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Spinozisme et cartésianisme (Parcours spinoziste)

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SPINOZISME ET CARTÉSIANISME


Le projet spinoziste, en bref

Pour Spinoza, il ne s’agit pas d’une option véritable entre des biens qui seraient également des biens. Mais il s’agit d’une option entre Dieu (ou la Nature) qui est seul véritablement un bien, et des biens qui sont de simples poisons. En sorte que, même si je ne savais pas, comme dit Spinoza, que mon esprit est éternel, même si je n’avais pas compris l’Ethique, même si, par conséquent, je n’étais pas assuré de cette vie éternelle, il ne m’en faudrait pas moins vivre exactement comme la morale et comme la religion me demande de vivre.

Rechercher le vrai bien, c’est-à-dire « une chose éternelle et infinie », pouvant nourrir l’âme « d’une joie sans mélange et sans tristesse ».

Et dans le scolie de la proposition 41 du livre V de l’Ethique, Spinoza remarque précisément que la conviction du vulgaire est tout autre. Pour la plupart des hommes, vivre selon la morale est un lourd fardeau, et ce fardeau n’est supporté que dans l’espoir d’une autre vie, où nous recevrons le prix de notre obéissance, et, comme le dit Spinoza de notre servitude.

Le plaisir sensuel, ou la gloire, ou la richesse ne sont pas des maux en tant que tels. Ce qui est nuisible et destructeur, ce qui réduit l’homme en servitude, ce qui doit être tout à fait rejeté, c’est le fait de les rechercher pour eux-mêmes, de les considérer comme des fins. Mais on peut les rechercher comme des moyens, en en faisant un usage modéré. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que l’on peut jouir des plaisirs ou rechercher l’argent dans la mesure convenable, dit Spinoza, pour entretenir la vie et la santé. Car, dit Spinoza, il faut bien vivre.


Le projet spinoziste et la morale

La libération de l’homme par rejet de l’erreur sur tous les plans, prônée par Spinoza, s’oppose à la morale provisoire de Descartes

Chez Descartes, il existe une morale provisoire, et cette morale provisoire consiste à ne pas changer l’ordre ordinaire de sa vie pendant qu’on cherche le vrai. Car Descartes, entreprenant de chercher la vérité, se constitue d’abord, avant de mettre tout en doute, une morale par provision, et ceci pour une double raison. Pour Descartes en effet, le domaine de la pure spéculation et celui de la pratique, bien qu’ils doivent finalement se rejoindre, sont distincts. Ils sont distincts comme sont distincts l’entendement et la volonté. Comprendre est une chose, vouloir en est une autre. Le jugement comprend deux facultés l’entendement et la volonté, et l’entendement et la volonté sont deux facultés séparées. C’est là une première différence avec Spinoza, comme on va le voir. En outre, pour Descartes, l’essentiel est de ne pas demeurer irrésolu, et tout problème pratique se pose avec une urgence telle qu’on ne saurait attendre pour agir sa solution théorique. L’action n’attend pas, et, si je veux la vérité, je dois d’abord faire la part des choses, si je peux dire, et adopter un certain nombre de règles qui, observées, me permettront de continuer à vivre pendant que mon esprit, lui, mettra tout en œuvre et recherchera spéculativement la seule certitude.

Pour Spinoza, au contraire, il n’y a aucune distinction entre l’entendement et la volonté. Toute idée s’affirme, toute idée est, en son essence la plus profonde, affirmation. Et penser une idée, c’est l’affirmer.

Par conséquent, on ne peut pas séparer l’entendement de la volonté. Dès lors, pour chercher le vrai bien, ou même pour penser seulement le vrai bien, il faut se tourner effectivement, et de tout son être, de tout son être actif, affectif, intellectuel, des faux biens. On ne saurait penser à la fois la vérité et l’erreur. Plus exactement encore, la vérité dissipe l’erreur et n’en laisse rien demeurer ; pour se tourner vers le vrai, il faut abandonner l’erreur, et abandonner l’erreur, ce n’est pas seulement y renoncer sur un plan théorique, c’est la rejeter sur tous les plans.

Dès lors, on est amené à le comprendre, le début du Traité de la réforme de l’entendement s’unifie et nous laisse apercevoir la possibilité de réalisation d’une libération de l’homme sans liberté de choix proprement dite, sans option véritable.

Il n’y a pas ici de pari [comme pour Pascal[1]], et, en se posant le problème du choix, il est déjà résolu, puisque le choix réside entre l’être et le rien. D’autre part, choisir n’est pas choisir de façon purement théorique, c’est déjà s’être engagé tout entier. Par conséquent, on se trouve ici dans un climat qui n’est ni pascalien, ni cartésien mais qui est bien proprement spinoziste.


Certaines remarques sur le texte du début du Traité de la réforme de l’entendement présentent cependant quelques analogies avec le cartésianisme


Tout d’abord, ce qu’on pourrait appeler la conversion spinoziste ne saurait s’effectuer une fois pour toutes dans la vie. Et cela dans la mesure même où elle se veut totale, et ne peut donc se limiter au domaine réservé de la connaissance. Convaincu qu’il lui faut rechercher le vrai bien, c’est-à-dire « une chose éternelle et infinie », pouvant nourrir l’âme « d’une joie sans mélange et sans tristesse », convaincu qu’il doit chercher ce bien, Spinoza ne peut encore se détacher tout à fait de l’avarice, du plaisir sensuel, de la gloire. Il nous le dit lui-même, et cela semble introduire dans sa doctrine une obscurité. Cela semble expliquer que Spinoza cite souvent une phrase d’Ovide[2] : « Je vois le meilleur et je l’approuve, mais je fais le pire. » On peut se demander si cette phrase ne réintroduit pas la séparation de la connaissance, comme l’a faite Descartes lorsqu’il sépare le domaine de la pensée et celui de l’action. Comment peut-il se faire, en effet, si la connaissance et l’action ne font qu’un, que, voyant le meilleur, je fasse le pire ? Le début du Traité de la réforme de l’entendement donne une première réponse. Il nous indique qu’il ne faut pas confondre une vision superficielle du vrai et celle que l’on obtient quand on réfléchit sérieusement. Il faut donc réfléchir sérieusement serio deliberare, écrit-il. Dès lors, l’amour du vrai bien s’impose toujours quand il est connu. Mais il s’impose à un esprit totalement tourné vers lui et vraiment déclaré.

C’est ici une notion qui vient de Descartes : c’est la notion d’attention. Chez Descartes, l’idée claire est définie comme l’idée présente à un esprit attentif. C’est très curieux que l’attention de l’esprit intervienne dans la définition même de l’idée comme telle ! C’est étrange au point de vue logique ! Chez Spinoza c’est la même chose. Pour que le vrai bien soit vraiment actif, constitue une action, il faut qu’il soit vraiment pensé, mais il faut pour cela que l’esprit s’y donne tout entier.

Seulement l’esprit peut-il pratiquement prêter au vrai bien une attention constante ?

Non, et Spinoza nous avoue (et ceci est très important, également pour comprendre d’autres textes ultérieurs), Spinoza nous avoue que le vrai bien s’impose à certains moments. Ces moments, au début, sont rares, intervalla rara, dit-il, et ils durent eux-mêmes un temps très court, exiguum temporis spatium. Mais ils deviennent ensuite plus fréquents et plus longs, frequentiora et longiora. Il y a donc en ce sens une sorte de discontinuité du salut, si l’on peut dire ainsi ; il y a des moments où je suis sauvé parce que je vois le vrai bien. Mais cela ne m’empêche pas à l’instant suivant de retomber dans l’illusion et dans l’erreur.

Enfin, lorsque Spinoza accorde que l’on peut jouir des plaisirs ou rechercher l’argent dans la mesure convenable, pour entretenir la vie et la santé, car dit-il, il faut bien vivre, ne revient-il pas à une attitude semblable à celle de Descartes lors de sa morale provisoire ? On pourrait le croire, d’autant qu’après avoir vu Descartes proposer d’« adopter un certain nombre de règles qui, observées, me permettront de continuer à vivre », il ajoute qu’il faut parler le langage du vulgaire, un langage au niveau du commun et faire tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. Et pourtant, si on y réfléchit bien, ce n’est pas du tout la morale provisoire de Descartes ; celle-ci, comme il a été rappelé, est la séparation entre l’action pratique et la pure spéculation. Ici, il y a, au contraire subordination de la vie courante à l’Ethique, à la fin purement morale, et non pas, comme chez Descartes, séparation du domaine de la pensée et celui de l’action.


Du projet éthique à la théorie des affections
Création instant par instant et création continuée

La correspondance de Spinoza avec Blyenbergh permet d’opposer le projet éthique de Spinoza à la conception religieuse et chrétienne du péché et du salut.

Première lettre de Blyenbergh[3] à Spinoza (12 décembre 1664)

Peut-on dire que Dieu soit cause de tout, non seulement de la substance de l’âme, mais aussi de ses actes ? Si on l’affirme, en effet, ou bien il faut déclarer que l’acte commis par Adam n’est pas un mal, et par conséquent qu’il n’y a pas de péché, ou bien il faut reconnaître que Dieu est la cause du mal. Ces deux issues paraissent absolument inacceptables à Blyenbergh. En bon chrétien qu’il est, il veut croire à la fois au péché d’Adam et la non implication de Dieu dans ce péché. La partie du texte de Spinoza qui a attiré l’attention de son correspondant, est celle où l’on expose que « Dieu crée les choses instant par instant, qu’il est par conséquent cause de tout ce qui arrive dans le temps, et par conséquent de tous nos actes » . Ce texte ne constitue pas, à proprement parler, l’expression d’une doctrine de la création continuée chez Spinoza. Ce dernier n’en fera pas moins sienne, dans sa réponse, la thèse de Descartes, montrant qu’en fin de compte, « il n’aperçoit pas une séparation radicale entre sa propre thèse de l’omnidépendance des choses par rapport à Dieu et la thèse cartésienne de la création continuée ».

La théorie des affections, en bref

Ce qu’il faut retenir du Court Traité, c’est que la théorie tout entière est présentée par rapport à la pure connaissance, une connaissance où l’étonnement comme l’amour sont traités par rapport à la connaissance ; connaissance considérée en elle-même, sans relation avec l’effort personnel du sujet pour s’affirmer. C’est de l’insuffisance de notre connaissance que proviennent les passions. Une augmentation de la connaissance nous dirigera, au contraire, vers les véritables biens. En bref, pour l’être individuel que nous sommes, il ne s’agit pas de s’affirmer, de persévérer dans son être, de vouloir persévérer dans son être. Il s’agit de s’unir à Dieu, à la vérité. Ces idées, dans la suite, ne cesseront d’être affirmées par Spinoza ; la connaissance sera toujours le moyen de notre salut, mais il en ajoutera d’autres.

Dans l’Ethique, le contexte est tout autre, et l’ordre des affections est tout à fait différent. L’étonnement et l’amour ne figurent pas parmi les affections vraiment fondamentales, ils sont remplacés par le désir, la joie et la tristesse. Et la déduction de ces affections reposent sur d’autres principes, à savoir, d’une part l’effort pour persévérer dans son être, c’est-à-dire l’affirmation de notre essence particulière, d’autre part par le fait que, notre corps étant sans cesse modifié par les autres corps du monde, ses affections ne peuvent être expliquées par sa seule nature, et sont ainsi des passions. Car notre corps passe sans cesse, sous l’influence du monde extérieur, à un état de perfection plus ou moins grand.

A cette impuissance du corps correspond l’impuissance de l’âme, où elle s’exprime par des idées confuses. Et Spinoza déclare ici que, « si quelque chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance d’agir de notre corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, seconde ou réduit la puissance de notre âme ».

L’âme comme idée du corps et l’âme-volonté comme substance distincte du corps

Pour Spinoza, le deuxième principe de la théorie des affections est l’âme comme idée du corps, et non comme l’avait pensé Descartes, comme substance distincte du corps. Or, ce principe est implicitement contenu et réaffirmé dans la définition même des affections, des sentiments.

J’entends par sentiments, dit en effet Spinoza, affectus, les affections du corps, corporis affectiones, car il emploie affectio pour désigner les affections corporelles, les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est accrue ou diminuée, secondée ou réduite, et en même temps les idées de ces affections.

Spinoza se place donc toujours, à la fois et indissolublement sur le plan de l’âme et sur le plan du corps et l’affection, affectus, peut être selon le cas, une action ou une passion. Elle sera action quand nous en serons la cause adéquate, passion quand nous en serons la cause inadéquate. En d’autres termes, l’âme sera active en tant qu’elle aura des idées adéquates, passive en tant qu’elle aura des idées inadéquates.

La proposition 6 de la troisième partie de l’Ethique déclare alors que chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être, in suo esse perseverare conatur. Ainsi se définit l’effort, et l’effort, conatus, par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être, n’est rien en dehors de l’essence actuelle, actualis essentia, de la chose. Cet effort, ajoute Spinoza, enveloppe un temps indéfini.

