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Parcours habermassien - Religion et sphère publique
RELIGION ET SPHÈRE PUBLIQUE Habermas sest fait le rapporteur des derniers débats philosophiques dans son dernier ouvrage publié en langue française « Entre naturalisme et religion » traduit tout récemment (2008). Habermas a repéré demblée tous les défis que la démocratie doit sans cesse relever. Il sinterroge notamment pour savoir si, dans le monde daujourdhui, la question religieuse telle quelle est soumise à différentes formes de laïcité, est en mesure de recevoir les réponses qui lui permettent de subsister en toute liberté de façon à garantir la cohabitation paisible des croyants et non-croyants. Il sinterroge aussi, avec raison, sur limportance politique que les religions ont prise, notamment aux Etats-Unis, et sur la position de lEurope, en grande partie rivée à la séparation posée par Kant entre le savoir et la foi. Cet ouvrage a été présenté dans la presse française[1] par Yves Charles Zarka, professeur de philosophie politique moderne et contemporaine à lUniversité de Paris Descartes (Sorbonne). Pour lui, « la question majeure est le statut des religions dans les différentes démocraties libérales contemporaines. Ce qui caractérise les Etats libéraux aujourdhui, cest comme lavait souligné fortement John Rawls, le pluralisme : pluralisme des visions du monde, des religions, des modes de vie, etc. Comment faire en sorte que ce pluralisme, qui peut être en lui-même une richesse ne conduise pas à une fragmentation de la sphère publique ? » Dans le débat sur le rôle politique de la religion, toutes les parties, que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, peuvent affirmer leur loyauté à légard de la Constitution. Quant à savoir jusquà quel point cela peut être prétendu à bon droit, cest cela quil convient dexaminer. Habermas constate quaujourdhui, les constitutions libérales requièrent la séparation des Eglises et des Etats ; quest-ce que cela implique, selon lui, quant au rôle que les religions et les communautés religieuses doivent jouer dans la société civile et dans la sphère publique politique, cest-à-dire dans la formation de lopinion et de la volonté des citoyens ? I/ Rappel des prémisses libérales de lEtat constitutionnel La manière dont lEtat démocratique constitutionnel sest compris lui-même sest forgée dans la cadre dune tradition philosophique qui en appelait à la raison « naturelle », cest-à-dire à des arguments uniquement publics, puisque avancés pour être accessibles dans la même mesure à toutes les personnes. Lhypothèse dune raison humaine commune a donc été le fondement épistémique qui servit à justifier une puissance étatique séculière désormais indépendante des légitimations religieuses. En retour, cest ce qui permit au niveau institutionnel la séparation des Eglises et de lEtat. Historiquement, ce qui offrit un point de départ à la compréhension libérale de soi, cest la voie qui fut empruntée pour surmonter les guerres de religion et les disputes confessionnelles au début des Temps modernes : cest à cela qua réagi lEtat constitutionnel, dune part, en rendant lexercice du pouvoir neutre par rapport aux visions du monde, dautre part, en faisant que les citoyens égaux en droit sautodéterminent démocratiquement. Cest cette même généalogie qui constitue larrière-plan de la Théorie de la justice[2] de John Rawls. La reconnaissance de la liberté religieuse et de la liberté de conscience comme droits fondamentaux est la réponse politique adaptée au aux défis du pluralisme religieux. Au niveau des interactions sociales entre citoyens, les conflits potentiels peuvent être ainsi désamorcés en effet, étant entendu que rien ninterdit que ces conflits, au niveau cognitif se poursuivent entre non-croyants et croyants de diverses religions, sans retenue, et par la confrontation de convictions ayant une pertinence existentielle. 1) Pour que soit garantie une égale liberté religieuse, si le caractère séculier de lEtat est une condition nécessaire, il nest pas condition suffisante Une autorité sécularisée qui condescend à tolérer les minorités jusque-là discriminées napporte encore rien de décisif. Il faut aussi que les parties concernées se mettent elles-mêmes daccord sur les démarcations précaires qui circonscrivent, dun côté le droit positif de pratiquer sa religion, et de lautre, la liberté négative de se voir épargner la pratique religieuse des autres. Pour que le principe de tolérance soit affranchi du soupçon les limites de la tolérance dans une optique répressive, la définition de ce qui peut encore être toléré et de ce qui ne le peut plus exige des justifications ayant pour toutes les parties la clarté de lévidence et pouvant être acceptées par elles. On ne parvient à des règlements équitables que si les personnes concernées apprennent à adopter également les perspectives de toutes les autres. Le processus approprié pour y parvenir est la conception délibérative de la formation démocratique de la volonté. 