lévènement de ce qui nétait quune annonce, dans la tenue de ce qui nétait quune promesse. Mais je le demande à présent quelle est la philosophie qui pour la première fois dans lhistoire du monde a attiré lattention sur ce quavait de propre lêtre même et larticulation du présent. Quelle philosophie, sinon la philosophie bergsonienne. Quelle philosophie, quelle pensée a non seulement la première attiré lattention mais la première allée la plus avant. Qui a vu que là même était le secret du problème, que la déliaison du mécanisme était là, que la déliaison du déterminisme était là, que la déliaison du matérialisme était là. Qui a vu quen ce point était tout le secret de la bataille. Et que tant quon considérerait le présent comme une simple date, comme les autres, parmi les autres, après dautres, avant dautres, tant que lon considérerait le présent comme le passé daujourdhui, comme le passé instantané, comme le instantanément passé, comme la limite en par ici du passé, comme le passé à la limite en par ici, comme le plus récent et linstantanément et le à la limite enregistré ou demeurant lié soi-même dans les ligatures raides du déterminisme, du matérialisme, du mécanisme. Car on prenait le présent à lenvers. On prenait ce point du présent de lautre côté. Car on le prenait comme la dernière ligne inscrite, on le prenait comme le dernier point (1488) acquis, comme le dernier point de linscription. Au lieu quil est le premier point non encore engagé, non encore arrêté, le point encore en cours dacquisition, en cours dinscription, la ligne en cours quon lécrive et quon linscrive. Il est le point qui na point encore les épaules dans les momifications du passé. Au lieu de considérer le présent lui-même, le présent présent on considérait au contraire le présent passé, un présent figé, et fixé, un présent arrêté, inscrit, un présent rendu déterminé. Un présent historique. Au lieu de considérer ce point de secret quest le présent on considérait déjà une histoire du présent, une mémoire du présent, cest-à-dire que lon considérait la figure que ferait le présent aussitôt quil serait devenu passé. On considérait linscription aussitôt quelle serait devenue inscrite. On considérait la vie au moment quelle serait devenue la mort. Et on trouvait quelle était morte. On considérait le présent, on considérait la liberté au moment quelle aurait été liée, quelle serait devenue liée. Et on trouvait quelle était liée. Mais on ne disait pas quelle était liée parce quon lavait liée. On disait quelle était venue au monde comme ça. On disait quelle était venue au monde liée. On ne disait pas que linscription était inscrite parce quon lavait inscrite. On disait quelle était venue au monde comme ça. Puisquon la trouvait comme ça. On disait quelle était venue au monde inscrite. On ne disait pas que la vie était morte parce quon lavait tuée. On disait quelle était venue au monde comme ça. Puisquon la trouvait comme ça. On disait que la vie était venue au monde morte. On ne disait pas que la liberté paraissait liée parce que soi-même on était passé, on sétait mis de lautre côté du lien et quainsi, on la voyait à travers le lien. On disait quelle était liée. On ne disait pas que linscription paraissait morte parce que soi-même on était passé de lautre côté de linscrit et quainsi on la voyait à travers linscrit. On disait quelle était inscrite. (1489) On ne disait pas que la vie était morte parce que soi-même on était passé de lautre côté de la mort et quainsi on la voyait, la vie, à travers la mort. On disait sans le savoir, sans savoir ce quon disait, quelle était morte. Car, continuant à la nommer vie, on en parlait toujours comme dune morte, on la voyait toujours comme une morte. Au lieu de considérer la liberté, la vie, le présent un instant avant quelle entre dans léternelle prison du passé, en la considérant aussitôt après, instantanément après quelle venait de signer sur le registre décrou. Et on disait quelle était serve, et quelle était prisonnière, et quelle était écrouée. On croyait quen allant vite, quà force daller vite on pouvait impunément prendre pour le présent un tout récent passé et parler comme du présent dun tout récent passé, quon ny verrait rien ; que ça revenait au même ; quà force daller vite ça ne se verrait pas. Quen se dépêchant beaucoup on arriverait en même temps quon était parti. Que lintervalle nexisterait pas. Que la liberté au dernier moment dans la rue et la prisonnière au dernier moment dans la prison, que la liberté savançant sous la porte, la prisonnière venant de signer sur le registre décrou, cétait pour ainsi dire le même être et que par conséquent et par glissement cétait évidemment et absolument le même être. Il ny a que lêtre et la réalité qui trouvaient que ce nétait pas le même être[1]. Cest toujours la même tentation intellectuelle, la même tentation offerte au même glissement, à la même profonde paresse intellectuelle. Comme