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Sophia (Parcours hellénique)

LA PENSÉE PRÉSOCRATIQUE

INTRODUCTION

La première phase de la tradition grecque, se divise, selon J. Barnes, en trois périodes :

– une période d’innovation au cours de laquelle sont proposées de brillantes et audacieuses hypothèses, pas toujours soumises à une sobre critique ;

– une période de mise à l’épreuve par l’apparition d’un ennemi dévoué à la pure raison ;

– une période de consolidation où des penseurs, sensibles à la fécondité et à la puissance de la raison, ont essayé de bâtir des systèmes de pensée fondés sur l’imagination et l’expérience.

Cette tripartition est à son tour révélatrice du schéma interprétatif stigmatisé par Hegel pour l’ensemble de la période qui va de Thalès à Aristote : thèse, antithèse, synthèse. Le lecteur éprouvera sans doute une certaine satisfaction à l’y reconnaître et à se laisser guider par lui.

Il faut savoir, par ailleurs, que les textes des penseurs de la période présocratique, qui s’étend du 6ème siècle au 5ème siècle av. Jésus-Christ, ont presque entièrement disparu ; les fragments conservés par des auteurs tardifs s’ils ne permettent pas de reconstituer une histoire définitive de la période considérée, du moins peuvent-ils nous instruire de la genèse des réflexions et des thèses qui s’y trouvèrent développées.

La présentation ordonnée des généralités conceptuelles retenue pour les différents penseurs de cette première période nous est apparue plus pertinente qu’une présentation auteur par auteur. La chronologie se trouve respectée, mais l’œuvre de chaque penseur est ventilée généralité conceptuelle par généralité conceptuelle. Dans la continuité de chaque thème, les évolutions sont, de la sorte, rendues plus perceptibles.

Chez les penseurs présocratiques sept généralités conceptuelles ont été identifiées :

Les différentes explications raisonnées de la nature (phusis)

Les réflexions menées à partir de l’observable (logos)

De l’âme

Les thèses relatives à l’astronomie (kosmos)

Les apports au domaine de la théorie de la connaissance

Les apports au domaine de la théologie

Les apports à une philosophie morale

Cette présentation générale se prête à toutes les synthèses voulues.

LES PENSEURS PRÉPLATONICIENS[1]

Si la rareté des fragments conservés par des auteurs tardifs ne permettent pas de reconstituer une histoire définitive de la période considérée, il est néanmoins possible, selon J. Barnes, de classer les penseurs qui lui appartiennent ; il nous propose de le faire, par référence aux trois parties qui, après Aristote, ont divisé la philosophie : la logique (étude de la raison dans toutes ses manifestations), l’éthique (étude des mœurs et de la vie pratique), la physique (étude de la nature –

phusis – sous toutes se formes).

En se référant à cette tripartition, les penseurs présocratiques ont acquis leur réputation, principalement mais non exclusivement, pour leurs études de la nature (domaine de la physique), c’est-à-dire comme des phusikoi (sing. phusikos).

Un phusikos étudie la phusis, la nature :

« Son but est assez simple : il veut décrire le monde naturel et il veut l’expliquer. Cette tâche grandiose comprend des recherches particulières – l’astronomie, la météorologie (ou étude des météores), la minéralogie, la botanique, la zoologie, et enfin l’anthropologie, qui comprend une explication des aspects sociaux, culturels et politiques de la vie humaine. Ce qui ne dispense pas le phusikos de s’intéresser à des problèmes généraux, problèmes qui se présentent sous un jour plus philo- sophique : comment l’univers a-t-il commencé ? Comment s’est-il développé ? Quelle est sa constitution fondamentale, quels sont ses éléments, ses prin- cipes ?…Ce qui vaut aux phusikoi de notre part une estime presque sans limites, c’est qu’ils ont étudié la nature pour elle-même, qu’ils ont, pour la première fois, affronté l’étude de la nature en se servant d’une manière de faire et d’une méthode qui deviendront la manière de faire et la méthode de la science et de la philosophie. En simplifiant beaucoup, on peut caractériser cette méthode à l’aide des trois rubriques suivantes :