Avant de poursuivre, il faut bien comprendre ceci. Pour Descartes, l’âme était essentiellement volonté, distincte du corps comme l’âme elle-même, pouvait permettre à l’âme de régner sur le corps, de dominer le corps, de commander au corps. Or, on peut facilement apercevoir que, dans cette conception de Descartes, toutes les notions que Spinoza a critiquées ou rejetées, toutes les notions dont la discussion a été considérée dans le « projet spinoziste » sont précisément impliquées.

Pour Descartes, un acte volontaire suppose

1/ une fin connue ; il suppose donc que, dans le déroulement d’une causalité strictement mathématique, strictement physique, strictement efficiente, s’introduise une autre causalité, une causalité finale. Spinoza nie cela.

Un acte volontaire suppose l’idée de privation. Il oppose à mon état présent, jugé insuffisant, un état futur pensé comme meilleur, et dont je suis actuellement privé. Spinoza nie la privation comme chose réelle.

2/ la liberté de choix, le libre arbitre. Spinoza nie le libre arbitre, et croit à l’universelle nécessité.

Pour Descartes, la volonté est distincte du pur entendement.

Pour Spinoza, la volition et l’idée particulière sont une seule et même chose. Car toute idée s’affirme, toute idée est acte. Penser un triangle, c’est affirmer que trois lignes renferment un espace ; penser un cheval ailé, c’est affirmer qu’un cheval peut avoir des ailes.

Donc, ce qui est banni chez Spinoza, c’est toute la conception de la volonté de Descartes, volonté conçue comme propre à l’âme, conçue comme constituant dans l’âme le pouvoir de se séparer du corps et d’agir selon un ordre qui est le sien, et qui n’est plus l’ordre mécanique.

Spinoza, au contraire, part de l’effort conçu comme propre à la fois à l’âme et au corps. Cet effort se confond avec notre essence, et le scolie de la proposition 9 le définit sur tous les plans :

– quand il se rapporte à l’âme seule, il est appelé volonté, voluntas.

– quand il se rapporte à la fois à l’âme et au corps, il est appelé appétit, appetitus.

L’appétit est donc l’essence de l’homme. Enfin, l’appétit, accompagné de la conscience de soi, de la conscience de lui-même, se nomme désir, cupiditas. Ce qui fonde le désir, rappelons-le, ce n’est pas que l’on ait jugé bon l’objet du désir. Mais, au contraire, une chose est jugée bonne parce qu’on y tend, parce qu’on le désire. Notons, au passage, que dans l’Ethique, la doctrine issue du Court Traité, et selon laquelle il y a primat de l’intelligible sur l’intelligence, se trouve renversée et abandonnée. Dans l’Ethique, la théorie du désir à tout à fait rompu avec l’idée d’un choix entre des fins pensées, ou même avec l’idée de l’attirance par une fin pensée. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que le désir soit réduit à une impulsion mécanique. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que, pour Spinoza, l’individualité est essence, c’est-à-dire définition qui se réalise. C’est pourquoi le désir peut être à la fois tendance et idée. Et, contrairement à ce qui se passe chez Descartes, la conscience, en prenant conscience de l’idée, ne prend pas conscience d’une manière passive, elle ne saisit pas sa propre passivité. La conscience ne constate pas une idée, elle ne peut se séparer de l’idée, elle ne peut choisir. Elle est tout simplement idée d’idée, elle est redoublement de l’idée, elle est active comme l’idée elle-même.

Les effets du corps sur l’âme et réciproquement

Chez Spinoza (théorie des affections), l’âme est l’idée du corps. Tout ce qui se passe dans l’âme répond à ce qui se passe dans le corps, et réciproquement. Et ceci, il faut y insister, sans incidence causale de l’âme sur le corps, ou du corps sur l’âme, puisque chacun d’eux déroule ses modes de façon absolument autonome. Il y a donc à la fois, selon Spinoza, correspondance, et pourtant indépendance. Selon qu’il insistera sur la correspondance ou sur l’indépendance, Spinoza formulera ses affirmations selon deux points de vue, on aimerait même dire deux conceptions différentes. Ces deux conceptions, on peut les caractériser ainsi :

a/Tantôt Spinoza, pour mettre en évidence la correspondance corps-âme, considère d’abord le corps.

C’est du fait que le corps, pris dans un système général des autres corps, est nécessairement affecté par eux, et de fait limité et passif. Il semble alors – mais semble seulement car en réalité ce n’est point vrai – comme si l’affectus dans l’âme, le sentiment psychologiquement défini, le sentiment conscient, résultait de la passion corporelle.

En ce sens, Spinoza rejoindrait un aspect de la théorie de Descartes, celui que Descartes développe dans son Traité des passions. Là, on le sait, c’est l’influence du corps sur l’âme qui cause les passions. Pour Descartes, en effet, les états affectifs nommés passions de l’âme résultent dans l’âme de ce qui se passe dans le corps. Ils sont causés par le corps. L’âme est passive en ce qu’elle subit le corps. Le Traité des Passions est en effet commandé par de grands principes. Le premier, c’est que toutes les passions sont « de l’âme ». Si on les considère quant à leur appartenance substantielle, elles sont des « états » de l’âme. Mais elles sont causées par le corps, elles sont ce qui, dans l’âme résulte du corps. Il n’en est pas ainsi chez Spinoza. Cependant, il y a bien chez lui quelque chose qui ressemble à cela, puisqu’on vient de le voir, l’affectus est défini à partir du corps, et par l’affectio corporis.

b/ Tantôt Spinoza, pour mettre en évidence l’indépendance corps-âme, refuse toute action directe du corps sur l’âme.

Dès lors, Spinoza s’exprime comme si l’âme, indépendante du corps, avait un développement propre et entièrement autonome. Et ceci, du reste, rejoint un autre aspect de la théorie de Descartes : celui selon lequel l’âme, distincte du corps, peut, quoiqu’il arrive au corps, atteindre le bonheur et conduire, en tout cas, quoiqu’il arrive au corps, ses pensées comme elle l’entend.

De la sorte, Spinoza semble toujours s’exprimer selon la langue de Descartes, alors qu’en fait il n’est jamais cartésien. Il ne l’est jamais puisqu’il ne croit ni à l’action du corps sur l’âme, ni à l’action de l’âme sur le corps, ni à leur indépendance effective. Il est donc malaisé de comprendre exactement son langage.

Ce serait plus aisé à comprendre, explique Alquié, si c’était les autres âmes qui venaient affecter la mienne et la rendre passive. En effet, puisque la causalité ne passe jamais d’un attribut à l’autre, tout ce qui a lieu dans mon âme est causé par d’autres modes-âmes, comme tout ce qui a lieu dans mon corps est causé par d’autres modes-corps . Et, par conséquent, si mon âme est passive, ou si elle est affectée, c’est que d’autres âmes l’affectent.

Cela ressemblerait un peu à ce que dit Leibniz pour qui, sans qu’il y ait jamais action directe d’une monade sur l’autre, il y a concurrence entre les monades. Mais cette conception de la rivalité des âmes, qui serait plus proche de celle de Leibniz que de celle de Descartes, n’est jamais exprimée par Spinoza. Spinoza, il faut y insister, s’exprime toujours comme s’il fallait passer par l’intermédiaire du corps pour qu’il y ait concurrence des modes, et pour qu’il y ait, par conséquent, affection.

Il semble donc que, dans cette façon de parler, Spinoza garde de Descartes l’idée qu’une fois libérée du corps, l’âme ne peut plus recevoir de passion de la part d’autres âmes. Mais cela, qui est bien clair chez Descartes, où il n’y a pas de parallélisme entre le domaine de l’étendue et celui de la pensée, ne l’est plus chez Spinoza lui-même.


Du point de vue du salut, l’âme et le corps sont même chose mais avec deux attributs différents

1/ Il n’y a passion de l’âme que parce qu’il y a passion du corps

Il n’est pas douteux que nous trouvons ici une thèse selon laquelle le progrès de l’âme est lié au progrès du corps. Le prolongement de cette thèse devrait être médical. Spinoza, sur ce point, est en effet plus cartésien que Descartes lui-même, lequel pensait guérir les passions par la médecine. Spinoza va plus loin. Il pense que la médecine, c’est la sagesse. Et l’on a des raisons de croire que Spinoza a un instant penser à rédiger un traité de médecine, où la guérison des différentes passions s’opérait par action sur le corps.

En termes modernes, nous songerions à la théorie physiologique des névroses, ou des maladies mentales. L’âme vaut ce que vaut le corps. Elle ne peut passer à un degré supérieur de connaissance que si son corps est changé, transformé. Voilà bien, au sens strict, l’âme « idée du corps ». Et il n’est pas douteux que ce principe ne joue pleinement quand il s’agit, par exemple, de la tristesse ou de la joie, puisque, on l’a vu précédemment, la joie et la tristesse sont définies par le passage à une perfection plus grande.

2/ L’action peut être définie à partir du corps seul, et comme si l’âme subissait le corps

Ce deuxième principe, qui ressemble, sans s’identifier à lui, au principe cartésien, paraît au contraire définir l’affection à partir du corps seul, et comme si l’âme subissait le corps. Dans cette mesure même, ce principe suppose quelque possibilité pour l’âme de se délivrer de ce qui arrive à son corps. La confusion vient du corps, et, comme chez Descartes, c’est le corps seul semble principe de passion, d’obscurité. Mais l’âme retrouve sa puissance native, et l’on pourra concevoir un progrès sans cesse illimité, sans cesse accru. Loin d’exprimer le corps, l’âme paraît ici en être indépendante, puisqu’il peut y avoir toujours pensée claire, pensée adéquate de notre passion corporelle elle-même. Mais cette pensée ne saurait alors avoir pour sujet l’âme définie comme idée du corps actuel. Elle suppose la réflexion. Elle suppose l’idée d’idée, et l’on serait tenté de dire que son véritable sujet, c’est la pensée universelle, c’est la conscience ou l’entendement de Dieu lui-même.

De toute façon, on revient ici à l’affirmation d’une sagesse pure, et du pouvoir d’être heureux quoi qu’il arrive au corps. Pour nous référer encore à des théories modernes, nous songerions à une explication psychogénétique des passsions et de différentes maladies mentales. Plus de conscience nous délivrerait et suffirait à nous délivrer de ces passions. C’est bien la théorie spinoziste de la réduction de la passion à la pensée inadéquate, de sa guérison par le passage à l’idée adéquate.

On voit dans tout ceci quelles difficultés se présentent. De telles affirmations peuvent être très claires dans une perspective cartésienne, c’est-à-dire dans une théorie où c’est l’incarnation de l’âme qui constitue sa passion essentielle, mais où en elle-même, l’âme est distincte du corps. Mais peut-on maintenir un tel point de vue quand on professe, comme le fait Spinoza, un strict parallélisme quand on déclare que l’âme est l’idée du corps, et que l’âme et le corps sont une seule et même chose, considérée selon deux attributs différents.


La servitude humaine et le commandement de la raison
Mise en accusation formelle de l’illusion de la sagesse stoïcienne

On sait combien la notion de sagesse était chère à ce XVIIème siècle, combien, en particulier le stoïcisme a eu une influence considérable en sa première moitié. Le cartésianisme, bien que n’étant pas à proprement parler stoïcien, affirmait la toute-puissance de la volonté ; l’homme est complètement libre et peut faire ce qu’il veut. D’autre part, l’idéal de la première moitié de ce même siècle a été celui du héros, tel qu’on le trouve chez Corneille par exemple. Ce qui domine, c’est donc un idéal de sagesse ou d’héroïsme. Sans les confondre, ces deux idéaux ont ceci de commun que l’homme, si l’on peut dire, s’y dépasse, que l’homme y est considéré comme complètement maître de lui. « Je suis maître de moi, comme de l’Univers », selon le vers célèbre.

Devant cet idéal d’héroïsme et de sagesse, il n’est pas douteux que s’élève tout un mouvement de pensée qui, dans la seconde moitié du XVIIème siècle, en opère la critique et condamne aussi bien le héros cornélien, que l’homme cartésien ou le sage stoïcien. Et, sur ce point, bien qu’il soit très difficile de parler d’influence, il faut considérer comme faisant partie de ce même mouvement, des gens aussi différents que Racine, peignant en homme entièrement passionné, Molière se moquant du héros cornélien, les jansénistes montrant que l’homme ne peut jamais s’élever au-dessus de soi sinon par la grâce, La Rochefoucauld montrant que tout se réduit à l’égoïsme.