cest le passé qui retient, et même comme il ny a que le passé qui retient, et comme on croit que retenir cest savoir mieux, et même comme absolument on croit que retenir cest (mieux) tenir et que retenir cest savoir, cest toujours au passé que lon sadresse. Seulement on croit quen le prenant dans sa grande épaisseur, dans toute son épaisseur, cest bien effectivement le passé, tandis quen lamincissant assez par le bord où il touche au futur, on en fait le présent. On obtient le présent. Cest-à-dire : on croit quen prenant la mémoire dans toute son épaisseur on obtient lhistoire, mais quen lamincissant assez du côté quelle naît, quelle vient (1490) de naitre, on obtient encore le présent et la connaissance du présent. Cest-à-dire : on croit quen prenant la servitude dans toute son épaisseur on obtient bien en effet le déterminisme mais quen lamincissant assez du côté quelle naît, quelle vient de naître on obtient encore la liberté. Ainsi on aboutit à un présent qui est une lamelle du passé à la limite du passé. (A la limite comme présente, à sa limite du côté du futur). On aboutit à une connaissance du présent qui est une lamelle dhistoire. On aboutit à une lamelle de liberté qui est une lamelle de servitude. Au lieu que le présent est ce qui nest pas encore passé, la connaissance du présent est ce qui nest pas encore de lhistoire, la liberté, le libre est ce qui nest pas encore écroué. Le présent nest pas ce qui est historiquement sur une très mince épaisseur. Cest ce qui nest pas historique du tout. Le présent nest pas ce qui est écroué depuis peu et sur une mince épaisseur (de temps, de prison). Cest ce qui nest pas écroué du tout. Cest ce qui est dune autre nature, dun autre être que lhistorique, dun autre être que linscrit, dun autre être que lécroué. Et eux comment sétonner quils trouvassent passées des lamelles de passé, historiques des lamelles dhistoire, écrouées, déterminées des lamelles de servitude. Mais cest peut-être bien ce quils voulaient. Cest le danger terrible, cest le commandement terrible du passé. Lui seul peut tenir des registres. Et comme tout le monde a besoin de registres, cest toujours à lui que lon sadresse. Lui seul est fabricant de registres. Et il en est marchand. Et tout le monde saffole et court lui en demander. Il est fonctionnaire de lenregistrement. Et comme tout le monde croit que toute science et que toute connaissance est enregistrement, on se précipite vers les enregistrements de lhistoire. Cest ici le centre même du sophisme. Dune part il ne peut y avoir enregistrement et histoire que du passé. Dautre part on pose (plus ou moins explicitement) que (1491) toute science et connaissance est enregistrement et histoire. Après ça on parle de science et de connaissance du présent. Et on entend la même science et la même connaissance. Cest donc impliciter que le présent est un passé. Comment sétonner après cela quon le trouve passé. Mais cest peut-être, plus ou moins obscurément, ce que lon voulait. Car cette confusion du présent au passé, cette réduction du présent au passé était la colle qui faisait tenir le déterminisme, et le matérialisme et lintellectualisme. Et non seulement cela. Non seulement les registres sont des registres, mais ils sont des registres du passé. Alors tout ce besoin de repos et de tranquillité et de ne plus en entendre parler qui vient de la fatigue et qui se nomme proprement la paresse et notamment la paresse intellectuelle, et ce besoin dofficiel et de contrôle et dauthentique et de bien et dûment enregistré, tout le besoin du papier et au deuxième degré tout le besoin du papier timbré travaille pour cette substitution frauduleuse et pour cette confusion et pour cette réduction. Avoir la paix, le grand mot de toutes les lâchetés civiques et intellectuelles. Tant que le présent est présent, tant que la vie est vivante, tant que la liberté est libre elle est bien embêtante, elle fait la guerre. On parle delle ; et il faut que lon en parle. Cest même le moment den parler. Si seulement le présent est passé, tout sapaise. On nen entend plus parler. Et au fond cest ce que tout le monde veut. On a la paix. Telle est la grande tentation offerte à la paresse intellectuelle et à la nommée sagesse, et à la nommée prudence. Et à la sainte épargne et à la sainte économie. Et surtout à la morale, qui profite toujours. Et qui est celle qui tombe toujours. III/ Aujourdhui et demain Pour bien comprendre ce qui sest passé il faut toujours penser à cette vieille règle de morale primaire dont on nous faisait tant de merveille, quil ne faut jamais remettre au lendemain ce que tu peux faire le jour même. Cétait la règle de la (1492) sagesse même, et de la prudence, et du bon gouvernement de soi. Cétait la règle modèle. Quelque chose comme de la quintessence de Franklin. Vous vous rappelez, Benjamin Franklin, le censément bonhomme Franklin, le grand héros, le grand homme de nos maîtres primaires, le