– la première rubrique, pour banale qu’elle soit est pourtant capitale ; l’univers n’est pas un tohu-bohu. Sous la pluralité apparente et apparemment capricieuse de sa structure se cache une unité fondamentale ; les variations de son histoire se révèlent être, en réalité, l’effet d’un développement régulier. De plus, cette unité de structure et cette régularité d’histoire ne s’expliquent pas au moyen d’une volonté divine. Les phusikoi n’ont certes pas nié que les dieux existent ; mais ils les ont transformés[2]. Les auteurs de mythes grecs et orientaux, dont les récits étaient sans doute bien connus des phusikoi, ont eux aussi regardé le monde comme formant une sorte d’unité. Mais pour eux cette unité était réalisée et maintenue par les dieux. C’est sur ce point précis que les phusikoi ont réalisé un progrès décisif : selon eux, il faut expliquer l’histoire et l’organisation du monde selon des principes internes[3], naturels. Que la religion s’occupe du divin ; la science, quant à elle, doit le laisser de côté.

– la seconde rubrique a trait au jargon. Les savants ont toujours parlé et parleront toujours en jargon, car le jargon, outil indispensable, sert à exprimer les concepts sans lesquels les savants ne savent pas penser. La moitié de ces concepts clés a été créée par les présocratiques : parmi eux se trouvent se trouve le concept de l’univers ou du kosmos, de la nature ou de la phusis, le concept d’un principe ou d’une archè, le concept de la raison ou du logos. [Ces quatre concepts clés font l’objet du paragraphe particulier qui va suivre].

– la troisième rubrique a trait au fait que les phusokoi n’étaient pas dogmatiques, qu’ils ne formulaient pas des doctrines oraculaires et ex cathedra ; leur préoccupation essentielle étant d’établir des doctrines, de les fonder. Le système du monde devait être réfléchi dans le système de la pensée : si le monde s’organise et s’explique au moyen des principes (lois) de la nature, la philosophie et la science doivent être réglées et structurées, argumentées pour tout dire au moyen des lois de la pensée. (Ce désir d’argumentation se manifestait dans leur langage : des particules logiques – gar/γάρ, ara/άρα : « car », « donc » – ont balisé de façon consciente et scrupuleuse la voie de leur discours.)

Etre rationnel, en ce sens-là, pourrait sembler un trait assez répandu et peu remarquable. Mais au contraire, c’est le trait le plus remarquable des phusikoi et le plus rare. »

Quatre concepts clés créés par les présocratiques

Le kosmos

Construire le concept de l’univers – de tout ce qui existe – est un exploit remarquable : plus remarquable encore était le choix du mot qui allait exprimer ce concept. Le mot kosmos vient d’un verbe qui veut dire « ordonner », « ranger » – Homère s’en sert lorsqu’il parle des généraux de l’armée grecque qui « rangent » leurs soldats. Un kosmos/χόσμος doit être une structure ordonnée ; ce même mot signifie également dans la langue courante « décoration », « ornement » : un kosmos est donc une structure décorée ou ornée. Le concept de l’univers tel que le mot kosmos l’exprime, inclut donc à la fois un aspect rationnel et un aspect esthétique : tout comme le ciel nocturne, l’univers est lui aussi à la fois indis- solublement explicable et élégant.

La phusis

La nature, la phusis, s’oppose à l’art, à la technè/τέχνη ; les objets naturels ne sont pas fabriqués comme les objets artificiels – ils croissent, ils poussent (le mot phusis dérive du verbe phuein, « pousser »). Le concept de la phusis distingue donc le naturel de l’artificiel, tout en indiquant le principe de cette distinction : les objets naturels « poussent », c’est-à-dire qu’ils ont en eux-mêmes un principe de développement ou de mouvement. Mais le contenu du mot phusis n’est pas épuisé dans l’opposition à la technè. < On peut parler de la phusis en général ou de la phusis de quelque chose – de la phusis du sang, par exemple, de celle du tonnerre ou de celle de l’éléphant. En ce sens la phusis de X s’identifie à l’essence de X, aux traits centraux de X desquels dépendent toutes ses propriétés. La phusis du sang devra donc être identifiée à sa constitution chimique et elle pourra être caractérisée par une formule qui précise quels sont les éléments fondamentaux du sang et les proportions selon lesquelles ils sont mélangés.>

L’archè

Puisqu’elle est la constitution interne des choses, la phusis se présente comme un principe (archè). Or le mot achè/άρχή était ambigu dans la langue courante : il signifiait ou bien « commencement » ou bien « gouvernement ». On peut d’abord se demander comment quelque chose a commencé, et les phusikoi ont cherché à savoir comment l’univers lui-même a commencé : en ce sens, ils s’interrogeaient sur l’archè du monde. Mais la recherche des archai ne se borne pas à une enquête sur les origines, car une archè est plus qu’un point de départ : l’archè d’une chose influence, ou même détermine, son avenir, son développement ; elle est l’élément qui gouverne et dont le caractère spécifique s’impose à ce qu’il règle.