Spinoza s’élève de même contre le stoïcisme, contre le cartésianisme, contre la conception du sage et du héros. Il déclare qu’il ne faut pas préjuger les forces humaines, que ceux qui prétendent se sacrifier et oublier leur propre intérêt sont plus que les autres victimes de causes extérieures, c’est-à-dire de leurs passions, qu’il ne peut y avoir en aucun domaine oubli de soi et renoncement total. L’individu ne peut mutiler sa nature, ni trouver une raison de vivre extérieure à sa nature. Ainsi Spinoza, devant l’idéal de sagesse, devant les philosophes qui nous disent que l’homme peut vaincre ses passions par volonté et par raison, prend une attitude résolument sceptique. L’homme reste l’homme, et ne peut s’élever au-dessus de l’homme. Et la connaissance rationnelle en ce sens ne change rien à ce que nous sentons et à ce que nous sommes. L’imagination n’en est pas moins une source d’erreur.

– En premier lieu, c’est le c’est le caractère fallacieux, insuffisant, qu’elle conserve, qui peut être dénoncé. A partir d’un certain recul, tous les souvenirs sont imaginés « à égale distance du présent ». Je ne distingue pas, je n’imagine pas de façon différente un souvenir très ancien et un souvenir relativement ancien. En effet, l’imagination est faite d’idées qui indiquent plutôt l’état du corps humain que la nature du corps extérieur qu’elles représentent. Cet état du corps humain, elles l’indiquent non pas distinctement , mais comme le dit Spinoza , confusément « confuse ».

La proposition 16 partie II de l’Ethique,dit que : «L’idée de l’affection qu’éprouve le corps humain, quand il est affecté d’une manière quelconque par les corps extérieurs, doit envelopper la nature du corps humain et en même temps celle du corps extérieur ». Il y a donc nécessairement confusion. Les sensations, les images, les souvenirs, les sentiments expriment les affections variables et individuelles de notre corps limité et fini, affections qui mêlent la nature de notre corps affecté à celle du corps affectant. Par conséquent, elles nous fournissent des idées inadéquates et donc fausses, inadéquates puisqu’elles expriment un état de fait dont nous ne sommes pas intégralement causes et qu’elles renvoient à une série infinie de causes qui ne nous sont pas connues. De telles idées ne pourraient être adéquates qu’en Dieu, qui seul pourrait connaître intégralement un individu, et ce qui lui advient à partir de la Nature entière.

Donc l’âme, qui est l’idée du corps, et qui exprime l’état actuel du corps affecté par les corps extérieurs, quand elle imagine les corps extérieurs, mêle aux corps extérieurs ce qui vient de notre propre corps, et, par conséquent, demeure au stade de l’idée confuse. Et cela nous induit en erreur.

D’où vient en effet l’erreur ? Elle vient de ce que, précisément, l’affection enveloppe à la fois la nature du corps humain et celle du corps extérieur. Mais, précisément, l’âme oublie cela, et elle croit percevoir le corps extérieur en lui-même, et, si l’on peut dire, « en soi ». L’erreur vient ici de l’oubli de cette nécessaire subjectivité corporelle, de là vient que l’âme est dite se tromper. Voilà donc l’erreur imaginative, sensible, perceptive, affective.

– En second lieu, il est clair, et c’est la seconde idée sur laquelle il faut insister, que ces erreurs peuvent être rectifiées par la raison et par la science.

Ce que nous enseigne la philosophie, c’est la source de nos passions et la vérité par rapport à nos passions. Mais cela ne change rien sur le plan des passions elles-mêmes. C’est pourquoi il faut renoncer, ici, au moins en première analyse, à la conception selon laquelle l’erreur peut être considérée comme une partie de la vérité. Une réduction de l’erreur à la vérité ne pourrait s’opérer qu’en Dieu, et au niveau de Dieu. Mais, à mon niveau, pourquoi n’en est-il rien ? Mon point de vue subjectif n’est point une partie du point de vue objectif. D’où la positivité de l’erreur, et par là de l’affection et de la passion. Et, par conséquent, comme le dit Spinoza, lorsque la raison est venue, l’erreur disparaît, mais non pas l’imagination. Voilà le second point qu’il fallait mettre en lumière.

– En troisième lieu, il faut bien comprendre pourquoi il en est ainsi, et c’est là que la thèse de Spinoza apparaît comme extrêmement nouvelle. C’est que, pour lui, irréductibilité signifie toujours être, et donc vérité. Il y a une positivité de l’erreur, et l’erreur résiste à la vérité. C’est donc qu’elle signifie une vérité. C’est qu’il y a une vérité, un irréductibilité de la condition humaine, c’est qu’il y a quelque chose de vrai dans la perception ; il y a un état de fait contre lequel rien ne saurait prévaloir. Et nulle vérité ne peut dissiper cette vérité, puisque précisément, la vérité ne peut être détruite par la vérité. Quoi que je fasse, quels que soient les raisonnements auxquels je me livre, quelle que soit la science que j’acquière, je demeure avec mon corps dont l’âme est l’idée ; je perçois avec mes yeux. Et c’est pourquoi le progrès vers la vérité ne pourra pas être un progrès homogène, continu. L’erreur, même comprise, demeure (et cela parce qu’elle existe) le signe d’une vérité. De quelle vérité ? C’est cela que précisent les propositions 2,3 et 4.

Elles nous rappellent que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut concevoir par soi sans les autres parties, que la force par laquelle nous persévérons dans l’existence est limitée, et surpassée infiniment par la puissance des autres choses et causes extérieures, et ne puisse pas subir d’autres changements que ceux qui dérivent de sa propre nature. Ce qui ferait que l’homme serait Dieu. Je ne suis donc qu’une partie de la Nature, et non pas le tout de la Nature. Je suis affecté sans cesse par la Nature, et mon corps passe sans cesse à des perfections plus ou moins grandes selon que les corps extérieurs agissent de telle ou telle façon sur lui.

Cette vérité, par conséquent, est celle de notre condition, et il y a des lois qui régissent les rapports des modes finis.

1) La durée de notre corps dépend de l’ordre de toute la Nature, l’individu est soumis à la Nature. Et c’est pourquoi il ne peut saisir adéquatement son être, son existence.

2) Il ne le saisit que dans l’ordre du fait, il le constate.

3) C’est également pour cela que cette constatation se présente à nous avec une sorte de nécessité expérimentale qui ne peut absolument pas être chassée.

En se saisissant dans l’ordre du fait, l’homme ne saisit pas moins quelque chose de positif, et qui ne peut être d’aucune façon réduit. Et on retrouve ici le caractère irremplaçable d’une certaine expérience qui est par ailleurs condamnée, on le sait par Spinoza, mais qui est également justifiée en un sens, puisque l’affection, le plaisir, la douleur, le malaise, la joie, tout cela exprime à chaque instant le rapport de fait et le rapport vrai de mon corps avec le monde, le rapport actuel de mon corps avec l’ensemble de la Nature.

Pour mieux faire comprendre l’originalité et la force de cette position de Spinoza, Alquié la compare à celle de Descartes

Il y a en effet quelque chose de commun entre cette subjectivité indestructible que saisit Spinoza, et celle du « je pense » tel que le saisit Descartes. Le cogito de Descartes a quelque chose de commun avec ce que Spinoza décrit ici, et c’est une des raisons pour lesquelles il rejette le cogitoen tant que principe. Le cogito possède une nécessité de fait. On se souvient de ce qu’en dit Descartes : je veux douter de tout, mais quoi que je fasse, je ne puis mettre en doute le fait que je pense, et que par conséquent « je suis » ; quoi que je fasse, le cogito est là, principe de mes pensées. cartésien

Néanmoins, s’il y a là un même fait premier, l’interprétation de ce fait premier donnée par Descartes, est fort différente de celle que propose Spinoza. Chez Descartes, l’affirmation « j’existe en fait » devient aussitôt « je suis une substance », et par conséquent elle devient une source de connaissance et de savoir. Pour Sponoza, il n’y a qu’une substance, c’est Dieu, et l’erreur de la connaissance du premier genre, de la connaissance sensible, vient précisément de ce que le fait individuel s’impose comme substance. Qui dit substance, en effet, selon Spinoza, dit nécessairement intelligibilité suprême. La substance esr cause de soi. Et c’est pourquoi on peut, selon l’ordre de l’Ethique, partir de Dieu. Mais l’âme se trouve en un cas bien différent. L’âme se constate comme un fait, elle saisit le corps dont elle est l’idée, dans l’instant présent et instantané que lui impose l’ordre général de la Nature. Mais en saisissant ce corps affecté, ce corps mêlé à tous les autres corps, on ne peut pas dire qu’elle se saisisse elle-même comme chose, on ne peut pas dire qu’elle saisisse un moi, qu’elle saisisse un ego, un ego cogito, qu’elle saisisse un « je pense ».

Ce qu’elle saisit, c’est bien plutôt un rapport, une relation, qu’une chose ou une substance. Ce qu’elle saisit, c’est un état passager du corps, mêlé aux autres et dépendant des autres. Et par conséquent, là où Descartes voyait le signe d’une pensée maîtresse d’elle-même et source de ses jugements, là où Descartes prenait appui pour fonder sa philosophie, Spinoza ne voit que la conséquence du fait que je dépends du monde, que je ne me libérerai jamais du monde, et que je n’y puis rien.

Il demeure que dans l’un et l’autre cas, nous avons la présence d’un irréductible donné. Mais le donné, signe de substantialité pour Descartes, est pour Spinoza signe de contingence.

Une autre différence résulte immédiatement de ce qui vient d’être indiqué. Le cogito de Descartes n’est pas plutôt formulé qu’il s’épure, qu’il se sépare du corps, qu’il se saisit comme distinct du corps, qu’il se recueille en soi comme pure pensée. Et, en effet, nous pouvons faire abstraction de tout et même de notre corps, mais non de notre pensée. Ici, au contraire, ce qui est affirmé comme irréductible, c’est un moi dans la totalité de sa situation concrète, c’est l’ensemble de nos passions. Et on comprend très bien pourquoi, selon Spinoza, les affections ne peuvent être condamnées. On comprend également pourquoi elles ne peuvent pas être bannies. Elles sont toujours là, elles témoignent du rapport de notre corps avec les forces extérieures. Les termes de perception et de passion se rejoignent dans l’un et l’autre cas, l’âme idée du corps constate sa situation dans le monde. Et elle ne prend conscience de soi que dans la saisie de cette situation et des affections de son corps qui en résultent.

Il n’y a donc aucune prise de conscience séparée, il n’y a donc aucune ascèse, aucune séparation possible de l’âme et du cors, du moins à ce niveau.

Pour conclure tout ceci, on voit les possibilités de morale bannies à jamais. Tout d’abord, nulle conscience ne peut s’élever à un point de vue supra-humain, au point de vue d’une conscience universelle distincte de toute situation dans le monde. Par là même, nulle conscience ne peut, sans absurdité, sans vanité ou vaine prétention, s’élever à un point de vue moral, où le monde des passions serait condamné au nom du monde des valeurs, et au nom des valeurs séparées, par lesquelles et au nom desquelles nous pourrions juger nos sentiments. Nulle conscience ne peut même devenir cartésienne, c’est-à-dire se saisir en son essence de conscience comme séparée du corps. Car, une fois encore, l’âme n’est que idée du corps.

C’est pourquoi, comme le précisent les propositions 5 et 6, il y a des affections qui semblent nous constituer, qui demeurent en tout cas irrémédiablement attachées à nous, et qui se définissent cependant, non par notre essence propre, non par notre effort, non par la puissance avec laquelle nous persévèrerons dans l’existence, mais, comme le dit Spinoza, « par la puissance de la cause extérieure comparée à la nôtre, ou, comme traduisent certains, « entrant en composition avec la nôtre ».

En termes modernes, bien que l’explication de Spinoza par les modernes ne soit pas très appropriée, il y a quelque chose de très voisin avec ce que les modernes appellent l’être au monde. Et il ne serait pas impossible, avec prudence, de distinguer sur ce point Spinoza et Descartes, en disant que le cogito de Descartes est une pure condition séparée et transcendantale de toute pensée et de tout objet, alors que chez Spinoza, la saisie de soi ne constitue pas un « je pense ». C’est une sorte d’être au monde, une sorte de saisie irréductible de soi comme mêlé au monde et dépendant du monde.

La saisie de soi n’est donc, à aucun degré, un principe. Et une philosophie de la Nature se substitue ici à une philosophie de l’âme, et de la connaissance.

La définition générale des affections à la fin du livre III, diffère de la précédente et constitue une approche pour qu’un sujet puisse s’élever au-dessus du niveau fatal de la servitude humaine

Il s’agit ici, non plus de l’affectio corporis mais de l’affectus en tant qu’il est rapporté à l’âme seule, quatebus ad Mentem refertur. Or, l’affection ainsi considérée est, dit Spinoza, une idée confuse par laquelle l’âme affirme une force d’existence de son corps, ou d’une partie de son corps, plus grande ou moindre qu’auparavant.