plus grand homme du monde selon eux, le seul sage et le seul savant et le seul moral et vraiment le type. Le seul proposé à toute imitation. En lui se résumait, en lui se ramassait tout ce quil fallait savoir, et tout ce quil fallait dire, et tout ce quil fallait faire, et tout ce quil fallait imiter. Il était lhomme modèle. Et cette règle était peut-être la règle modèle, quil ne fallait pas remettre au lendemain ce que lon pouvait faire le jour même. Elle était la plus modèle elle-même de ces règles qui faisaient lhomme modèle et lenfant modèle. De même que le livret de caisse dépargne était le symbole modèle et linstrument modèle et le livre modèle de la plus modèle des institutions. Car la caisse dépargne était linstitution modèle et linstitution centrale et le pilier du temple et celle qui résumait tout. Celle qui était le plus Franklin. De cette règle et cette caisse procédaient bien en réalité du même esprit, qui était de mettre de côté largent ou du temps pour demain, au lieu de les employer tranquillement aujourdhui à produire. Eh bien, de même que nous périssons aujourdhui comme peuple de notre épargne et de notre caisse dépargne, de même intellectuellement nous périssons de cette règle qui est une règle de caisse dépargne intellectuelle. Une règle morale de caisse dépargne dans le travail même et lemploi du temps, une institution parallèle et conjointe à la caisse dépargne dargent. Un même institut en deux expressions. Telle était la grande règle de nos maîtres laïques. Telle était aussi la grande règle de nos maîtres curés. Car, je lai dit dans lArgent, ils avaient les mêmes règles. Et ils avaient une morale commune. Et ils étaient les mêmes hommes. (1493) Seulement, si nos maîtres laïques navaient rien à voir, nos maîtres curés auraient pu voir et ne voyaient pas que cette merveilleuse règle, que cette fumeuse règle modèle allait directement contre la plus profonde peut-être et encore la plus éprouvée des règles évangéliques et contre la plus gravement peut-être donnée à lhomme : quà chaque jour suffit sa peine. Car si à chaque jour suffit sa peine, pourquoi assumer aujourdhui la peine de demain, pourquoi assumer aujourdhui le travail de demain, pourquoi assumer aujourdhui la malice de demain. Ainsi nos bons maîtres ne calculaient pas ou calculaient mal et dun commun accord secret ils enseignaient cette commode règle (commode pour les maîtres), qui fait les enfants sages et les nations infécondes. Ni les uns ni les autres ne calculaient quelle fait les nations infécondes. Et nos maîtres curés ne calculaient pas quelle était opposée et la plus diamétralement contraire à la plus voulue peut-être et la plus paternellement et affectueusement distribuée des règles évangéliques. A la plus pleine peut-être de commisération, à la plus mouillée de miséricorde. Et que peut-être il ne faut pas penser au lendemain. Cest cette même paresse (intellectuelle), et cette même prudence, et cette même anticipation, et cette même sagesse (et ce même goût de lépargne) qui avait scellé le déterminisme, et le matérialisme, et lintellectualisme. Cat lépargne de temps est aussi dangereuse, étant aussi frauduleuse, que lépargne dargent. Elle est aussi naturellement et profondément inféconde. Elle est aussi naturellement et profondément inexacte. Se mettre en avance, se mettre en retard, quelles inexactitudes. Etre à lheure, la seule exactitude. Combien jaimerais mieux cette maxime de M. Benda, quil ne faut pas remettre au jour même ce que lon peut faire le lendemain. Comme cette formule est (1494) exacte, comme elle est chrétienne et dispose ; et comme notre collaborateur est ici intelligemment bergsonien. Ne lest-il quici ? IV/ La mobilité On a beaucoup reproché à M. Bergson la mouvance, le mobile et ce que lon a nommé dun mot déjà moins heureux et moins exact, étant moins bergsonien, dun mot déjà trop fixe, la mobilité. Mais la question nest pas de savoir si cest commode ou si ce nest pas commode. La question est de savoir si cest ça le réel. En réalité, tout ce grand besoin de fixer lesprit est un besoin de paresse et lexpression même de la paresse intellectuelle. Ils veulent avant tout être tranquilles. Ils veulent avant tout être sédentaires. Cette même tentation de paresse, cette même fatigue, ce même besoin de tranquillité pour demain qui les fait tous fonctionnaires est le même aussi qui les fait tous intellectuels. De même quils courent tous après les chaires, non pas parce quon y enseigne, mais parce quon y est assis, de même ils veulent avant tout une philosophie, un système de pensée, un système de connaissance, un système de connaissance où on est assis. Ce quils nomment la bonne ordonnance de la pensée, cest la tranquillité du penseur. Seulement il faudrait savoir si cest le connaissable qui a été fait pour la commodité du connaisseur ou le connaisseur qui doit se faire pour la connaissance du connaissable. Et plus généralement si