Lorsque Thalès, le premier phusikos, disait que l’archè de l’univers est l’eau, il voulait donc dire que l’univers à son début était entièrement constitué d’eau ; que cette constitution originelle a fixé le développement futur de l’univers ; et qu’en se référant au caractère spécifique de l’eau on pourra expliquer tous les phénomènes naturels. Chaque histoire commence avec une archè : « Il y avait une fois… » Mais dans cette archè se trouve la fin qu’elle sert à expliquer.

Le logos

Comme le fait remarquer J. Barnes, il s’agit du mot grec dont tous les traducteurs, à juste titre, ont peur. Le mot logos/λόγος vient du verbe legein/λέγειν, « dire », « parler ». Un logos peut donc consister en ce qu’on a dit, en un énoncé, un dire. En ce sens le logos d’un philosophe s’identifie à ses propres théories. Puis, dans la mesure où l’on prend la parole, on prend soin de parler de quelque chose : il existe alors des logoi des choses : donner un logos du tonnerre veut dire décrire le tonnerre, expliquer ce qu’est le tonnerre et pourquoi il se réalise de telle ou telle façon. En ce sens un logos équivaut à une description explicative, à un éclaircissement. Or, si l’on dit quelque chose, si l’on produit un logos et non pas de simples sons sans signification – , si l’on explique quelque chose, il faut en tout cas qu’on exerce sa raison. Par conséquent le mot logos peut être appliqué à la faculté grâce à laquelle nous parlons des choses et les expliquons : le logos, c’est la raison même. Et du mot logos va dériver le nom logikè/λογιχή, la « logique ». A ce stade il serait fallacieux de laisser penser que les présocratiques étaient des logiciens ou qu’ils avaient réfléchi aux règles d’inférence[4] ; tout autant de laisser entrevoir qu’ils auraient pris plaisir à défaire les théories d’autrui par leur propre raison[5].

A/ PÉRIODE D’INNOVATION

Les différentes explications raisonnées de la nature (phusis)

– La terre flotte : la terre repose sur l’eau ; « c’est selon Aristote (Traité du ciel), la plus ancienne théorie qui nous a été transmise, et on l’attribue à THALÈS DE MILET ».

Tout le monde est constitué d’eau ; le même THALÈS DE MILET[6] fut sans doute conduit à cette croyance, « en observant que toutes choses se nourrissent de l’humide et que le chaud lui-même en procède et en vit (or ce dont les choses viennent est, pour toutes, leur principe). Telle est l’observation qui lui fit adopter cette manière de voir, et aussi cet autre trait que les semences de toutes choses ont une nature humide et que l’eau est l’origine de la nature des choses humides »

(Aristote, Métaphysique A).

–Pour ANAXIMANDRE, suivant et complétant son concitoyen Thalès, « les premiers animaux, sont nés dans l’humide, enveloppés par une matière épineuse ; le temps aidant, ils évoluèrent vers une condition plus sèche et qu’après avoir brisé leur écorce, ils survécurent un court instant ainsi ». Pour ce qui concerne l’homme, une considération supplémentaire s’impose, car l’homme est le seul être vivant qui requiert une nourrice pendant toute son enfance : les premiers hommes ont donc dû être engendrés[7] à partir des animaux d’une autre espèce. Nos ancêtres étaient peut-être des poissons »

(Aétius, Opinions des philosophes).

– L’élément de base des choses existantes tel qu’il a été identifié par ANAXIMÈNE est l’air. Ce troisième phusikos de Milet, comme on le verra chez son maître Anaximandre, s’est satisfait d’un seul principe, celui de l’infini. Il a expliqué comment, à partir de l’air, d’autres choses pouvaient être engendrées. « Les variations de densité et de raréfaction, selon Hippolyte (Réfutation de toutes les hérésies), lui confèrent différents aspects ; lorsqu’il est dilué jusqu’à son stade le plus subtil, il devient feu, tandis que le vent représente une forme plus condensée de l’air et que les nuages proviennent de l’air qui est soumis à un processus de ‘feutrage’. Sous l’effet d’une condensation encore plus poussée, il devient eau ; un stade encore plus avancé de condensation produit de la terre, et la phase ultime de condensation produit des pierres. Il en découle que les facteurs principaux de la génération sont des opposés : le chaud et le froid ».