2) Le pouvoir politique, dans lEtat séculier, doit être exercé de toute façon sur une base non religieuse Cest à la constitution démocratique quil convient de combler le déficit de légitimation qui résulte de la neutralité de lEtat par rapport aux visions du monde. De la pratique constituante procèdent les droits fondamentaux que des citoyens libres et égaux doivent se reconnaître réciproquement sils veulent de manière autonome et raisonnable, régler leur vie en commun par les moyens du droit positif. Le processus démocratique doit sa force de conviction légitimante à deux composantes : dune part, légale participation politique des citoyens, qui garantit que les destinataires des lois peuvent en même temps se comprendre comme leurs auteurs ; dautre part, la dimension épistémique inhérente à la forme de la controverse régulée par la discussion, qui fonde en raison la présomption de résultats rationnellement acceptables. 3) Cest lhypothèse dune raison humaine commune qui a été le fondement épistémique qui servit à justifier une puissance étatique séculière désormais indépendante des légitimations religieuses Cest, dune part, en rendant le pouvoir neutre par rapport aux visions du monde, et dautre part, en faisant que les citoyens égaux en droits sautodéterminent démocratiquement. Cest cette même généalogie qui constitue larrière-plan du « Libéralisme politique » de Rawls. Les conditions qui définissent la participation réussie à une pratique dautodétermination menée en commun sont les mêmes que celles qui définissent le rôle des citoyens : ceux-ci doivent, quelles que soient leurs divergences à propos de leurs visions du monde ou de leurs convictions religieuses, se respecter mutuellement en tant que membres à égalité de droits dune même entité politique ; à ce titre, et sur la base de cette solidarité civique, ils doivent en effet, lorsquil y a contentieux rechercher une entente rationnellement motivée ils se doivent les uns aux autres de bonnes raisons. Pour traduire cela, Rawls dit que les citoyens ont un devoir de civilité et dusage public de la raison : « Lidéal de la citoyenneté impose le devoir moral, non légal le devoir de civilité dexpliquer aux autres comment, sur ces questions fondamentales, les principes et les programmes quils défendent et pour lesquels ils votent peuvent être fondés sur les valeurs politiques de la raison publique. Ce devoir implique également dêtre prêt à écouter les autres et à décider de manière impartiale quand il est raisonnable de faire des concessions à leur position[3] ». Il faut que, fondée selon ses propres normes et se déterminant elle-même, une association de citoyens libres et égaux ait pu déjà se dégager pour que lusage public de la raison trouve sa base de référence et que les citoyens puissent donc justifier les uns devant les autres leurs prises de position politiques à la lumière (dune interprétation motivée[4]) des principes constitutionnels. Rawls se réfère à ce propos à des « valeurs de la raison publique » ou encore à « des prémisses que nous acceptons et dont il est raisonnable de penser quautrui pourrait également les adopter », parce que dans un Etat neutre par rapport aux visions du monde, ne peuvent être admises comme légitimes que les décisions politiques qui peuvent être impartialement justifiées au moyen de raisons accessibles à tous, cest-à-dire accessibles, dans la même mesure, à des citoyens qui professent une religion donnée et à ceux qui nen professent pas ou qui en professent une autre. Selon les conceptions libérales, lEtat ne garantit la liberté religieuse quà la condition que les communautés religieuses admettent du point de vue de leurs propres traditions, non seulement la neutralité des institutions publiques eu égard aux visions du monde et donc la séparation des Eglises et de lEtat mais encore la définition très restrictive de lusage public de la raison par les citoyens. Rawls insiste sur ces exigences même confronté à lexigence quil se fait à lui-même : « Comment est-il possible [ ] que ceux qui militent pour leur foi [ ] avalisent un régime constitutionnel si, sous sa coupe, leurs doctrines totalisantes courent non seulement le risque de ne pas prospérer, mais encore de décliner ? » II/ Les critiques suscitées par la conception rawlsienne de lusage public de la raison Les objections nont pas tant porté sur les prémisses libérales en tant que telles que sur une définition trop étroite et laïque du rôle politique de la religion dans le cadre dun ordre libéral. Le principe de séparation des Eglises et de lEtat exige des institutions étatiques une impartialité stricte dans leur rapport aux communautés religieuses. Parlement et cours de justice, gouvernement et administration, transgressent limpératif de neutralité par rapport aux visions du monde quand ils privilégient un côté au détriment dun autre. En contrepartie, lexigence laïciste, selon laquelle lEtat devrait sabstenir de toute politique soutenant ou limitant (en accord avec la garantie de la liberté religieuse) la religion en tant que telle est une lecture trop étroite de ce principe. Mais ce rejet du laïcisme ne doit pas pour autant signifier que la porte est grande ouverte à des révisions qui aboliraient la séparation des Eglises et de lEtat. 