Il faut bien comprendre ceci. Il y a plusieurs remarques à faire. Tout d’abord, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’une conception intellectualiste du sentiment. Spinoza y insiste, je n’entends pas, dit-il, que l’âme « compare » l’état présent du corps avec le passé, mais que l’idée constituant la forme de l’affection (c’est-à-dire la réalité de l’affection, car forme=réalité) affirme du corps quelque chose qui enveloppe effectivement plus ou moins de réalité qu’auparavant.

Qu’est-ce à dire ? Il ne s’agit pas, comme on pourrait le penser, d’une sorte de permanence de l’âme qui ramènerait à l’unité les états successifs du corps. Il ne faut pas croire que le corps soit dans l’instantané, soit uniquement ce qu’il est à chaque instant, mais que l’âme, elle, demeure et constitue, en ce sens, une sorte de sujet dominant le temps. En cette hypothèse en effet, seule l’âme permettrait de comparer les états du corps et de les ramener à l’unité.

Ce n’est évidemment pas ce que Spinoza veut dire puisqu’il écrit : « Je n’entends pas que l’âme compare l’état présent du corps avec le passé. » Par conséquent, l’âme n’est pas le sujet distinct, le principe d’unité qui permettrait seul de relier entre eux les différents moments du temps. C’est au niveau du corps que toute individualité, toute permanence, est déjà définie. Et l’âme est l’idée du corps et rien d’autre. Elle n’a, d’après ce texte, sur le plan de la permanence, aucun privilège sur le corps.

Mais, cela dit, l’idée n’est pas un reflet, n’est pas un effet du corps. Elle est une affirmation. L’essence de l’âme consiste en ce qu’elle affirme l’existence actuelle du corps. Et elle l’affirme à tout instant, l’âme passe elle-même à une perfection plus ou moins grande. Si le corps est passé à une perfection plus grande, l’âme en affirmant cette idée du corps, passe à une perfection plus grande ; même chose pour une perfection moins grande.

Même donc s’il n’y a pas en ceci un sujet distinct du corps, conscient du corps et conscient de soi, et capable de comparer les divers états du corps, et donc de s’élever comme l’aurait voulu Descartes, à une conscience propre, en revanche, toutes les conditions nécessaires sont réunies pour qu’un tel sujet naisse, et s’élève au-dessus du niveau fatal de la servitude humaine. C’est pourquoi, en lisant ce texte attentivement, on s’aperçoit qu’il n’est pas aussi désespérant que tout d’abord il pouvait l’être.

On a insisté à plusieurs reprises sur le fait que l’âme est idée du corps, et n’est que cela. Mais il faut noter aussi que chez Spinoza il y a toujours une séparation entre l’idée et son objet. Et l’idée est distincte de son objet. Et comme le dit le Traité de la réforme de l’entendement, le cercle est une chose, l’idée du cercle en est une autre. Donc l’idée est déjà quelque chose de plus que son objet, elle est affirmation. En outre, il faut se souvenir que, chez Spinoza, à toute idée peut s’adjoindre une idée d’idée, que l’idée se redouble en idée d’idée, et qu’elle prend conscience de soi. Si donc l’idée affection, l’idée qui constitue l’affection, qui constitue, comme on le disait, la forme de l’affection, n’est pas réflexion sur elle-même ni sur le corps, il pourra y avoir une idée de l’affection où, cette fois, réflexion et comparaison claire seront possibles.


La conduite rationnelle
Spinoza et Descartes dans leur résignation à la puissance limitée de l’homme

L’Appendice du livre IV reprend le thème essentiel : seul est bon ce qui peut être défini par notre propre puissance. Et, notre puissance étant la raison, la fin ultime de l’homme est de concevoir adéquatement toutes choses.

Il demeure à la fin du livre IV, et c’est le problème qu’il reste à examiner, une certaine ambiguïté. Quand Spinoza parle de la connaissance et qu’il déclare : « Rien ne peut être dit mauvais que ce qui nous empêche de parvenir à la connaissance », il semble ne considérer que l’âme seule. Quand il parle, comme dernièrement, de la puissance de l’homme « en tant qu’il est composé d’une âme et d’un corps », la joie telle qu’il la définit, semble bien autre chose que la joie de la connaissance pure.

Sans doute, le principe de la concordance de ces deux affirmations est-il rappelé au chapitre XXVII de l’Appendice. Plus le corps est apte à être affecté de plusieurs manières, et à affecter les corps extérieurs de plusieurs manières, plus l’âme est apte à penser. Mais il est clair que cette affirmation ne nous fournit aucune règle de vie aisément formulable et que, de toute façon, comme le rappelle la fin du livre IV, « nous n’avons pas un pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses extérieures ».

A la fin du livre IV se marque donc un certain changement de niveau. Et il s’était passé quelque chose de semblable chez Descartes. Car Descartes s’était heurté à une difficulté semblable. Il avait d’abord rêvé d’une science assurant à l’homme une puissance totale sur la Nature, ou en tout cas une puissance technique considérable, il avait voulu rendre l’homme comme maître et possesseur de la Nature, selon la phrase célèbre. Puis il a dû se résigner à l’impuissance humaine. Et il a alors introduit dans sa morale un autre concept, à savoir qu’il faut faire pour le mieux, qu’il faut se tenir pour content à l’idée qu’on a fait pour le mieux, même si l’événement ne nous a pas donné raison.

Or, cette idée, nous la trouvons chez Spinoza, qui ne s’en tiendra du reste pas là, à la fin du livre IV. Le livre, en lui-même, a mis en contact la servitude humaine et la raison, et a permis à l’homme qui vit selon la raison de développer sa puissance autant qu’il le peut, c’est-à-dire d’aller toujours dans le sens de la joie. Il demeure que notre puissance étant limitée, et ne pouvant produire ce qui nous manque ou changer ce qui nous contrarie, l’homme raisonnable peut être en échec.

C’est pourquoi dans le tout dernier texte, on voit une allusion à un autre contentement de l’âme qui, lui, serait purement intérieur. On considérera d’une âme égale, nous dit Spinoza, les évènements qui ont lieu contrairement à ce que demande notre utilité, définie cette fois par la raison.

Ainsi nous trouvons-nous devant la nécessité de dissocier la raison elle-même, et de séparer une raison pure, qui comprend et accepte ce qui est nécessaire, d’une raison utilitaire, conquérante, qui exprime l’essence de notre corps et de son intérêt propre. Et Spinoza appelle alors l’effort de cette partie purement connaissante de nous-mêmes l’effort de « la meilleure partie de nous-mêmes ».

Il resterait à voir si cette « meilleure partie de nous-mêmes » ne va pas renverser le point de vue précédemment évoqué.

Pour l’instant nous devons constater que ces deux raisons n’ont pas été séparées dans le livre IV. La raison a été définie comme équivalant à une essence s’affirmant dans le temps. Et c’est pourquoi la première morale qui est celle du livre IV, celle qui coïncide avec l’affection, est une morale de la joie et d’une joie qui dépend inséparablement de l’âme et du corps.


La puissance de la raison

La puissance de l’âme

Spinoza veut avant tout établir qu’elle ne saurait être assimilée à une volonté, à une liberté qui s’insèrerait, comme du dehors, dans le déterminisme corporel des passions, pour le modifier ou pour le dominer. Telle est l’idée qui a inspiré sa préface, préface qui a confondu, pour les réfuter, la conception stoïcienne et la conception cartésienne pourtant fort différentes ; la théorie de Descartes était volontairement réduite à son aspect purement mécaniste. Descartes, ici, est en effet considéré comme ayant lié l’âme à une certaine partie du cerveau, la fameuse glande spinéale, siège d’où elle dirige librement le mouvement des esprits animaux. Descartes a en effet bien dit cela, mais il a dit bien d’autres choses, et en tout cas l’âme est souvent tenue par lui pour la forme du corps considéré dans sa totalité. Spinoza a donc éludé cela pour ne prendre en compte que le côté purement mécaniste de la théorie de son prédécesseur. L’âme est localisée dans un endroit du cerveau, d’où elle dirige le mouvement des esprits animaux, et par conséquent les mouvements du corps, puisque les mouvements du corps sont réputés dépendre, dans la physiologie de Descartes, du mouvement des esprits animaux. Or, cette théorie de Descartes, chose curieuse, apparaît aux yeux de Spinoza, comme l’explication physique, et comme une justification de la thèse stoïcienne du pouvoir qu’a l’homme de dominer ses passions. Pourtant, en réalité, ces deux thèmes n’ont pas grand rapport, et Descartes lui-même s’est opposé, ou a cru s’opposer sur ce point à la thèse des stoïciens.

Ne l’oublions pas : selon Spinoza, la servitude humaine est, dans son plan, absolument irréductible. Et pourtant, et tel est, en un sens, le paradoxe du point de vue de Spinoza, l’Ethique compte donner à l’âme, une liberté totale, un bonheur total, une entière béatitude. Il y aura chez Spinoza un bonheur du sage, et, en ce sens, l’Ethique va rejoindre, mais par une tout autre voie, la théorie stoïcienne du bonheur du sage. Et Spinoza va dépasser de beaucoup les prétention de Descartes, qui n’avait jamais pensé donner à l’homme un bonheur de ce style. Seulement, contrairement à ce qui a lieu chez Descartes, la puissance de l’âme ne sera pas, en ce qui concerne les passions, une puissance sur le corps. Ce ne sera pas une puissance s’exerçant sur le corps et le dominant. Cette puissance ne sera donc pas celle d’une volonté telle que la conçoit Descartes, d’une volonté qui dirige le corps. Ce sera celle, purement cognitive, d’un entendement ou d’une raison.

Voilà pourquoi Spinoza nous dit qu’il va considérer ici la seule puissance de l’âme, celle de l’âme à l’état pur, à l’état isolé, et non pas dans son rapport avec le corps. Et la première tâche qu’il se propose, dans le livre V, est de réfuter Descartes, et notamment sa conception des passions. Voyons d’abord quelle est cette réfutation, qui fournira beaucoup de lumière sur le but que Spinoza se propose maintenant.

La théorie de Descartes de l’union de l’âme et du corps réfutée par Spinoza

Spinoza commence par reprocher à Descartes d’avoir lié la pensée à une petite portion d’étendue, à savoir la glande spinéale, hypothèse, à ses yeux, proprement absurde, puisqu’on le sait, pour Spinoza le parallélisme doit être strictement maintenu. Tout ce qui arrive dans l’âme est causé selon les lois de la pensée, tout ce qui arrive dans le corps est causé par des corps. Et l’âme est idée du corps. Par conséquent, lier l’âme à une « fraction » du corps est absurde.

Mais, en fait, quand on examine de plus près le texte de Spinoza, on s’aperçoit que, ce qu’il reproche le plus vivement à Descartes, ce n’est pas la théorie de l’union, c’est sa distinction de l’âme et du corps. Car cette distinction appelle ensuite une action causale et extérieure, si l’on peut dire, de l’une sur l’autre. Chez Descartes, en effet, la distinction de l’âme et du corps, mêlée à l’interaction et à l’action réciproque, fonde toute la théorie des passions.

On sait quel est, chez Descartes le principe de cette théorie : action et passion sont termes réciproques ; ce qui est passion dans l’âme est nécessairement action ailleurs. Chaque fois que je subis une passion, je suis sûr que, si je suis passif, il y a un être qui, lui, est actif. Cet être n’est pas toujours le même. Quand il s’agit, par exemple, d’idées vraies, cet être qui est actif pendant que je suis passif, c’est Dieu lui-même. Quand il s’agit des passions, des affections, des sentiments, des émotions, c’est le corps. Mais réciproquement, de même que mon âme pâtit du fait de mon corps, elle peut, il va sans dire, avoir une action sur le corps. L’âme peut agir sur le corps et s’en rendre maîtresse.

En tout ceci, on le voit, Descartes raisonne comme si l’âme et le corps d’un même homme constituaient deux substances séparées. Il admet du reste qu’il en est ainsi. Et ces substances séparées agissent l’une sur l’autre du dehors. Effectivement ainsi, dans le Traité de l’homme, Descartes raisonne comme si Dieu fabriquait par les voies du mécanisme, un corps humain, puis lui joignait, comme du dehors, une âme. Cette description génétique correspond à la théorie proprement métaphysique de la distinction des deux substances qui, selon Descartes sont concevables l’une sans l’autre. Or, tout ce que je peux concevoir séparément de façon claire et distincte, tout ce que je peux séparer par l’esprit est, selon Descartes, séparable en fait.

Autrement dit, Descartes raisonne (et c’est ce qui choque tellement Spinoza), Descartes raisonne comme si l’âme et le corps d’un même homme n’avaient rien de commun, comme si Dieu avait pu mettre n’importe quelle âme dans n’importe quel corps, et comme si, par conséquent (car tout cela se lie), n’importe quelle âme étant libre, pouvait par des mouvements, ou par des habitudes appropriés (la lutte contre les passions demande en effet de très nombreuses habitudes), faire ce qu’elle veut de son corps.