– L’élément de base à partir duquel l’univers se dirige est le feu. Cet élément et l’explication qui en est donnée dans son livre constituent le célèbre logos d’ HÉRACLITE :

« Toutes les choses peuvent s’échanger à mesures égales en feu, et le feu en toutes choses, de même qu’il en va pour des biens contre de l’or et de l’or contre des biens ».

L’originalité d’Héraclite se montre à travers trois thèses[8] qui constituent le cœur véritable de sa pensée.

D’abord, Héraclite, tout en niant la possibilité d’une cosmogonie, a développé sa théorie de l’origine de l’univers :

« Ce cosmos-ci, le même pour tous, nul des dieux ni des hommes ne l’a fait, mais il était toujours, est, et sera, feu éternel s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure ».

Thèse tout à fait originale et qui a dû frapper les contemporains d’Héraclite, pour lesquels la première tâche de la physique consistait précisément à expliquer l’origine du cosmos. Hélas, les fragments d’Héraclite qui ont survécu ne nous renseignent guère quant à la justification de cette affirmation qui n’avait jusqu’alors jamais été émise.

Les réflexions menées à partir de l’observable

– Le principe (l’archè) de toutes les choses existantes (inclus dans la science d’ANAXIMANDRE ) est l’apeiron indéfini ou l’infini>. Il dit dans un fragment (KRS, n° 119) « que ce principe n’est ni l’eau ni aucune des autres choses nommées éléments, mais qu’il est une autre nature, apeiron, dans laquelle trouvent leur origine tous les cieux ainsi que les mondes qu’ils contiennent[9]. Et la source du devenir des choses existantes est celle-là même en qui elles trouvent leur anéantissement « selon la nécessité ; car elles s’infligent mutuellement pénalité et châtiment à cause de leurs injustices selon une répartition donnée par le ‘Temps’ ».

Un arbre pousse de la terre dont il prend sa nourriture ; puis, mort, il pourrit et sa matière revient à la terre. La pluie tombe de l’air ; puis, évaporée par le soleil, elle revient à l’air. Les choses qui engendrent les objets naturels et qui les anéantissent sont donc des éléments dans un sens assez flou, ce sont des espèces de matière – elles sont des choses comme terre et bois, air et eau, l’humide et le sec, le chaud et le froid. Lorsque l’arbre pousse, il y a une injustice du bois contre la terre ; le bois vole de sa substance à la terre. L’arbre, une fois pourri, le bois a dédommagé la terre. Toute génération, tout anéantissement se passe d’une façon semblable, tout en se conformant aux régularités déterminées par le temps.

Cet apeiron engendre l’univers sous l’influence d’un mouvement éternel. (Pourquoi un mouvement éternel ? Parce que ce mouvement doit expliquer le commencement de l’univers. Or, si le mouvement n’était pas éternel, il aurait lui-même commencé – et il faudrait introduire quelque chose d’autre afin d’expliquer ce commencement.) Le mouvement produit « tous les cieux et tous les mondes qui se trouvent en eux », et il ne cesse jamais, c’est-à-dire qu’il ne renonce jamais à son travail productif.

– Destinée à préciser le processus cosmogonique et à rendre un peu plus exactes les théories d’Anaximandre, telle est la tentative d’ ANAXIMÈNE. En effet, faire appel à un ‘mouvement éternel’ n’explique rien – de quel type de mouvement s’agit-il ? D’un mouvement qui modifie le principe de quelle manière ? Selon, lui le mouvement est un mouvement qui comprime ou qui dilate ; il modifie le principe en le rendant plus épais ou plus subtil. Encore une fois, on a là un cas d’économie extrême : deux opérations seulement, ou peut-être une opération comportant deux aspects. Encore une fois, c’est une théorie fondée sur l’expérience.

– La théorie physique de PYTHAGORE, alors que celle d’Anaximandre était celle d’un ‘retour générique’, est une théorie du ‘retour individuel’ : où sont les neiges d’antan ? – Les voici, elles tombent encore une fois. A cet instant-ci tu lis cette page et, à un moment déterminé dans l’avenir (instant heureusement assez lointain), toi-même, tu reliras cette même page…Ajoutons que tu l’as déjà lue plusieurs fois, et que cela peut se reproduire à l’infini.