1) Premier point évoqué par ces critiques : mise en exergue du rôle positif exercé par les Eglise au cours de lhistoire Il consiste dans le rappel des exemples historiques témoignant de linfluence politique favorable quont effectivement exercée les Eglises et les mouvements religieux dans linstauration ou la défense de la démocratie et des droits de lhomme. Cela va de Martin Luther King aux mouvements sociaux et socialistes tant dans les pays anglo-saxons que sur le continent européen. On pourrait tout aussi bien fournir quantité de contre-exemples du rôle autoritaire ou répressif quont joué les Eglises et les mouvements fondamentalistes, mais il est vrai que, dans le cadre des Etats constitutionnels établis, les Eglises et les communautés religieuses remplissent, en général, des fonctions qui ne sont pas négligeables dans la stabilisation et le développement dune culture politique libérale. Cela vaut en particulier pour la religion civile[5]. qui imprègne fortement la société américaine 2) Autre point : mise en exergue de lengagement positif des Eglises aux Etats-Unis Sappuyant sue les précédentes observations sociologiques, Weithmann propose une analyse normative de léthos du citoyen. Il décrit les Eglises et les communautés comme des acteurs de la société civile qui remplissent les conditions préalables nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie américaine. Elles livrent des arguments aux débats publics et tiennent leurs membres informés, les incitant à participer à la vie politique. Or, cet engagement des Eglises dans la société civile ne pourrait que sémousser, cest le sens de largument, si celles-ci devaient chaque fois, comme limpose la « clause restrictive » de Rawls, distinguer les valeurs religieuses des valeurs politiques si, autrement dit, elles étaient tenues de trouver pour chaque énoncé religieux, un équivalent dans une langue universellement accessible. Il serait en conséquence nécessaire, fût-ce pour des raisons fonctionnelles, que lEtat libéral sabstienne de contraindre les Eglises et les communautés religieuses à ce genre dautocensure, et a priori de soumettre ses citoyens à une telle limitation. 3) Mais lobjection centrale est ailleurs : un Etat ne peut imposer aux citoyens dobligations inconciliables avec leur vie de croyant Quelle que soit la manière dont les intérêts se répartissent dans la relation entre lEtat et les organisations religieuses, un Etat ne peut imposer aux citoyens auxquels il garantit la liberté religieuse, dobligations inconciliables avec leur vie de croyant il ne peut leur demander limpossible. Au cur de cette objection centrale se fait entendre une tonalité normative qui renvoie au rôle intégral, et donc à la « place » quoccupe la religion dans la vie de la personne croyante. La personne pieuse accomplit son existence « à partir » de la foi. La vraie foi nest pas seulement doctrine, contenu de foi, elle est une source dénergie à laquelle la vie entière du croyant se nourrit performativement. Or ce trait totalisant inhérent à une forme de foi se diffusant par tous les pores de la vie quotidienne interdit, cest ce que fait valoir lobjection, que des convictions politiques ancrées dans un socle religieux puissent être prestement transposées sur une autre base cognitive : « Il appartient aux convictions religieuses dun bon nombre de personnes pieuses dans notre société quil est de leur devoir de fonder leurs décisions concernant les questions fondamentales de justice sur leurs convictions religieuses. Ce nest pas pour eux une question de choix, Leur conviction est quils ont le devoir de sattacher dans leur vie à la plénitude, à lintégrité, à lintégration, quils ont le devoir de permettre que la Verbe de Dieu, lenseignement de la Torah, les commandements et lexemple de Jésus, ou quoi que ce soit du même ordre, façonne leur existence comme un tout, y compris par conséquent, leur existence sociale et politique. Leur religion na pas trait, pour eux, à autre chose quà leur existence sociale et politique ». Leur conception de la justice, fondée sur la religion, leur dicte ce qui est politiquement juste ou injuste, si bien quils sont incapables « de discerner ce qui pourrait les attirer dans des raisons séculières[6] ». Si lon accepte cette objection que Habermas trouve percutante lEtat libéral, qui protège expressément, à travers les droits fondamentaux garantissant la liberté de religion, de telles formes dexistence, ne peut dans le même temps escompter de toutes les personnes croyantes quelles justifient aussi leurs prises de position politiques indépendamment de leurs convictions