le monde a été fait pour la commodité de lhomme. Il ne sagit pas de savoir sil est agréable que le présent soit mouvant, il sagit de savoir sil est réellement mouvant. Quand ils réclament de la fixité, du statut, ce quils nomment sagesse, ce quils nomment science, ce quils nomment connaissance et ce quils nomment méthode, cest la paix du sage, cest la tranquillité du savant et la bonne ordonnance de la carrière du connaisseur. Ce quils nomment méthode scientifique, cest la méthode de leur propre établissement. (1495) Ce quils nomment le progrès de la science, cest le progrès de leur propre carrière. Ce quils nomment sécurité, fixité, établissement, cest la sécurité, la fixité, létablissement de leur propre carrière. Ce sont des fonctionnaires et des tranquilles et des sédentaires et ils ont une philosophie fixe, une philosophie de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires. Ils ont un système de pensée, un mécanisme mental, une machinerie intellectuelle de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires. Et tout ce quils nous opposent, ce grand besoin de consolider les conquêtes de lhomme, ce grand établissement de lesprit humain, cette noble ordonnance, ce beau statut, ce sont des raisons de sédentaires, de tranquilles et de fonctionnaires, engagés des deux épaules dans de bonnes carrières, et qui demandent de la tranquillité. Cest dun bout à lautre de la ligne le même contresens qui court, et la même déformation, et le même quiproquo, et la même substitution frauduleuse, en psychologie et en métaphysique, en morale et en économique. Penser au lendemain. Notre mort. En psychologie et en métaphysique étant, passant dans le présent, nous ne considérons que linstant daprès, lêtre daprès, par besoin dassurance et de tranquillité, et alors nous voyons, nous considérons le présent comme un récent passé, comme un dernier passé, mais comme un passé et nous le voyons lié, enregistré, mort. Cest la mort de la vie et de la liberté. Nous voyons lêtre dà présent comme lêtre de tout à lheure (jentends dans le passé). En morale nous ne pensons quaux tranquillités de demain, au lieu de faire le travail daujourdhui. En économique, nous préparons, pour être tranquilles demain, lanéantissement de toute une race. En psychologie, en métaphysique nous sacrifions le vrai présent, le présent réel à linstant de tout à lheure, et ainsi nous réduisons le vrai présent, lêtre réel à létat de passé. En morale nous sacrifions aujourdhui à demain. En économique, nous sacrifions toute une race à notre tranquillité de demain. (1517) Un homme vit que le présent nétait point lextrême rebord du passé du côté de la récence, mais lextrême rebord du futur du côté de la présence. Un homme vit quaujourdhui nest pas le lendemain dhier, mais quil est au contraire la veille de demain. Un homme vit quaujourdhui nest pas le premier joue de lenterrement, mais au contraire le dernier jour dune activité non encore morte. Et que le présent nest pas seulement le successeur dhier mais quil en est lhéritier. Et quaujourdhui est lhéritier dhier et non pas seulement le chronologique successeur. (1518) Il montra
quil y a dans le présent un certain être propre. Et quattendre pour le mieux connaître, et pour le connaître tranquillement, cest déjà lui faire subir la seule altération qui compte. Cest laltérer dans son être même, dans ce en quoi il est justement le présent. Et en quoi il ne ressemble à rien dautre. Et notamment aux encastrements du passé, fût-ce le plus récent. que le présent est le présent, et non pas seulement et même en un certain sens non pas du tout ce qui tout à lheure sera passé. Quaujourdhui est aujourdhui, un certain être propre, et non pas seulement, et même en un certain sens pas du tout ce qui demain sera hier. que le présent est le présent. Quil nest pas un futur antérieur, un moyen terme entre le futur et le passé, entre lultérieur et lantérieur. que le présent nest pas un futur déjà un peu passé. Ni un passé déjà ou encore un peu futur. Quil est le présent, un temps très propre, un être très particulier, nullement un mélange ni une combinaison. Et que de vouloir connaître le présent par ce quil sera quand il sera passé, cest se dessaisir de lêtre même quil sagit de connaître, cest le livrer davance aux lamentateurs et aux croquemorts. [1] « Cest cette capitale idée bergsonienne que le présent, le passé le futur ne sont pas du temps seulement, mais de lêtre Que le futur nest pas seulement du passé pour plus tard, Que le passé nest pas de lancien futur, du futur de dedans le temps. Mais que la création, à mesure quelle passe, quelle tombe du futur au passé, par le ministère, par laccomplissement du présent ne change pas seulement de date, mais quelle change dêtre Que le passage par le présent est le revêtement dun autre être. » Date de création : 26/01/2010 @ 11:20 Réactions à cet article
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