La théorie de l’âme idée du corps de Spinoza, en opposition à la théorie de Descartes

Spinoza oppose ainsi sa conception de l’unité de l’homme. On avait beaucoup reproché à Descartes d’avoir laissé se perdre cette unité de l’homme. Il s’en était d’ailleurs défendu, disant que l’homme n’était pas pour lui un ens per accidens, mais étant vraiment un ens per se. Mais Descartes a beau s’en défendre, il demeure qu’il y a bien chez lui une espèce de « rencontre » de l’âme et du corps, puisque l’âme et le corps sont définis indépendamment l’un de l’autre. Or, pour Spinoza, rien n’est plus absurde que de définir d’abord un corps, puis de placer dans ce corps une âme et de considérer enfin que cette âme, dans ce corps, peut faire ce qu’elle veut, c’est-à-dire mener ce corps comme bon lui semble.

Pour Spinoza, l’homme est un, et l’âme et le corps d’un même homme sont une même chose (idem, comme il le dit), une même chose conçue tantôt sous l’attribut pensée, tantôt sous l’attribut étendue. Il est donc tout à fait absurde de concevoir la lutte contre les passions, comme une sorte de conflit de forces ; c’est précisément ce que faisait Descartes, forces dont les unes viendraient de l’âme, et dont les autres viendraient du corps, forces, du reste, entre lesquelles on ne saurait concevoir aucune commune mesure et donc aucune comparaison possible.

Il est donc absurde, c’est ce que Spinoza veut établir avant toute chose, de supposer une insertion de la causalité de l’âme dans les processus qui commandent les mouvements du corps. Les mouvements du corps ne peuvent être déterminés que par des forces physiques, et de même nature qu’eux. Il y a donc une spécificité du domaine du corps, lequel est mouvement. Or, tout ce qui est mouvement ne s’explique que par du mouvement. Quant à l’âme, elle est connaissance.

Spinoza, changeant de plan, va confier à l’âme seule le soin de son perfectionnement

Selon lui, l’âme se définit par la seule intelligence, sola intelligentia definitur. Les remèdes aux affections, il va les déterminer en faisant appel à la seule connaissance de l’esprit, sola mentis cognitione. En sorte que, reprochant à Descartes de séparer et de distinguer l’âme du corps, il bâtit sa théorie sur une distinction qui peut paraître en un sens encore plus radicale. Paraître seulement, car en principe il n’en est rien. Les affections du corps ont toujours quelque chose qui leur correspond dans l’âme, et réciproquement. Et par conséquent, les affirmations spinozistes du début du livre V seront toujours sous-tendues par le parallélisme. Affirmation du parallélisme reprise dans la proposition 1 du livre V en ces termes : « suivant que les pensées et les idées des choses sont ordonnées et enchaînées dans l’âme, les affections du corps, c’est-à-dire les images des choses, sont corrélativement ordonnées et enchaînées dans le corps ». Et, à plusieurs reprises, dans le livre V , au moins dans sa première partie, l’unité de l’âme et du corps sera ainsi rappelée. Cela introduira même dans cette partie, une sorte de confrontation avec le point de vue du livre IV, dont l’emprunt qui est fait pour les exemples nous renvoie à des considérations présentées dans l’étude de la servitude humaine. Mais il faut bien avouer, que cela dit, et cela dit pour le principe, le parallélisme spinoziste permet de croire à l’unité de l’homme, mais elle n ‘est jamais véritablement invoquée. En sorte qu’il faut bien avouer que cette unité de l’homme n’est guère sauvée que par un souci de cohérence systématique, et que jamais, en fait, dans le livre V, ce qui se passera dans le corps ne sera positivement mis en cause. Alors que dans le livre IV, il s’agit toujours de faire passer le corps à une perfection plus grande, ici, bien que soit toujours affirmé, pour le principe, que ce qui se passe dans l’âme a son équivalent dans le corps, aucun conseil sur la façon de mener notre corps, d’agir sur notre corps et d’agir sur les affections de notre corps ne nous sera effectivement donné. Il s’agit, dans le livre V, de mettre en jeu la seule puissance de l’âme, puissance qui nous permet de parvenir à la connaissance vraie, et de passer du confus au clair.

Donc, alors que Descartes voulait agir directement sur le corps pour modifier les passions, Spinoza nous conseille seulement de séparer nos affections des causes accidentelles que notre corps, pris dans l’ensemble des corps, leur a données et de les penser de façon claire et distincte. En fait, cela demeure difficile à concevoir, et cela ne pourrait être compris si l’on ne se souvenait de cette sorte de dualité maintenue par Spinoza dans sa définition de l’âme. Celle-ci est tantôt définie à partir du corps actuel, et donc dans son existence de fait, tantôt à partir de Dieu, et donc dans son essence. Et on a vu, dans les premières leçons, qu’un moment très important de la genèse des affections a été précisément l’intervention de l’imagination : c’est elle qui introduit la liaison, l’affection fondamentale (désir, joie ou tristesse) de l’idée d’une cause extérieure.

Cette idée d’une cause extérieure est en réalité toujours contingente. L’association lie les affections à leurs objets selon les lois de la pure rencontre, et donc de la contingence et et de l’imperfection corporelles. C’est-à-dire que, tout simplement, mon corps est pris dans un certain déterminisme, que nous appellerions maintenant intramondain, et que, par conséquent, toutes les passions que j’éprouve, mes haines, mes colères, mes amours, viennent de rencontres absolument contingentes.

Donc, en tout ceci, nous sommes dans le domaine de la pure contingence. Si nous voulons parvenir à l’action, à l’action rationnelle commençons donc par faire abstraction de cette causalité externe et essentiellement associative.

Reste néanmoins un problème, car comment passer à l’action en ce qui concerne les affections fondamentales elles-mêmes qui traduisent les changements réels de notre corps actuel ?

Il y a donc deux problèmes. Pour les passions d’imagination, je peux toujours séparer la passion de la cause, ou de l’idée de la cause qui, accidentellement s’est jointe à elle. Mais, pour les passions de tristesse et de joie, qui traduisent le fait que mon corps actuel, à l’instant où j’ai une passion, modifié de telle sorte qu’il passe à une perfection plus grande ou à une perfection moins grande (et par exemple, s’il vient à être malade), comment vais-je modifier de semblables passions ?

Là, il semble que, puisque l’âme est l’idée du corps, elle ne puisse plus rien. Il semble qu’elle doive s’arrêter et dire ; « Je suis l’idée du corps ; mon corps passe à une perfection moins grande . Il y a là une irréductible souffrance, une douleur, une tristesse, une maladie. Je ne puis me délivrer de semblables passions ».

Et c’est à ce moment-là, si l’on peut dire, que Spinoza va décrocher l’idée de l’âme, la séparer du corps. Il faut en effet, à n’en pas douter, que l’âme, par une sorte de détachement, de séparation, puisse se séparer de son premier objet, qui est le corps actuel, et, comme le dit Spinoza, se considérer en elle-même. Et, de fait, la passion étant toujours présentée, chez Spinoza, en des termes qui la relient aux conflits des modes corporels, il suffit, semble-t-il de considérer l’âme indépendamment de la situation du corps qui est le sien pour la faire apparaître à titre séparé, et comme spontanéité pure. D’où l’importance du distinguo à faire entre l’ « âme en elle-même » et l’ « âme seule ». C’est ainsi que Spinoza assimile l’idée claire de l’affection et l’affection en tant qu’elle se rapporte à l’âme seule. Il va jusqu’à dire qu’il y a entre ces deux notions (l’idée claire de l’affection et l’affection en tant qu’elle se rapporte à l’âme seule) une distinction de raison. La distinction de raison est une distinction que l’on peut faire mentalement mais qui ne correspond à rien dans l’être, rien dans le réel. Donc se faire une idée claire de l’affection, c’est la séparer non seulement de ses causes accidentelles, mais encore d’une certaine façon, du corps qui en est sa source, et c’est la considérer comme une affection de l’âme seule. Mais que peut être cette âme considérée seule, s’il est vrai, par ailleurs, qu’elle ne soit que l’idée du corps ?

Considérer l’âme seule, chez Spinoza, est rendu possible du fait que non seulement l’âme est idée du corps, mais aussi que Dieu a idée de l’âme

Il s’agit là d’une nouvelle difficulté. Considérer l’âme seule est aisé chez Descartes, puisque chez lui l’âme est une substance distincte du corps. Mais chez Spinoza, où il nous est dit précisément que l’âme n’est pas distincte du corps, que peut vouloir dire : considérer l’âme seule ? Il faut ici se souvenir que, de l’âme humaine, une idée est donnée en Dieu, et que cette idée, qui est idée d’idée, est unie à l’âme de la même manière que l’âme est unie au corps. Donc l’âme est idée du corps, mais Dieu a idée de l’âme. Et quand je m’élève moi-même, d’une manière réflexive, à cette idée d’idée, c’est-à-dire quand je prends conscience de mon âme comme telle, quand je prends conscience de mon affection comme telle, en ne m’occupant plus du corps actuel, dans cette mesure j’atteins l’affection dans sa vérité.

Tel est, semble-t-il, la clé du mystère. Et l’on comprend que la conscience que nous avons de nos affections soit en réalité le propre de l’entendement divin présent en nous.

Chez Descartes, mes passions je puis les dominer, mais je ne puis les rendre claires, chez Spinoza, il y a une transformation possible de la passion en action

Chez Descartes, il y a une obscurité radicale propre, au plan de l’union de l’âme et du corps ; et cette obscurité ne peut être dissoute. Chez Spinoza, il en est autrement. Malgré le caractère irréductible de la servitude humaine – les passions demeurant – il y a une transformation possible de la passion en action par changement de point de vue et par changement de mode de connaissance. Autrement dit, sans supprimer l’affection comme telle, la raison peut transformer l’affection en en formant un concept clair et distinct. L’âme peut parvenir à percevoir autrement son corps.

En effet, la démonstration de la proposition 4, affirmant qu’il n’est point d’affection du corps dont nous ne puissions former quelque concept clair et distinct, a trait à la théorie spinoziste des notions communes, au fait que ce qui est commun à toutes les choses, ne peut être conçu que de façon adéquate. Il s’agit donc d’une façon nouvelle de concevoir notre corps et son rapport avec les autres corps. En sorte que lorsque Spinoza affirme que l’âme est l’idée du corps, il affirme en réalité deux choses différentes : l’âme vit son corps (après avoir affirmé qu’elle ne peut jamais prendre son corps pour objet, Descartes le concevait également), mais elle peut aussi le connaître comme objet. Donc il s’agit d’une façon nouvelle de concevoir notre corps, et de concevoir le rapport de notre corps avec les autres corps.

Dans la passion, nous concevons inadéquatement notre corps affecté et les corps qui l’affectent. Car on vit ici, si l’on peut dire, leur diversité de nature ; je suis mon corps et je subis l’action de corps qui sont étrangers au mien. On pourrait dire qu’ici tout se passe sur un plan existentiel et biologique. Il s’agit maintenant de passer à un autre plan, de passer de la conception intéressée et biologique de la lutte des corps, et donc de la passion et de l’échec, à la conception désintéressée et mathématique d’un ordre où les corps extérieurs et le mien vont révéler leur communauté d’essence.

Ici se retrouve du reste une idée cartésienne. Vécue, la Nature nous paraît faite de corps irrémédiablement divers. Pensée selon la vérité, elle révèle l’homogénéité de tous les corps qui la composent. Le passage à la vérité, cependant, prend ici un autre aspect. Il devient moral.

Ainsi s’opère le passage de l’âme, idée du corps, à l’âme, idée que Dieu a de mon corps et des corps extérieurs. Ainsi s’opère, si l’on préfère, le glissement de l’âme idée vécue et présente de mon corps, à l’âme idée vraie de mon corps, idée distincte de lui et le prenant pour objet.

Pour bien comprendre Spinoza, il faut avoir recours à une sorte d’expérience du détachement et du désengagement par raison : il faut joindre l’affection à des pensées vraies

Penser l’espace comme homogène, mathématique, c’est comprendre qu’il ne peut rien s’y passer qui nous intéresse au sens passionnel du mot. Et la connaissance spinoziste des affections n’a donc rien à voir avec la vie de ces affections elles-mêmes. Il convient aussi de remarquer qu’elle n’a non plus rien à voir avec une connaissance psychologique ou même « psychanalytique » avant la lettre. Spinoza remarque en effet que l’affection est connue non absolument, mais en partie. Il ne s’agit donc pas de rechercher ou d’atteindre l’explication concrète de chaque affection. Il s’agit bien plutôt de superposer à chaque affection l’affirmation générale du mécanisme et du mathématisme, autrement dit d’apercevoir l’erreur inhérente à un point de vue imaginatif, affectif et vécu.