religieuses ou de leurs convictions liées à une vision du monde. Cette exigence [de « justification séculière] ne peut donc sadresser quaux hommes politiques qui, dans le cadre des institutions étatiques, sont soumis au devoir de neutralité par rapport aux visions du monde, et par là même à tous ceux qui briguent un mandat public et présentent pour cela leur candidature. La neutralité du pouvoir par rapport aux visions du monde est ce quil faut présupposer au niveau institutionnel pour que la liberté religieuse soit garantie de manière égale. Le consensus constitutionnel auquel les citoyens doivent sestimer réciproquement attachés intègre la séparation des Eglises et de lEtat. Toutefois, étendre ce principe, du niveau institutionnel aux prises de position publiques des organisations et des citoyens, serait, à la lumière de lobjection centrale élévée ci-dessus, une généralisation laïciste superfétatoire. Sans aucun doute, lattente normative qui voudrait que tous les citoyens professent une foi religieuse puissent être en dernière instance guidés dans leur choix électoral par des convictions séculières passe-t-elle donc à côté de ce sont réellement une existence guidée par la foi et une vie de piété. Le conflit entre des convictions religieuses personnelles et des politiques ou des propositions de loi étayées par des « justifications séculières », peut être évité, dans la mesure où le citoyen concerné a, de son côté, en marge de la foi religieuse quil professe, accepté pour de bonnes raisons la constitution de lEtat séculier. Ses certitudes religieuses, ses certitudes de foi, sont par conséquent tissées avec des convictions faillibles de nature séculière et elles ont donc en tant que telles depuis longtemps perdu sur le mode des « moteurs non mus, mais non immuables » leur prétendue immunité face à ce quimpose la réflexion. De fait, les certitudes de foi, dans larchitecture différenciée des sociétés modernes, sont exposées à la pression croissante de la réflexion. Un noyau de certitudes existentielles peut conférer, du fait de son extraterritorialité vis-à-vis de la discussion, un caractère dintégralité aux convictions religieuses (dun certain type). Quoi quil en soit, il convient à lEtat libéral, qui donne son égale protection à toutes les formes de vie religieuses, de délier les citoyens qui se sentent atteints dans leur identité personnelle de lobligation de devoir procéder par eux-mêmes, dans la sphère publique, à une stricte démarcation entre raisons séculières et raisons religieuses. III/ Ce que lEtat libéral ne peut pas faire vis-à-vis de ses citoyens qui professent une religion mais ce quil doit escompter deux LEtat libéral ne peut pas faire de la prescription imposant la séparation institutionnelle de la religion et de la politique un fardeau mental et psychologique qui soit insupportable pour eux. En revanche, il doit escompter deux quils reconnaissent le principe de neutralité du pouvoir par rapport aux visions du monde. Chacun doit savoir et reconnaitre, quau-delà du seuil institutionnel qui sépare la sphère publique informelle des parlements, des tribunaux, des ministères et des administrations, ne comptent que les raisons séculières. Pour satisfaire à cela, la capacité épistémique qui consiste à aussi porter sur ses convictions religieuses un regard extérieur et à les rattacher à des conceptions séculières suffit[7]. Les citoyens qui professent une religion peuvent tout à fait reconnaître cette « clause institutionnelle de traduction » sans avoir à cliver leur identité en identité politique et identité privée dès linstant où ils participent à des réunions publiques. Sils ne trouvent aucune « traduction » séculière, il doit par conséquent leur être possible dexprimer et de fonder leurs convictions dans la langue de leur religion. Il ne faut en aucun cas que le processus politique de décision soit aliéné aux citoyens « monolingues », car, même sils avancent des raisons religieuses, ils prennent position dun point de vue politique[8]. Même si la langue religieuse est la seule quils parlent, et même sils ne veulent ou ne peuvent produire dans la controverse politique que des opinions fondées religieusement, ils se comprennent comme membres dune civitas terrena qui les met en position dauteur(s) des lois auxquelles ils se soumettent en tant que destinataires. Dans la mesure où il ne leur est permis de sexprimer dans la langue religieuse que sils reconnaissent la clause institutionnelle de traduction, ils peuvent, en faisant confiance à leurs concitoyens pour quils coopèrent aux opérations de traduction, se comprendre comme participant au processus législatif même si celui-ci naccepte que les raisons séculières. LEtat libéral a intérêt à donner libre cours aux voix religieuses dans la sphère publique politique et à ce que les organisations religieuses prennent part à la vie politique. Il ne peut pas décourager les croyants et les communautés religieuses de sexprimer aussi