La théorie de « l’éternel retour » a sans doute l’aspect d’une pure fantaisie, d’un rêve sans aucun fondement scientifique. Elle a pourtant été considérée avec faveur par les philosophes ultérieurs, surtout par les stoïciens[10]. Pythagore lui-même avait-il conçu ce retour comme relevant d’une physique, comme un postulat qui pouvait être confirmé par des observations ou des arguments scientifiques ? Toujours est-il que les théories sur lesquelles Porphyre nous renseigne semblent être systématisées en un certain sens, formant un ensemble assez cohérent et intégré. L’immortalité de l’âme, qui pourrait être équivalente à une immortalité personnelle, se réalise au moyen de la métempsycose. Celle-ci suggère à son tour l’homogénéité de toutes les espèces d’êtres vivants et elle relève d’une théorie plus générale, la théorie de l’éternel retour. Cependant, aucun témoignage ne peut nous donner l’assurance que Pythagore ait essayé de fonder ses théories sur des arguments et qu’il ait voulu les présenter sous une forme argumentative . Mais si la pensée propre de Pythagore reste voilée à cet égard, il y eût parmi ses premiers disciples de véritables phusikoi[11].

– Constitutive de la deuxième et troisième thèses d’ HÉRACLITE, voici la doctrine la plus connue de l’Ephésien telle que Platon la relèvera dans le Cratyle :

« Héraclite dit, n’est-ce-pas ?, que tout passe et rien ne demeure ; et comparant les choses au courant d’un fleuve, il ajoute qu’on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve ».

« Tout passe et rien ne demeure » : voilà une pensée clé d’Héraclite, même si les deux mots « tout passe » (panta rhei), sous lesquels cette doctrine a été rapportée, ne sont pas les termes caractéristiques de l’Ephésien. On voit la thèse illustrée d’une façon inhabituellement claire dans le petit fragment suivant :

« Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, l’humide s’assèche, le sec se mouille ».

Toute chose change sans cesse, mais le changement n’est ni fortuit ni dangereux. Au contraire, le ‘cocktail’, si l’on peut dire, cesserait d’exister si l’on ne l’agitait plus : l’agitation, le changement lui sont essentiels, ils ne le menacent pas mais le soutiennent. Toute chose est au fond un mélange d’éléments ; l’univers lui-même se montre au philosophe comme un mélange éternel.

La troisième thèse, étroitement liée à la seconde, affirme l’unité des opposés :

« Même chose être vivante ou être morte, être éveillée et être endormie, être jeune et être vieille ; car ceux-ci s’échangent en ceux-là et ceux-là se changent en ceux-ci ».

Héraclite a illustré cette troisième thèse au moyen d’une série d’observations quotidiennes : le jour et la nuit ne font qu’un seul phénomène ; le commencement et la fin d’un anneau se confondent ; le chemin qui monte et le chemin qui descend sont le même.

Hippolyte a conservé un fragment qui exprime, assure-t-il, le nœud de la philosophie d’Héraclite :

« Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, richesse et famine (tous les contraires, voilà ce qu’il veut dire : il prend des formes variées, tout comme l’huile d’olive qui, quand elle se mêle à des épices, reçoit un nom conforme à l’odeur de chacun d’eux » (Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies IX, X, 8).

Ainsi, d’après Héraclite, nous donnons des noms distincts aux différents phéno- mènes que nous observons, en raison des caractères opposés qu’ils nous présen- tent. Mais en deçà de cette pluralité contradictoire et toujours en mouvement se trouve une unité fondamentale qui s’identifie au Feu divin.

De l’âme

– L’âme est immortelle, et elle s’attache à tout une série de corps humains et non humains. Porphyre (Vie de Pythagore) a relevé les points admis suivants : d’abord, que l’âme est immortelle ; ensuite, qu’elle passe dans d’autres espèces animales[12] ; en outre, qu’à des périodes déterminées ce qui a été renaît, que rien n’est absolument nouveau ; et qu’il faut reconnaître la même espèce à tous les êtres qui reçoivent vie. Car ce sont là, d’après la tradition, les dogmes que PYTHAGORE le premier introduisit en Grèce ».

Pour quelle raison Pythagore a-t-il adopté la théorie de la métempsycose, et avec quelle richesse, l’a-t-il développée ? Nous ne le savons pas. Mais il l’a certaine- ment soutenue et, après lui, elle devait connaître chez les penseurs grecs, une longue et illustre carrière.