Il faut donc, c’est ce que Spinoza dit toujours, joindre l’affection à des pensées vraies. Qu’est-ce que joindre l’affection à des pensées fausses ? C’est la vivre. Je joins l’affection à des pensées fausses si, par exemple je déteste celui qui m’a fait une injure, ou si j’aime avec passion une femme rencontrée. Et je lui joins au contraire des pensées vraies quand je pense mon corps parmi les corps selon les notions communes. C’est-à-dire qu’il s’agit de prendre prétexte de chaque affection pour passer à la pensée de l’essence universelle des affections, dans la contemplation de laquelle l’âme trouve son contentement, plane aquiescit, écrit Spinoza.

Alquié prend ici un exemple pour nous permettre de séparer la théorie de Spinoza de toutes les théories qui pourraient lui être opposées. Si j’éprouve un amour-passion, si je suis passionnément amoureux d’une femme donnée, il ne faudra selon Spinoza ni vivre cet amour en me réjouissant des faveurs et en me désespérant des froideurs de cette femme, ce qui serait la solution passionnelle et spontanée, ni, deuxième solution possible, essayer de vaincre mon corps, ce qui, aux yeux de Spinoza, serait la solution cartésienne, ni, troisième solution possible, vouloir dissoudre mon amour en remontant à ses causes particulières, ce qui serait une sorte de solution psychologique ou psychanalytique. Il ne s’agit pas de cela. Il faut, après avoir considéré que la liaison de mon amour avec telle femme ne peut être qu’accidentelle, récupérer l’activité présente à mon amour, en ne considérant plus que le fait qu’il est mien, qu’il est désir, que comme tel, il est indépendant de tout objet de rencontre, qu’il exprime mon essence et celle de tous les corps rationnellement pensés. Car il ne faut pas oublier que le désir a été défini, non à partir d’une volonté consciente de soi, mais à partir de la notion d’une essence qui se réalise. Penser adéquatement son corps, c’est donc penser son désir avec vérité. Le passage à la raison consiste donc à ne plus retenir que ce qui est vraiment essentiel, essentiel qui me laissera en face, d’une part de mon désir, et d’autre part d’une relation au monde faisant apparaître les autres corps comme semblables au mien, relation qui sera, non plus de lutte et de combat, mais d’union et de raison. Et ainsi, le même désir qui nous faisait passionnés nous fera raisonnables.

Dans tout ceci, il n’est pas du tout nécessaire, comme le voulait Descartes, de lutter contre son corps. Il est simplement nécessaire de comprendre, et la raison réduit les affections par sa seule force. Et cela peut très bien s’apercevoir, si l’on envisage à présent la raison comme faculté d’établir des rapports entre les choses ou de mettre les choses en rapport. C’est ce qu’établissent les propositions 3 et 6. Car l’affection que nous éprouvons à l’égard d’une chose, dit Spinoza, est la plus grande de toutes, est à son maximum, quand nous imaginons cette chose simplement, simpliciter, mise à part toute question de nécessité, de contingence, etc.

L’être qui nous affecte le plus fortement est celui que nous tenons pour libre ; la raison vient nous en dissuader

N’oublions pas que la liberté n’est, pour Spinoza, ni libre-arbitre, pouvoir de choix, mais elle est suffisance. Un être est dit libre quand il est la cause de ses propres actions. L’être libre est donc l’être (autosuffisant) qui suffit à expliquer les effets qui en découlent, c’est l’être qui est leur cause totale. Au contraire quand nous pensons un être comme nécessaire, nous le tenons pour cause de notre affection, non point seul, mais avec d’autres. Nous le tenons donc pour cause partielle de notre affection. Nous avons donc moins d’amour et de haine pour le nécessaire que pour le libre.

Ainsi, dans la mesure où la raison nous amène à concevoir les choses comme étant nécessaires, dans la mesure où elle replace les différents objets que nous concevons dans la chaîne infinie des causes, dans cette mesure elle diminue nos passions.

Sous ce second aspect, la théorie consiste à dire ceci : l’affection considère toujours un être isolément, elle le considère par conséquent comme libre. La raison, le mettant en rapport avec les autres êtres, diminue l’affection.

De là, résultent deux conséquences essentielles, l’une dans le plan de la vérité, l’autre dans le plan de l’erreur. Dans le plan de la vérité, il résulte que nous ne saurions avoir d’amour plus vif que l’amour de Dieu ; Dieu est en effet seule cause libre, et donc cause suffisante. Donc, quand nous penserons nos affections selon la vérité, nous aimerons Dieu.

Mais sur le plan des affections-passions, où nous ne sommes plus devant la pensée vraie, la chose que nous imaginons comme libre, selon l’expression de Spinoza, ce n’est pas Dieu, c’est un individu auquel nous prêtons à tort la liberté, l’autosuffisance, et une sorte de substantialité. Ici donc la liberté n’est supposée que par erreur. C’est pourquoi en faisant intervenir la raison, en comprenant que les êtres qui nous affectent sont, non point libres, mais nécessaires, en invoquant la chaîne infinie des causes où tout être particulier se trouve être pris, nous diminuerons la force de nos affections. La raison, en établissant des rapports, en expliquant le monde, apaisera notre affectivité et cela dans la mesure où elle comprendra notre affection.

On peut, au reste, en faire l’expérience. Si quelqu’un vous a fait du tort, pour considérer maintenant la passion de haine, dans la mesure où vous penserez que votre ennemi est libre, qu’il est l’unique cause du tort qu’il vous a fait, vous aurez une haine très vive contre lui. Dans la mesure au contraire où vous considérerez qu’il est lui-même mené par un jeu de causes et d’effets, dans la mesure où vous l’expliquerez, le replacerez dans le déterminisme universel, où vous admettrez le mal même qu’il vous a fait s’explique par son éducation, son caractère, ses humeurs ou sa maladie de foie, il est évident que vous aurez pour lui moins de haine.

Ainsi, ce qui naît en nous de la raison est stable et toujours en progrès

Encore faut-il bien comprendre pourquoi il en est ainsi. Et on ne le comprendrait pas si on ne méditait pas encore un peu les propositions 8 à 13, et surtout le scolie de la proposition 10. Ici sont examinées en effet les raisons pour lesquelles les passions ne peuvent vaincre et gêner les bonnes affections, ou, comme Spinoza le dit, les affections ordonnées et enchaînées selon un ordre valable pour l’entendement.

Tout concourt en effet à établir que les affections qui naissent de la raison, une fois installées, ne pourront que triompher des affections incertaines et vagues, lesquelles, en revanche, ne pourront triompher d’elles.

Ainsi une image occupe d’autant plus l’esprit qu’elle est plus vive. Et elle est d’autant plus vive qu’elle est plus fréquemment évoquée. Et elle est d’autant plus fréquemment évoquée qu ‘elle se rapporte à plus de choses. Or, les propriétés communes, on revient ici aux choses communes, les propriétés communes des choses sont celles qui sont le plus fréquemment imaginées par nous, puisqu’elles se retrouvent toujours. Donc les choses clairement connues, entendons les choses connues par notions communes, sont celles qui s’imposent à nous de façon la plus stable.

A cette victoire presque nécessaire de la raison, il y a encore un autre motif. C’est que la lutte entre ce qu’on pourrait appeler les affections bonnes et les affections mauvaises n’est pas en réalité lutte entre deux principes foncièrement distincts, et véritablement opposés.

On retrouve ici, pour finir, une idée qui est, chez Spinoza, fondamentale. C’est que toute morale de réprobation, stoïcienne ou chrétienne, n’est en réalité que le masque d’une impuissance, l’impuissance à satisfaire le vice même que l’on condamne, et dont le désir demeure toujours. Il faut toujours poursuivre directement le bien, et ne fuir le mal qu’indirectement. Spinoza nous l’a déjà dit, il nous le répète. Toutes les affections qui se rapportent à l’âme en tant qu’elle est active se ramènent à la joie ou au désir. Et il n’y a pas, rappelons-le, chez Spinoza, de volonté séparée, de volonté distincte du désir. Ainsi s’établit une morale moniste et de la totale positivité, supposant que toute passion contienne un élément positif, et donc indestructible, auquel il serait tout à fait vain de s’opposer.

Résumé de l’exposé sur la puissance de la raison

A n’en pas douter, Spinoza expose bien dans ce début du livre V, une sorte de sagesse fondée sur la pensée rationnelle, tout en demeurant et tout en se déclarant hostile, à toutes les sagesses proposées avant lui, en particulier, à la sagesse stoïcienne, et, si l’on peut employer le mot, à la sagesse de Descartes. Spinoza estime qu’on a toujours très mal posé le problème de la lutte contre les passions. Il estime qu’un homme peut porter remède à ses passions, mais qu’il ne peut pas s’opposer directement à elles. Il estime que l’homme est un, et sa conception de l’âme, « idée du corps », est absolument fondamentale. Il estime que l’homme est un, et que, étant un, il ne peut devenir double. Il ne peut séparer en lui deux parties, l’une qui serait l’ennemi des passions, et l’autre qui en serait le siège.

Cela dit, l’homme ne peut pas porter remède à ses passions en s’opposant à elles, mais seulement en acquérant leur connaissance. Or, comment peut-il acquérir leur connaissance, et pourquoi le peut-il ? C’est parce que l’âme n’est pas seulement l’idée actuelle du corps, mais qu’elle est aussi puissance de comprendre le corps. Elle est idée d’idée. Elle peut réfléchir sur elle-même et se saisir à l’état pur. Alors l’essence de l’âme étant intellection, la réalisation de cette intellection nous donnera la joie, et nous fera même parvenir à l’amour de Dieu.

Il demeure, et c’est l’obscurité de la thèse de Spinoza que son Dieu est Nature, et que, dans cette mesure, il est difficile de faire toujours répondre aux conseils de Spinoza une expérience psychologique très claire. A l’époque de Spinoza s’opposent, d’une part un idéal stoïcien, qui soumet l’homme à la nature, et un idéal technicien qui veut faire de l’homme le maître de la Nature. Descartes (ainsi que Malebranche) sort de cette difficulté en séparant deux domaines, en disant que, sur un certain plan, l’homme doit se soumettre, et que, sur un autre plan, il doit dominer la Nature. Par conséquent Descartes, (comme le fera Malebranche à sa suite) sort de cette difficulté en opposant deux ordres, en déclarant, en transposant ses pensées en termes modernes, que l’homme doit devenir maître de l’objet tout en demeurant soumis à l’être. Mais cela revient à séparer Dieu de la Nature. Spinoza, au contraire, ne peut pas avoir recours à cette distinction puisque, selon lui, Dieu c’est la nature. Il nous faut par conséquent adopter une seule et même attitude vis-à-vis de la Nature et vis-à-vis de Dieu.

Telle est, par conséquent, la clef, telle est l’idée centrale de la doctrine de Spinoza, « il faut, au lieu de lutter contre nos passions, que nous les intégrions et les comprenions ».

Cela ne conduira-t-il pas Spinoza à ne plus pouvoir distinguer ce que l’âme doit dominer, et ce à quoi elle doit se soumettre ? Et pouvons-nous acquérir la liberté et l’amour de Dieu en nous contentant de comprendre nos affections ? C’est précisément ce problème qui reste à examiner.


L’amour de Dieu et la vie éternelle

Dans le livre V, Spinoza reprend un projet qui fut de tout temps celui de la sagesse

Car, le sage, sapiens, est celui qui sait et qui, par son savoir parvient à un genre de vie inaccessible au vulgaire, genre de vie qui comporte la dominations des passions, la maîtrise de soi, la liberté et le bonheur.

Ce projet de sagesse constitue la philosophie, comme l’indique du reste le non de « philosophie » qui signifie : amour de la sagesse. Ce projet est proprement rationnel ; il est proprement humain, il se limite à notre vie. Et on sait qu’en ce sens Descartes oppose souvent le projet philosophique de sagesse au projet religieux, en rappelant qu’il s’agit, en philosophie, de la vie de l’homme « purement homme », comme il le dit toujours. Descartes ne prétend jamais aller plus loin. En d’autres termes, chez lui, le domaine de la religion et le domaine de la philosophie sont absolument séparés.

Dans le corps du livre V, le projet de Spinoza, dans les termes du moins, semble se révéler tout à fait différent, et incontestablement plus ambitieux. Descartes sépare philosophie et religion. On peut se demander si la philosophie spinoziste ne prétend pas, au contraire, remplacer tout à fait la religion. On l’a vu, en effet, dans les dernières leçons, il ne s’agit ici rien de moins que de donner à l’homme une liberté totale, un bonheur complet et, comme le dit Spinoza, en usant d’un terme religieux, de le conduire à la béatitude.

Ici, par conséquent, la philosophie semble franchir ses frontières, et vouloir tenir les promesses de la religion.

Spinoza a ramené Dieu à la Nature , il a naturalisé Dieu, il a montré que Dieu est essentiellement immanent, qu’il n’est pas autre chose que la Nature : Deus sive Natura. Mais il semble vouloir nous dire maintenant que, par cette naturalisation, nous n’avons rien perdu, et que tout ce qu’il y a de réel, de vraiment positif dans l’espoir que la religion fait naître nous sera réalisé et accompli par la philosophie. Dès ce monde, donc, nous pouvons parvenir à nous libérer de la servitude, nous pôuvons accéder d’une certaine façon à la vie éternelle.