politiquement en tant que tels, parce quune attitude contraire de sa part, risquerait de couper la société séculière de ressources importantes pour la formation du sens. Les citoyens laïques, ou ceux qui appartiennent à dautres religions peuvent toujours, dans certaines circonstances, apprendre quelque chose de contributions religieuses, ne serait-ce quen reconnaissant par exemple, dans les contenus de vérité normatifs dun énoncé religieux, certaines de leurs propres intuitions, parfois enfouies. Les traditions religieuses possèdent pour articuler les intuitions morales, notamment lorsquelles touchent aux formes sensibles dun vivre-ensemble humain, une force particulière. Ce potentiel fait donc du discours religieux, pour les questions politiques relatives au vivre-ensemble, un candidat sérieux pour de possibles contenus de vérité, qui peuvent alors être traduits du vocabulaire déterminé dune communauté religieuse en une langue universellement accessible[9]. Il reste que les seuils institutionnels entre la sphère publique politique à létat « sauvage » et les corps de lEtat constituent un filtre qui ne laisse passer du tumulte [babélien] des voix qui peuplent le flot de la communication publique que les propositions formulées en langue séculière. Ainsi, par exemple, au Parlement, le règlement permet au président de ne pas faire figurer au procès-verbal les prises de position ou les justifications ayant un caractère religieux. Les contenus de vérité des assertions religieuses ne pourront donc ne pas être perdus pour la pratique institutionnalisée de délibération et de décision que si la traduction attendue a déjà eu lieu dans lespace préparlementaire, autrement dit dans la sphère publique politique elle-même. Ce travail de traduction doit, à vrai dire, être compris comme une tâche qui se mène avec la coopération des citoyens non religieux qui y prennent part afin de soulager du poids de lasymétrie leurs concitoyens religieux disposés à y participer et à même de le faire. Les citoyens religieux ne peuvent sexprimer dans leur langue que sous réserve de traduction, or cette charge est compensée par lattente normative qui pèse sur les citoyens laïques, dont il est escompté quils souvrent aux possibles contenus de vérité présents dans les contributions religieuses et sengagent dans un dialogue dialogue duquel, les contributions religieuses peuvent ressortir sous la forme modifiée darguments universellement accessibles. Les citoyens dune entité politique démocratique se doivent réciproquement des raisons pour les positions politiques quils prennent. Même si les contributions qui émanent du côté religieux peuvent nêtre soumises à aucune autocensure, elles dépendent de la traduction qui pourra en être réalisée en coopération avec des citoyens de tous bords. Sans une traduction réussie, en effet, il nest pas envisageable que les contenus portés par les voix religieuses puissent avoir accès aux ordres du jour des différentes institutions étatiques et aux négociations qui sy mènent, et quelles puissent, par conséquent, « compter » dans la suite du processus. [Il faut bien voir] quen ouvrant le Parlement à la controverse sur les certitudes de foi, le pouvoir étatique peut très bien devenir lagent dune majorité religieuse qui impose sa volonté au détriment du processus démocratique. Ce qui est illégitime, ce nest naturellement pas, à supposer quelle se déroule correctement, la procédure de scrutin démocratique elle-même mais latteinte portée aux autres composantes essentielles du processus aux principes de la discussion dans les délibérations qui ont précédé. Cest encore latteinte portée au principe de neutralité du pouvoir politique par rapport aux visions du monde, principe en vertu duquel toutes les décisions politiques susceptibles dêtre imposées par le pouvoir étatique doivent être formulées et pouvoir être justifiées dans une langue qui soit accessible également à tous les citoyens. La domination dune majorité se transforme en répression lorsque, dans le processus de formation de lopinion et de la volonté, la majorité qui argumente religieusement refuse dexposer de manière argumentée à la minorité séculière ou dune autre religion les justifications quelle lui doit. Le processus démocratique doit sa force de conviction légitimante au fait quil intègre toutes les personnes concernées, mais il le doit surtout à son caractère délibératif car cest sur cette base que lon peut à juste titre supposer lobtention de résultats rationnels à longue échéance. Rawls sattache à montrer que le pouvoir politique, du fait quil est lié de manière juridiquement contraignante à des principes dexercice du pouvoir consentis universellement, perd son caractère de violence[10]. A cela, Wolterstorff, co-auteur avec Audi de « Religion in the public square » (1997), oppose des objections empiristes. Les présuppositions idéalisantes qui sont inscrites au cur des pratiques de lEtat constitutionnel deviennent sous sa