–Ayant reçu les enseignements oraux de Pythagore ALCMÉON prétend, lui aussi, comme le révèle Aristote (De l’âme) « que l’âme est immortelle par sa ressem- blance avec les êtres immortels, et que cette ressemblance lui appartient en vertu de son éternel mouvement, car toutes les choses divines se meuvent toujours d’une façon continue – la lune, le soleil, les astres, et le ciel tout entier ».

Ainsi, l’âme se mouvant toujours, elle existe toujours[13].

C’est une conjecture séduisante de penser qu’Alcméon a entrepris d’intégrer les théories de Pythagore dans un système raisonné. Alcméon était sans doute un phusikos ; il a, par ailleurs, développé une théorie dans laquelle les ‘opposés’ occupent une place importante. De plus, il était médecin, et le premier représentant d’une remarquable tradition de philosophes médecins[14]. Il a décrit les opérations des cinq sens et reconnu que le cerveau joue un rôle important dans la perception. Il a appliqué ses théories physiques au cas spécial du corps humain dont il a essayé d’expliquer la santé et la maladie.

– La nature de l’âme a beaucoup préoccupé HÉRACLITE : « Je recherchais moi-même » ; entreprise difficile, parce que :

« Les limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin si longue que soit la route, tant est profond le logos qu’elle renferme » (Diogène Laërce, Vies des philosophes) ».

Pourtant on peut y faire des progrès :

« Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves, autres et autres coulent les eaux, et des âmes aussi s’exhalent des substances humides » (Arius Didyme, chez Eusèbe, Préparation évangélique).

L’âme est une espèce de vapeur ; elle se renouvelle en prenant sa nourriture des exhalaisons – de l’air qu’on respire ; de l’aliment qui cuit par la chaleur de l’estomac. Malgré ce changement constant, elle conserve son identité, de même qu’un fleuve ne perd pas son identité bien qu’il se forme d’eaux toujours différentes.

Associées à la psychologie, on trouve chez Héraclite des réflexions sur la mort et l’au-delà ; car

« les hommes doivent s’attendre, morts, à des choses qu’ils n’espèrent ni n’imaginent » (Clément d’Alexandrie, Stromates IV).

Le logos s’étend donc à notre état post-mortem. De plus, il comporte un code de conduite pour notre vie d’ici-bas :

« Ceux qui parlent avec intelligence doivent s’appuyer sur ce qui est commun à tous, de même qu’une cité doit compter sur ses lois, et avec une plus grande confiance encore. Car toutes les lois des hommes se nourrissent d’une seule loi, la loi divine ; car elle a autant de pouvoir qu’elle en veut, suffit pour tous et il lui en reste encore »

(KRS n° 250).

Les thèses relatives à l’astronomie (kosmos)
– La terre repose au centre de l’univers ; telle est la thèse curieuse développée par ANAXIMANDRE. Autour d’elle se trouvent des canaux circulaires remplis de feu et perforés. Le feu qui est à l’intérieur de ces tuyaux se fait voir par les trous, et les astres, la lune, le soleil ne sont en réalité que des ouvertures dans les tuyaux célestes.
Le caractère le plus important d’un tel système est sa symétrie : au-delà des phénomènes célestes, qui semblent être irréguliers, se cache une régularité précise. « Il y en a quelques uns, rapporte Aristote (Traité du ciel), qui soutiennent que la terre demeure en son lieu par indifférence ; telle est, notamment ; parmi les anciens, la thèse d’Anaximandre. Le mouvement vers le haut ; ou vers le bas, ou sur le côté, selon ces philosophes ne convient pas plus l’un que l’autre à ce qui est établi au centre, et dont l’indifférence est la même à l’égard de chaque point extrême ; et comme il est impossible d’effectuer un mouvement en ces directions contraires en même temps, il en résulte que la terre doit nécessairement rester où elle est ». De même que l’âne qui se trouverait à mi-chemin entre deux bottes de foin mourrait d’inanition, ne sachant se diriger vers cette botte-ci plutôt que vers celle-là, serait frappé d’immobilité ; ainsi en est-il de la terre, elle ne bouge pas.
En effet, la mort de l’âne et le repos de la terre s’expliquent en fonction d’un principe que les modernes associent au nom de Leibniz et qu’on appelle le principe de la raison suffisante. Selon ce principe que nous retrouverons un peu plus tard, s’il n’y a aucune raison que X se produise plutôt que Y et s’il n’est pas possible que X et Y se produisent tous les deux, alors ni X ni Y ne se produit. En se servant de ce principe, Anaximandre a résolu un problème assez troublant ; il a étayé sa solution sur un raisonnement abstrait ; et il l’a intégrée dans un système complexe d’astronomie.