La sagesse purement rationnelle, et du second genre, telle qu’on l’a définie jusqu’à présent, n’est donc pas chez Spinoza, semble-t-il la suprême sagesse. Elle laisse encore demeurer entre Dieu et l’homme une certaine distinction. Elle ne conduit pas, à proprement parler au salut, et à ce souverain bien qui a été défini au début du projet spinoziste. Spinoza veut maintenant nous ouvrir une voie qui nous mène à l’éternité, à la liberté absolue, à l’amour, et à la béatitude, et cela dès ce monde, puisque enfin il n’y a pour lui que ce monde.

Dans la connaissance du troisième genre, nous devons atteindre Dieu, et nous serons vraiment placés au point de vue de Dieu et de son unité. Nous serons ramenés à l’être, nous serons ramenés au principe dont toute chose n’est que le développement. La science sera concrète, intuitive, le monisme sera enfin réalisé et vécu.

Chez Descartes, l’homme, créé par Dieu, en demeure toujours séparé par le monde, en sorte qu’il aperçoit toujours Dieu comme la source transcendante de la vérité et du monde même où il se trouve. Il ne peut par conséquent la réconciliation totale que dans un autre monde, dans une autre vie, comme du reste c’est le cas dans la doctrine chrétienne, que Descartes adopte et suit. Chez Spinoza, au contraire, Dieu se confond avec la Nature, et l’esprit de l’homme coïncide, d’une certaine façon, avec la nécessité créatrice qui est le principe du monde lui-même.

Et, pour Descartes, l’homme se pose comme volonté, se tient pour un être individuel, considère en conséquence Dieu comme une volonté extérieure à la sienne. Un des soucis essentiels de Descartes est de montrer que la rapport de l’homme à Dieu est un rapport de volonté à volonté. Spinoza, au contraire, y voit un rapport entre deux entendements, c’est-à-dire entre deux réalités qui pourront en fin de compte révéler une totale identité de nature. C’est en ce sens qu’un salut total sera possible. Et, la raison étant à la fois la loi du monde et l’exigence interne du sujet, mon esprit pourra retrouver l’esprit. Au lieu de découvrir le souverain esprit, comme le fait Descartes, en une adoration passive qui maintient une certaine extériorité de Dieu par apport à moi-même, Spinoza le retrouvera par son action même et comme étant identique à lui.

On comprend de la sorte pourquoi la connaissance du second genre prépare à celle du troisième. Et l’on comprend comment les premières propositions du livre V de l’Ethique préparent la fin du livre, fin consacrée à l’amour de Dieu, à la béatitude, et à la vie éternelle.


La béatitude et la liberté

Selon Spinoza, il y a un rapport fondamental de l’âme à Dieu qu’il faut définir, et qui se révèle tout à fait différent de celui conçu par Descartes

La comparaison entre ces deux conceptions est d’autant plus éclairante que, sur ce point, c’est de Descartes qu’est parti Spinoza, et qu’à certains égards, il est encore fidèle aux cadres cartésiens. Ainsi il y a, on l’a dit un lien essentiel entre l’idée de moi et l’idée de Dieu. La démonstration de la proposition 32 nous l’indique de façon claire. L’âme a l’idée de soi, et elle a en conséquence l’idée de Dieu.

Il y a bien là la liaison intime, tout comme chez Descartes, de l’idée de moi-même et de l’idée de Dieu. Et il y a même ici, comme chez Descartes, ce qu’on pourrait appeler un double primat, un primat du cogito et un primat de l’idée de Dieu.

En quoi consiste cependant chez Descartes ce double primat ? La doctrine de Descartes est fort différente de celle que nous trouvons ici chez Spinoza. Chez Descartes, ce double primat consiste en ceci : lorsque je doute de tout, je ne suis en face que d’une certitude, celle du fait que je doute et donc que je pense et que je suis. Dans l’ordre effectif, et, si l’on peut dire, dans l’ordre temporel, chronologiquement, de la connaissance, il faut donc maintenir que la connaissance de mon âme est la première de toutes, qu’elle est première par rapport à la connaissance de Dieu. Mais en un autre sens, car les deux sens se trouvent chez Descartes, au sens logique, au sens ontologique cette fois, on peut dire que l’idée de Dieu est première par rapport à celle de moi-même. Car, selon Descartes, pour me penser moi-même, pour dire « je suis », et pour me concevoir comme fini, il faut que je me pense sur fond d’infini. Pour avoir l’idée de moi fini, il faut, selon Descartes, que j’aperçoive ce moi sur fond d’infini et en imitant l’infini.

C’est en ce second sens que le cogito apparaît comme une idée à proprement parler. Et c’est en ce sens qu’il peut vraiment être mis en rapport avec l’idée de Dieu comme une idée avec une autre idée.

Or, c’est le prolongement de ce second sens que se situera la doctrine de Spinoza. Car, dans la première perspective et malgré certaines expressions de Descartes lui-même, le cogito n’est pas une idée. Il est une conscience, il n’est donc pas une idée parmi les autres, mais il est plutôt la condition et le sujet de toutes les idées. Il occupe une place à part dans la connaissance comme étant sa source, son sujet, et son centre existentiel. Et c’est pourquoi la relation entre le « je pense » et l’idée de Dieu ne peut pas être réciproque. Et c ‘est pourquoi aussi Dieu, bien que se découvrant à moi à titre d’idée, me demeure toujours extérieur. C’est pourquoi son idée s’impose à moi, est par moi passivement reçue.

Tout cela est la conséquence du fait que, chez Descartes, le problème posé est d’abord ontologique. Il s’agit de savoir ce qui est. Je découvre donc d’abord que je suis, puis que Dieu est. Et je ne puis pas découvrir les choses en un autre ordre, et cela du fait non pas du lien logique des idées, mais du fait de ma situation existentielle, de ma situation de fait, car il est de fait que je suis un moi, et que je découvre d’abord les idées comme mes idées. Toutes mes idées ont comme matière, comme étoffe, celle de mon « je pense ». Et cet ordre, fidèle à ma situation de fait, est l’ordre d’une réflexion humaine bien conduite.

Ce rappel de Descartes n’a été effectué que pour mieux l’opposer à Spinoza. Et on peut remarquer tout d’abord qu’à certains égards, ce qui vient d’être trouvé chez Descartes, se retrouve chez Spinoza. Car l’homme connaît d’abord par la connaissance du premier genre, c’est-à-dire selon un moi situé dans le monde. S’il ne partait pas d’un moi situé dans le monde, d’un moi passif, d’un moi affecté par le monde, il ne pourrait sans doute rien connaître. Pourtant il y a déjà une différence. Alors que, pour Descartes, nous sommes ici devant un « je pense » qui est une substance, nous sommes au contraire, pour Spinoza, devant une simple erreur d’imagination, une simple perception qui exprime l’état de fait du rapport de mon corps avec les autres corps. Mais, de toute façon, nous sommes devant une idée inadéquate puisque, en ce domaine, je ne suis pas cause de mes propres idées.

Donc, la connaissance du moi provient, en un sens, au point de vue chronologique, de sa situation dans le monde. Et, à bien des égards, le moi ne s’élève à Dieu qu’ensuite et à partir de lui-même, et comme à la condition de ce qu’il est.

Cependant, cet ordre est un mauvais ordre. La preuve en est que, dans l’Ethique, Spinoza part, non pas du moi, mais de Dieu. Et, à la fin de l’Ethique, l’âme s’éternise en atteignant, par pure réflexion, l’idée que Dieu a d’elle.

Voilà ce qui change tout. Car Descartes ne s’est jamais occupé de l’idée que Dieu a de moi. Il s’est seulement occupé de l’idée que, moi, j’ai de Dieu. Et, en effet, rien ne serait plus absurde, pour Descartes, que de se demander comment Dieu me pense. Ce serait là vouloir entrer dans les desseins, dans la pensée de Dieu. Ce serait là vouloir s’élever à un point de vue impossible à atteindre pour l’homme.

Il n’y a, par conséquent, chez Descartes, et c’est sur quoi Alquié insiste, aucune réciprocité entre l’idée de Dieu et l’idée de moi. Chez Spinoza, au contraire, l’âme s’éternise en atteignant l’idée que Dieu a d’elle. Comme Alquié l’a dit, cela change. Car, pour Descartes, l’âme est atteinte à titre de conscience, c’est-à-dire de condition de toutes les idées. Chez Spinoza, au contraire, l’âme est elle-même idée, et elle n’est qu’idée. Et c’est sur ce terme d’idée que toute l’ambiguïté et toute la richesse de la définition de l’âme chez Spinoza reposent. Car l’âme est tout d’abord idée du corps. Puis comme conscience réfléchie, elle est idée d’idée.

Ainsi, l’idée que je puis prendre de mon âme et l’idée que Dieu en a peuvent finalement se rejoindre, alors que chez Descartes elles ne pouvaient absolument pas se rejoindre. Et c’est ce qui a lieu dans le troisième genre de connaissance.

Identification de l’amour que Dieu a pour lui-même, de l’amour que l’âme a pour Dieu, et de l’amour que l’âme a pour elle-même

Cette identification est opérée par les propositions 35 et 36. Inutile de souligner combien ceci, également, est anticartésien. Chez Descartes, l’amour que l’âme a pour soi-même peut la conduire à refuser la vérité , à dire non à Dieu. C’est ce qu’on voit dans la lettre au P. Mesland du 8 février 1645. Et cela se comprend. Dieu a vraiment posé l’âme en dehors de lui, il l’a créée et il l’a créée libre. Par conséquent une certaine extériorité se maintient toujours. Et il est bien évident que la façon dont Dieu s’aime, la façon dont j’aime Dieu, et la façon dont je m’aime moi-même sont pour Descartes trois choses différentes.

Chez Spinoza, au contraire, elles n’en font qu’une et nous le comprenons. Spinoza raisonne d’une tout autre façon. En Dieu existe nécessairement l’idée de son essence, dit-il. Il est facile d’en conclure que Dieu s’aime. L’âme n’est qu’un mode de Dieu. Dieu étant considéré comme modifié s’aime donc, et tel est l’amour de l’âme pour Dieu, amour qui se confond avec l’amour que l’âme éprouve pour elle-même, tout cela résultant, on le comprend, de la doctrine de l’essence singulière et de celle de l’effort.

Entre l’amour de l’âme et l’amour de Dieu, on ne peut donc plus apercevoir que la différence qui existe entre la partie et le tout. L’amour intellectuel de l’âme envers Dieu c’est une partie de l’amour infini que Dieu se porte à lui-même. Mais il n’y a là qu’un seul amour. Et cette identité explique à la fois l’illusion passionnelle et le mouvement d’inversion, de véritable retournement de sens qui s’opère au niveau du livre V.

De même que, comme on l’a dit, c’est l’éternité qui devient, dans le livre V, le principe du temps, de même que c’est l’essence éternelle de l’âme qui explique son illusoire croyance en la survivance après la mort, de même c’est l’amour de Dieu et de l’être qui explique les illusions et les égarements de notre amour passager, temporel, dont il est en réalité le principe.

Reste à résoudre le problème de la liberté

Spinoza, en effet, assimile les termes béatitude et liberté. Le salut nous assure la liberté. Pourtant, sur ce point encore, comment parler, chez Spinoza, de liberté ?

Spinoza, on le sait, a nié la liberté dans les deux sens que Descartes reconnaissait à ce mot, celui de choix, et celui de détermination par les fins. Descartes voyait dans l’expérience intérieure une preuve de notre liberté. Or, dans l’expérience intérieure qui, selon Descartes, suffit à nous révéler, à nous permettre d’éprouver notre pouvoir de choisir, Spinoza ne voit que l’ignorance d’une causalité, l’ignorance des causes qui nous font agir, jointe à la conscience de notre désir. Nous avons conscience de notre désir, de notre effort, de notre moi. Mais nous ignorons les causes qui nous font agir. Nous pensons donc être libres. Mais il y a là illusion. Il n’y a donc plus de libre arbitre. La croyance dans le libre arbitre n’est que la pensée, obscure et négative de la contingence dont la source est dans l’imagination, dans la fameuse fluctuatio animi.

Mais il n’y a pas non plus, chez Spinoza, de liberté éclairée au sens de Descartes, c’est-à-dire de volonté éclairée par sa fin. Et c’est une erreur souvent commise de penser que, entre les deux sens que Descartes avait donnés au mot liberté, le sens de liberté pure indifférence, et le sens de liberté éclairé par l’esprit, Spinoza a choisi le second. Il n’a pas plus choisi le second qu’il n’a choisi le premier. Car, pour lui il n’y a pas de fins, il n’y a pas de volonté définie par sa fin. Il n’y a pas de valeurs transcendantes, il n’y a pas de valeurs que nous aurions à connaître et à reconnaître, des valeurs auxquelles nous aurions à nous soumettre comme du dehors. Le désir est premier par rapport à toute fin. Le désir, qui constitue l’essence de mon moi, pose la fin. Et on l’a dit, la nécessité qui est la loi de l’être, est de type mathématique et non pas de type finaliste.