plume un objet de moquerie. Selon lui, il est impossible que le conflit qui naît de laffrontement des différentes conceptions de la justice fondées sur une religion ou une conception du monde puisse jamais trouver son issue dans la présupposition commune dun processus darrière-plan, si formel doit-il. Toujours daprès lui, ne devrait subsister du consensus constitutionnel que le seul principe de majorité bien que celui-ci soit dans lincapacité de représenter la cohabitation[11] qui en résulte, autrement que par une résignation de type : « Je ne suis pas daccord, je laisse faire à moins que je trouve la décision sincèrement épouvantable ». Certes, dans sa lecture de la démocratie libérale, lempirisme na jamais compris les décisions à la majorité comme autre chose quune soumission temporaire dune minorité au pouvoir factuel du plus grand nombre. Mais selon cette même théorie, lacceptation du vote à la majorité sexplique par la disposition au compromis des partis, lesquels saccordent au moins sur le fait que chacun deux sattache, selon ses préférences, à accroître autant que possible la part de certains biens matériels de base, tels que largent, la sécurité ou les loisirs. Dans la mesure où leurs aspirations sattachent aux mêmes catégories ils peuvent conclure des compromis. Or cest là une condition qui nest plus remplie dès linstant où les conflits qui menacent déclater ne portent plus sur des biens matériels faisant lobjet dun consensus, mais sur des biens spirituels en concurrence les uns avec les autres. Habermas conclut que les conflits existentiels axiologiques entre communautés de foi ne sont pas susceptibles de compromis. Ils ne peuvent perdre de leur tranchant que sil existe en arrière-plan un consensus présupposé en commun sur des principes constitutionnels qui les dépolitisent. IV/ Comment rendre possible une éthique civique commune prenant la forme de la solidarité entre citoyens ne partageant pas les mêmes attachements et les mêmes croyances Le renoncement à la réciprocité et lindifférence mutuelle paraissent être justifiés par le fait que lEtat libéral se développe sur une contradiction en exigeant également de tous les citoyens un éthos politique qui répartit inégalement entre eux les charges qui leur incombent du point de vue cognitif. La clause de traduction et le primat institutionnel, en donnant lavantage aux raisons séculières sur les raisons religieuses exigent, du même coup, des citoyens religieux des efforts dapprentissage et dadaptation qui sont épargnés aux citoyens laïques. Cela rejoint au demeurant les observations empiriques constatant que, au sein même des Eglises, un certain ressentiment a assez longtemps perduré à lencontre de la neutralité de lEtat par rapport aux visions du monde, parce que le devoir d « usage public de la raison » ne pouvait être accompli que sous certaines conditions cognitives. Tout devoir présuppose un pouvoir. Les attentes liées au rôle démocratique du citoyen tournent à vide si, dans les mentalités, la transformation qui rend ce rôle possible na pas eu lieu ; elles ne suscitent alors que du ressentiment chez ceux qui se sentent incompris et sollicités à lexcès. Dun autre côté, dans la culture occidentale, on a effectivement pu observer, à partir de la Réforme, puis des Lumières, un changement dans la forme de la conscience religieuse. Les sociologues décrivent ce changement comme une « modernisation » parce quils lanalysent comme une réponse de la conscience religieuse à trois défis imposés par la modernité celui du pluralisme religieux de fait, celui de ma montée en puissance des sciences modernes, et celui de la prévalence du droit positif et de la morale sociale profane. De ces points de vue, il est attendu des communautés de foi traditionnelles quelles uvrent à réduire leurs dissonances cognitives, ce qui ne simpose pas aux citoyens laïques, ou ne simposent que sils adhèrent à des doctrines marquées par un ancrage dogmatique analogue à celui des doctrines religieuses. Les citoyens religieux doivent trouver une solution épistémique : face aux visions du monde et aux religions qui leur sont étrangères et quils rencontrent désormais dans lunivers de discussion jusque là occupé par leur seule religion. Ils ne peuvent y parvenir que si, par lautoréflexion, ils font entrer leur propre conception religieuse dans un rapport aux doctrines concurrentes du salut, qui ne menace pas le caractère exclusif de sa prétention à la vérité. face à la logique obstinée du savoir séculier et face au monopole socialement institutionnalisé quexercent les experts scientifiques sur le savoir. Ils ne peuvent y parvenir que si, partant de leur doctrine religieuse, ils définissent principiellement le rapport entre contenu de foi dogmatique et savoir séculier du monde de telle manière que les progrès autonomes de la connaissance nentrent pas en contradiction avec les énoncés en rapport avec les questions de la foi et du salut. face au primat dont les