– HÉRACLITE a proposé une astronomie qui a rivalisé avec celle d’Anaximandre.

Les apports au domaine de la théorie de la connaissance

Les fières prétentions des premiers phusikoi ont dû susciter leur contrepartie, le doute. On croit qu’on a acquis la science, qu’on a saisi la nature du monde, mais l’homme, peut-il vraiment comprendre les choses, et la science est-elle en vérité saisissable ?

– ALCMÉON, au début de son livre[15], avait opposé la connaissance des dieux à ce que les hommes peuvent conjecturer. Mais XÉNOPHANE, comme le relate ce texte de Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos), a réfléchi de manière plus approfondie à ce sujet :

« Aucun homme ne connaît ni ne pourra jamais connaître

toute la vérité concernant les dieux et concernant toutes les

choses dont je parle ; car même si quelqu’un arrivait par

hasard à énoncer toute la vérité, lui-même ne le saurait

pas ; car l’apparence est façonnée lorsqu’il s’agit de tous les

hommes ».

Le cœur de l’argument est bien visible : XÉNOPHANE ne doute pas que nous puissions parvenir à la vérité ; ce dont il doute, c’est que nous puissions y parvenir d’une façon qui porte la marque de la science. Mais pourquoi ce doute ? Afin de répondre à cette question, il faut considérer l’aspect négatif de sa théologie au-delà duquel on trouve effectivement un principe de sa gnoséologie, principe qui permet d’expliquer l’aspect sceptique de sa pensée. Ce qui, à titre d’exemple, manque aux opinions des Thraces, c’est un pedigree : elles ne descendent pas d’une origine honnête. C’est-à-dire que, pour que nos opinions parviennent au niveau du savoir, il ne suffit pas qu’elles soient vraies, elles doivent être de plus bien nées, elles doivent être fondées sur les faits mêmes auxquels elles se réfèrent.

– Comme Xénophane, HÉRACLITE a réfléchi sur les problèmes de la théorie de la connaissance. Il a admis que :

« La disposition humaine n’est pas pourvue d’un jugement sûr, mais la disposition divine en est pourvue » (KRS n° 205).

car la nature aime bien se cacher de nous. Néanmoins ; le savoir n’est pas impossible, si l’on s’approche de la nature par un chemin approprié :

« Les choses dont on a une vision, une audition et une perception, celles-ci sont mes préférées » (KRS, n° 197).

Il faut pourtant utiliser ces facultés avec précaution :

« Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les hommes dont les âmes ne comprennent pas le langage » (KRS, n° 198).

Il ne faut se fier aux observations empiriques que si on les étaie sur l’enten- dement et la raison.

Les apports au domaine de la théologie

– Les premiers apports au domaine de la théologie proviennent de XÉNOPHANE ; il a fait émerger en premier lieu son aspect positif :

« il y a un seul dieu, le plus grand des dieux et des hommes qui ne ressemble aux mortels ni en figure ni en pensée ».

Les traits de ce dieu grandiose sont esquissés par d’autres vers de Xénophane : il n’est jamais né ; il ne se meut jamais ; il pense ; il perçoit ‘tout entier’ ; il fait bouger d’autres choses par la force de son esprit ; son comportement moral est parfait.

Quant à l’aspect négatif de cette théologie, il tient au fait que notre conception du divin dérive de notre nature qu’elle reflète et non pas de la nature divine. Il ne s’ensuit évidemment pas que toutes nos opinions à propos des dieux soient fausses, car il est bien possible que les Thraces, par exemple, disent l’‘exacte vérité’. Mais si les Thraces ont raison, ils ont raison par hasard – ils disent la vérité mais ils ne savent rien (ils n’ont rien pour fonder le savoir).

– Comme Xénophane, HÉRACLITE a parlé des dieux, mais comme lui, il s’est exprimé d’une voix insolite :

« Une chose, l’unique vraiment sage, ne veut pas et veut être appelée par le nom de Zeus » (KRS, n°228).