Qu’est-ce donc pour Spinoza la liberté ? Spinoza n’en retient qu’une définition : être libre consiste à n’obéir qu’à soi-même, à agir au lieu de subir, à devenir la cause adéquate de son action. La liberté, c’est le propre d’un être qui est la cause complète de ce qu’il fait.

S’il en est ainsi, il semble tout d’abord que la liberté soit assez facile à concevoir en Dieu, bien qu’en Dieu elle ne soit, comme Alquié le répète, ni ce qu’elle était pour Descartes, ni ce qu’elle est pour Leibniz. Pour Descartes, la liberté de Dieu se définit précisément par l’extériorité de Dieu par rapport à sa propre création. La liberté divine, pour Descartes, ne concerne pas son propre être. Dieu ne peut pas changer son être. Mais elle est totale vis-à-vis du créé, d’une création qui comprend même les vérités logiques, les vérités éternelles. Or, tout au contraire, Spinoza a détruit toute frontière, sur ce point, entre le créant et le créé. Et le rapport de Dieu au monde est un rapport d’intériorité. Il est semblable à celui d’une notion géométrique et de ses propriétés.

De même, et contrairement au Dieu de Leibniz, le Dieu de Spinoza n’est pas un Dieu qui choisit entre des mondes possibles, en se proposant des fins. Il n’y a rien de virtuel. Rien n’est simplement possible . Il n’y a aucun possible qui ne soit actualisé. C’est par un seul et même acte que Dieu comprend et réalise une chose.

Dès lors, la liberté de Dieu ne peut se définir que d’une seule façon, par sa suffisance. Or, comment allons-nous atteindre en Dieu cette suffisance ? En vérité, en Dieu, c’est assez facile. Car Dieu est à la fois l’unité qui préside à toutes choses, et aussi, d’une certaine façon, le tout, la totalité. Or, il suffit d’unir les deux idées de totalité et de nécessité pour comprendre que cette union transforme l’essence même de l’idée de nécessité, et nous fait passer à l’idée de liberté.

Alquié tient à s’expliquer plus. Quand nous pensons le terme de nécessité, nous concevons une idée qui nous paraît incompatible avec l’idée de liberté. Mais c’est parce que, quand nous pensons nécessité, nous pensons contrainte. Et pourquoi pensons-nous contrainte ? C’est que nous nous plaçons toujours au point de vue d’un être fini, d’un être dont l’existence et l’activité sont déterminées du dehors, et par un autre être.

Si, au contraire, nous considérons la nécessité par rapport à l’être total, elle sera liberté. L’être total ne peut être contraint du dehors, puisqu’il est tout. Il n’est par conséquent, par définition, déterminé à agir que par soi.

Il y a donc, on le voit bien, chez Spinoza une définition de la liberté par la pure suffisance, définition qui se situe dans une ligne qui n’est pas cartésienne, mais qui permettrait de rapprocher Spinoza d’autres philosophes. Car Plotin dit des choses analogues, et Bergson, d’une certaine façon, aussi.

Seulement, voici où la difficulté devient grande. Il s’agit aussi de la liberté de l’homme. Or, si la liberté est assimilée, comme il vient d’être dit, au niveau de Dieu à la totalité de la nécessité, il semble qu’elle ne puisse avoir pour sujet que l’Etre total, de l’être qui est tout, que l’être qui fait tout, et qu’il faille priver à jamais l’homme de son bénéfice. L’homme peut prétendre à une liberté cartésienne définie par l’option, définie par le pouvoir de refus. On peut très bien accorder à l’homme la liberté que Descartes définit dans la lettre au P. Mesland, à savoir le pouvoir de dire non même en présence du vrai. Mais si la liberté est définie par le fait que l’acte émane tout entier de celui qui l’accomplit, sans que ce dernier subisse jamais une action extérieure, on ne voit plus comment l’homme pourrait parvenir à la liberté. Car l’homme est traversé par la causalité générale. Il n’est pas, comme Spinoza le répète toujours, un empire dans un empire, il est un fragment de la nature. La nature humaine, Alquié a consacré tout une leçon à l’exposer, est en son plan absolument fatale, irrémédiable. Par conséquent l’homme, semble-t-il, ne peut jamais devenir la cause adéquate de ses actions.

Pourtant, selon Spinoza, l’homme peut se libérer par la connaissance, c’est-à-dire par un changement de sa façon de penser. Ici, il faut éviter tout contresens. Et d’abord le plus grave. Il consisterait à croire qu’il s’agit de conduire l’homme à une acceptation passive de la nécessité, à une sorte de résignation. Cette acceptation passive, ou même amoureuse, qui serait plus ou moins analogue à un « que Votre Volonté soit faite », est très loin de la doctrine de l’Ethique. IL ne s’agit pas du tout, pour Spinoza d’amener la volonté humaine à se soumettre à un entendement qui, lui-même, serait passif, et qui constaterait du dehors ce qui a lieu. Il s’agit, au contraire, de faire en sorte que l’homme pense par notions communes, autrement dit que sa pensée soit elle-même une action. Il s’agit de comprendre que toute idée est essentiellement affirmation, et que, par les idées adéquates, Dieu lui-même pense en notre âme. Penser par raison, c’est refaire, si l’on peut dire, par une loi interne, ce qui est. C’est recréer la nécessité elle-même. Car la nécessité est la loi même de la raison. Mon esprit pose la nécessité en n’obéissant qu’à ses propres lois, qu’à son exigence essentielle. C’est pourquoi, du point de vue de l’homme même, la nécessité peut être au fond intériorisée. Elle peut passer de ce qui est purement extérieur à ce qui est intérieur. Et, passant de l’extériorité à l’intériorité, elle peut ainsi changer de caractère, et devenir liberté.

Mais, là encore, la difficulté est grande. Elle est grande puisque, on l’a dit, en ce qui concerne Dieu, ce passage de l’extériorité à l’intériorité s’est opéré grâce à l’idée de totalité. Car Dieu est tout. Il est donc facile de montrer que, par rapport à Dieu, l’idée d’un être qui serait extérieur à Dieu, et qui, par conséquent, contraindrait Dieu, est une idée absurde. Dieu ne peut être contraint par rien d’extérieur. Il se suffit. Donc, il est libre.

Mais, en ce qui concerne l’homme, la réduction ne peut pas s’opérer ainsi, puisque, de toute façon, l’homme n’est pas le tout. Le passage se fait donc par l’idée adéquate. Cela revient-il au même ? Non, cela ne peut pas revenir au même car il est clair que, même au niveau de la connaissance du troisième genre, l’homme ne connaît pas le tout de la nature. L’homme ne peut donc rendre compte de tout ce qu’il perçoit. Ce n’est donc pas, si l’on peut dire, au Dieu totalité ou à la Nature comme tout qu’il va être fait appel ici, ce n’est pas au Dieu totalité que l’homme va ainsi s’unir. C’est au Dieu unité, au Dieu source. Il s’agit donc, non pas de penser le tout, mais de bien penser ce que nous pensons, et surtout de bien nous penser nous-mêmes. Il s’agit, non pas de penser le tout, mais de penser autrement que nous n’avions d’abord pensé. Et il est difficile de prétendre que cette doctrine puisse être comprise dans le cadre d’un strict naturalisme.

La nécessité, par l’homme, sera toujours pensée comme contrainte si elle est pensée par une conscience à type cartésien, qui s’oppose la nécessité à titre d’objet. Il n’en sera plus de même si j’aperçois mon rapport réel à la pensée divine, si l’âme, au lieu de se considérer par rapport aux causes extérieures qui l’affectent, s’aperçoit en son essence, et comme étant elle-même pensée par Dieu. En un sens, cela revient bien à séparer l’âme, à isoler l’âme de ses aventures temporelles. Ici, en effet, Dieu est saisi, non pas comme l’objet de l’âme, mais comme le sujet de notre volonté et de notre amour. Mais cela encore ne peut pas valoir pour la totalité de notre expérience. Cela ne peut pas réduire la passivité d’une imagination qui résulte du fait que nous ne sommes qu’une partie du monde, et que nous ne serons jamais qu’une partie du monde. Ainsi, le naturalisme demeure affirmé. Mais il devient extérieur à la doctrine de la liberté.

Donc, comme on le voit, il ne s’agit pas du tout pour l’homme, bien que certains textes puisent le donner à penser, de vouloir être Dieu . Il ne s’agit pas de vouloir s’élever au point de vue de Dieu qui, lui, penserait le tout. Il s’agit simplement de penser adéquatement ce que nous pensons et, spécialement de nous penser adéquatement nous-mêmes, c’est-à-dire de parvenir à une idée adéquate de notre âme. Et c’est précisément ce qui a été fait quand on a atteint l’idée que Dieu a de nous.

Cette dernière difficulté a conduit Spinoza à distinguer, non plus seulement différents points de vue, mais dans l’âme, certains niveaux, certaines parties, comme il le dit, animi partes.

Il parle ici de parties de l’âme. Et cette idée de parties de l’âme semble bien résulter de l’ambiguïté qui a déjà été signalée, propre à l’idée de l’âme, âme qui est à la fois la forme du corps actuel et l’idée qui peut prendre le corps comme objet, car l’âme peut devenir conscience vraie du corps, elle peut par conséquent, prendre vis-à-vis de lui un certain recul. Ici Spinoza nous déclare qu’une partie plus ou moins importante de l’âme demeure, remanet, et qu’une autre partie périt avec le corps. Rien n’est moins cartésien que cela. On sait que Descartes a toujours insisté sur le fait que l’âme n’a pas de parties et qu’on ne saurait distinguer de parties dans l’âme. L’âme, pour Spinoza, est donc mortelle en ce qu’elle exprime la forme actuelle du corps, forme toujours menacée et pouvant changer. Elle est éternelle en ce qu’elle rejoint l’idée que Dieu a de son corps. Et dans cette mesure en effet elle ne redoute plus ce qui est dans le temps. Elle ne redoute plus ce qui, dans le temps, peut porter atteinte à la forme de son corps. Et la mort est d’autant moins nuisible à l’âme que celle-ci a plus de connaissance. On voit par ces remarques que le salut spinoziste est, si l’on peut dire, un salut mesuré et partiel. Il s’agit de conduire l’âme à un état où, les pensées de l’entendement devenant plus importantes que les autres, prenant le pas sur les autres, elle peut considérer que « presque tout en elle » est éternel. Spinoza introduit encore une distinction entre la « grandeur » et la « réalité » de la partie de l’âme humaine qui demeure et atteint l’éternité. Car la proposition 40 assimile perfection, réalité et activité. Or, la seule partie de l’âme qui soit active, c’est l’entendement, à savoir la pensée par idées adéquates. La partie passive, c’est l’imagination. Dès lors, il faut distinguer deux choses. La partie de l’âme qui demeure est, selon les hommes plus ou moins grande. Et cela, en effet, dépend de la part accordée par chacun à la connaissance et à la sagesse et, d’un autre côté, à la pure sensation et à la perception de ce qui est simplement actuel. Mais quelque petite ou grande qu’elle soit, la partie de l’âme qui est active et sage est plus parfaite, c’est-à-dire plus réelle que l’autre. Ce qu’il y a de plus réel en nous, c’est donc l’entendement, partie de l’entendement éternel et infini de Dieu.



[1] Dans le pari de Pascal, celui qui parie se demande s’il va choisir la vie et les plaisirs de la vie, ou s’il va choisir la religion. Et toute l’argumentation de Pascal consiste à comparer la vie présente avec la vie future, la vie éternelle, et à nous montrer qu’il n’y a aucune mesure possible entre les biens finis de la vie présente et les biens infinis de la vie éternelle.

Il demeure que le raisonnement suppose que les biens de la vie présente sont de vrais biens. Ainsi si je perds la vie éternelle, j’ai vraiment tout perdu, puisque, dans ce cas, j’ai perdu ma vie dans l’espoir d’une récompense future qui ne me sera jamais donnée. Le pari de Pascal conclut qu’il faut parier Dieu. Mais il implique que, s’il n’y avait pas de Dieu, j’aurais tort de parier Dieu. Car s’il n’y a pas de Dieu, j’ai évidemment perdu, en pariant pour lui, toutes les joies de la vie. C’est du moins comme cela que Pascal raisonne.

[2] Par exemple dans le scolie de la proposition 17 du livre IV.

[3] Ce courtier en grains de Dordrecht a lu les Principes de la philosophie de Descartes démontrée géométriquement par Spinoza (1663), suivi des Pensées métaphysiques. Les questions qu’il pose sont relatives à cet ouvrage de Spinoza.