raisons séculières jouissent également dans larène politique. Ils ne peuvent y parvenir que si, dans leur doctrine totalisante, ils peuvent ménager de manière convaincante une place à lindividualisme égalitaire du droit rationnel et de la morale universaliste. Ce travail dautoréflexion herméneutique doit être entrepris à partir de la manière dont les citoyens religieux se perçoivent eux-mêmes. Dans notre civilisation, ce sont essentiellement la théologie et, du côté catholique une philosophie apologétique de la religion attachée à expliquer la dimension rationnelle de la foi qui ont mené ce travail. Ce qui nous intéresse dans ce cadre, cest la question restée ouverte de savoir si la conception du citoyen, une fois reconsidérée dans le sens indiqué, risque dimposer toujours aux traditions et aux communautés religieuses une charge asymétrique. Historiquement, les citoyens qui professaient une religion ont dû apprendre, en fonction de leur environnement séculier, à accéder à des attitudes épistémiques que leurs concitoyens laïques éclairés, nétant pas exposés aux mêmes dissonances cognitives, adoptaient sans peine. Cependant, une charge cognitive leur incombe à eux aussi, une conscience laïque ne suffisant pas pour pouvoir coopérer avec ses concitoyens religieux. Un effort dadaptation cognitive doit être accompli, distinct de la tolérance dont le citoyen doit faire preuve, politiquement et moralement, dans ses rapports avec les personnes professant une religion ou une autre croyance. Importe beaucoup, de nos jours, la manière dont la modernité doit surmonter par lautoréflexion la compréhension limitée que lui donnerait delle-même un laïcisme endurci et exclusif. Tant que les citoyens laïques sont convaincus de ce que les traditions et les communautés religieuses sont dans une certaine mesure un reliquat archaïque, une rémanence contemporaine issue des sociétés prémodernes, ils peuvent se borner à comprendre la liberté religieuse comme une mesure de protection culturelle en faveur despèces en voie de disparition. De leur point de vue, la religion na plus de raison dêtre. Le principe de séparation des Eglises et de lEtat peut même simplement se comprendre dans le sens dune indifférence indulgente. Selon cette conception laïciste, exposée à la lumière de la critique scientifique, les conceptions religieuses ne peuvent que disparaître tôt ou tard, de même quil est impossible que les collectivités religieuses puissent résister longtemps aux progrès de la modernisation culturelle et sociale. Il est manifeste quon ne peut exiger des citoyens qui ont une telle attitude épistémique vis-à-vis de la religion quils prennent au sérieux les contributions religieuses aux questions politiques en débat, et moine encore quils coopèrent à la quête dune vérité commune en sattachant à un contenu susceptible dêtre éventuellement exprimé en langue séculière et justifié par un discours qui le fonderait en raison. Or, si lon considère les prémisses normatives de lEtat constitutionnel et dun éthos civique démocratique, ladmission des assertions religieuses dans la sphère publique na de sens que si lon peut supposer quaucun citoyen nexclura la possibilité dun contenu cognitif dans ces assertions tout en respectant le primat des raisons séculières et de la clause institutionnelle de traduction. Cest, de toute façon, ce dont les citoyens religieux font nécessairement lhypothèse ; mais, du côté des citoyens laïques, cela présuppose une mentalité qui ne va pas du tout de soi dans les sociétés occidentales sécularisées. Pour que les citoyens sécularisés soient à même de saisir quils vivent dans une société postséculière disposant autrement dit des voies épistémiques pour quy perdurent également les communautés religieuses , un changement de mentalité est nécessaire qui cognitivement nest pas moins exigeant que ne lest ladaptation de la conscience religieuse aux défis dun environnement qui continue de se séculariser toujours plus. Selon les critères dune raison éclairée qui sassure par conséquent elle-même, par la critique, de ses propres limites , il faut donc que les citoyens laïques comprennent leur non-adhésion aux conceptions religieuses comme un dissensus quil est raisonnable dassumer. Il en ressort que léthos démocratique ne peut être également exigé de tous les citoyens que si religieux et laïques passent par des processus dapprentissage complémentaires. V/ Que faut-il, et pas seulement en dernière instance ? Habermas, pour le définir, se réfère à lexigence que Rawls sest déjà faite à lui-même: « Comment est-il possible [ ] que ceux qui militent pour leur foi avalisent, comme ceux qui ne professent aucune foi, un régime constitutionnel qui, sous sa coupe, voient leurs doctrines totalisantes courir non seulement le risque de ne pas prospérer mais encore de décliner ? ». On ne peut y répondre au moyen dexplications normatives de la théorie politique. A énoncé théologique, on ne peut répondre quavec des contre-arguments théologiques ; de même pour des énoncés historiques et épistémologiques. Cela vaut également de lautre côté, puisque la question de Rawls sadresse dans la même mesure aux défenseurs de convictions religieuses et de convictions laïcistes. [Il faut bien voir que] que si une position défend le naturalisme comme vision du monde en outrepassant son crédit scientifique, une discussion sur les questions philosophiques fondamentales est plus que jamais nécessaire. Exiger à partir des connaissances actuelles de la neurologie, que les communautés religieuses renoncent conséquemment à toute affirmation sur lexistence de Dieu et la possibilité dune vie après la mort est impossible ; elle lest au moins, avant que la lumière ait été faite philosophiquement sur le sens pragmatique et le contexte historique de transmission des assertions existentielles bibliques de ce type. Mais là encore, remarque Habermas, la question de savoir comment les assertions émanant des sciences expérimentales doivent se rapporter aux convictions religieuses touche à la manière dont généalogiquement la modernité a été amenée à se comprendre elle-même : la science moderne est-elle une pratique qui ne se comprend entièrement quà partir delle-même et établit performativement le critère de tout ce qui est vrai ou faux, ou bien faut-il plutôt la comprendre comme le résultat dune histoire de la raison qui inclut tout autant les religions universelles ? Rawls est allé au-delà de sa Théorie de la Justice pour atteindre la position quil défend dans Libéralisme politique parce quil a de plus en plus reconnu l« état de fait du pluralisme » comme un objet auquel il fallait se confronter. Lui revient limmense mérite davoir, bien avant que la question soit à lordre du jour, repensé le rôle politique de la religion. Or, précisément ces phénomènes sont bien de ceux qui peuvent faire prendre conscience à une théorie politique qui prétend se démarquer des théories communes des limites de son argumentation normative. Pour que la réponse libérale au pluralisme religieux puisse être acceptée comme la réponse juste par les citoyens eux-mêmes, il faut, en effet, et pas en dernière instance, que les citoyens laïques et religieux acceptent daller chacun de son point de vue, vers une interprétation du rapport entre foi et savoir, cest la seule démarche qui puisse leur offrir de se rapporter les uns aux autres dans la sphère publique politique dans une relation éclairée par lautoréflexion. [1] Article du 12/02/2009, au Figaro littéraire, intitulé : « Comment croire ensemble ». [2] Larrière-plan de du Libéralisme politique dans la version anglaise de larticle. [3] Libéralisme politique, p.264. [4] Rawls parle dune « famille de conceptions libérales de la justice à laquelle lusage public de la raison peut se référer lorsquil sagit dinterpréter tel ou tel principe constitutionnel en vigueur ». [5] A propos des travaux de Bellah abordant ces questions, voir les Mélanges qui lui ont été offerts : R. Madson, W.M. Sullivan, etc. Meaning and Modernity : Religion, Polity, and self. Berkeley, University of California Press, 2001. [6] P. Weithmann, Religion and the Obligations of Citizenship, p. 157. [7] Ex. : la charité chrétienne vue comme solidarité civique. [8] Habermas se réfère là à une lettre de Rainer Forst qui parle également de « traduction », lorsquil exige qu« une personne soit à même de produire [progressivement] une traduction de ses arguments en raisons qui soient acceptables sur la base des valeurs et des principes de la raison publique ». Forst, à linstar de Rawls et Audi, formule lexigence comme une obligation civique valant même pour les citoyens pratiquant une religion. [9] Lexemple du « principe de subsidiarité » est particulièrement éclairant. Ce principe a été repris du droit canonique. Il a été formulé pour la première fois par le pape Léon XIII dans lEncyclique Rerum Novarum, première formalisation de la doctrine sociale de lEglise. Ce principe dit aussi « principe daide », énonce que cest une erreur morale et de charité que de laisser faire par un niveau social trop élevé ce qui peut être fait par le niveau social le plus bas, car on le priverait de tout ce quil peut faire. Ce principe a été introduit, sur proposition de Jacques Delors, lorsquil était président de la Commission européenne, à larticle 5§1et2 du Traité instituant la communauté européenne. [10] « Notre exercice du pouvoir politique nest tout à fait correct que lorsquil saccorde avec une constitution dont on peut raisonnablement espérer que tous les citoyens libres et égaux souscriront à ses exigences essentielles, à la lumière de principes et didéaux que leur commune raison humaine peut accepter » (Libéralisme politique, p.175). [11] Celle des groupes religieux ou organisés selon une vision du monde qui restent cognitivement irréconciliables. Date de création : 09/04/2009 @ 08:20 Réactions à cet article
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