La divinité héraclitéenne (qui paraît s’identifier au feu cosmique et au logos lui-même), bien qu’elle possède la majesté et le pouvoir de Zeus, relève d’une conception tout à fait différente de celle des dieux traditionnels.

B/ PÉRIODE DE MISE A L’ÉPREUVE

L’alliance entre la raison et les sens, qui avait permis aux phusikoi de proposer des hypothèses brillantes et audacieuses s’est trouvée brutalement rompue. Le doute que l’on a vu s’installer progressivement sur la validité des observations réclamait un antidote indiscutable. La raison devait bientôt revendiquer un rôle prééminent de critique ; une priorité allait être donnée à la réflexion sur l’obser- vation, constituant ainsi une inversion des préoccupations par rapport à la période précédente.

Les réflexions menées à partir de l’observable

– La ‘Voie de la Vérité’ prônée par PARMÉNIDE.

C’est dans la partie centrale de son poème composé en hexamètres, d’environ deux cents lignes au total, que Parménide, à ses propres yeux comme à ceux de ses héritiers pense avoir fait un don insigne à la philosophie. Conservée dans sa quasi- totalité par Simplicius cette partie centrale commence avec un argument cardinal sur lequel pivote tout ce qui suit :

« Viens donc ; je vais énoncer – et toi prête l’oreille à ma parole et

garde-la bien en toi –

Quelles sont les seules voies de recherche que l’on puisse concevoir.

La première voie qu’il est et qu’il n’est pas possible de

ne pas être.

Est chemin de la persuasion , car la vérité l’accompagne,

L’autre voie qu’il n’est pas et qu’il est nécessaire de ne

pas être,

Celle-là, je te le fais comprendre, est un sentier dont rien de se peut

apprendre.

En effet, ce qui n’est pas tu ne saurais ni le connaître – car il n’est pas

accessible –

Ni le faire comprendre ».

Aux deux chemins décrits dans ce texte-ci, un troisième s’ajoute. C’est le chemin par lequel les hommes qui se savent rien errent, hommes à deux têtes pour lesquels

« Être et non-être semblent être le même

et non le même : le chemin de tous retourne sur lui-même »

(Simplicius, Commentaire sur la Physique).

Si quelqu’un entreprend une recherche, on peut ainsi concevoir trois voies le long desquelles il pourrait diriger ses études. Mais Parménide nous assure qu’il n’y a qu’une seule voie qui puisse en vérité être suivie. Si l’on fait de la recherche, il faut aller par la première voie. Que veut dire ici Parménide ? Qu’est-ce qu’une voie de recherche ? Comment caractériser de façon plus précise les trois voies offertes, et pourquoi, sommes-nous obligés, selon Parménide de suivre la première de ces voies ?

Si vous vouliez entreprendre une recherche sur un sujet quelconque – sur les abeilles, par exemple, ou sur les comètes –, vous pourriez suivre la voie de la position d’existence, la voie du « il est ». C’est-à-dire que vous pourriez présupposer d’emblée que le sujet de vos recherches existe, qu’il y a des abeilles ou des comètes. Sinon, vous pourriez suivre la deuxième voie, faisant ainsi l’hypothèse que le sujet d’une telle rcherche n’existe pas et qu’il n’y a ni abeilles, ni comètes. Enfin, vous pourriez prendre la voie des hommes à deux têtes, où vous supposeriez que le sujet existe et n’existe pas, qu’il y a ou qu’il n’y a pas d’abeilles ou de comètes. Voilà les possibilités qui épuisent tous les chemins concevables.

La troisième voie, celle de l’être et du néant, doit paraître étrange, même contradictoire. Parménide indique pourtant qu’une telle possibilité exprime la supposition la plus générale qu’on fait avant de se mettre à chercher, une supposition qui, en particulier, était (sans l’ombre d’un doute) celle des hommes qui, en premier, étudièrent la nature. En quel sens les phusikoi ont-ils supposé que les abeilles et les comètes existent et n’existent pas ? Peut-être ont-ils admis que les abeilles existent à Athènes, mais qu’elles ne se trouvent pas en Scythie, que les comètes existent en avril mais qu’elles ne se montrent pas en mai. Bref, les phusikoi ont assurément supposé – comme tout le monde le suppose – que les sujets de leur recherche existent ici, et n’existent pas là , existent maintenant et n’existeront pas demain. C’est de cela que Parménide a tiré cette conséquence fâcheuse : ces phusikoi, comme tout le monde, croient que les sujets de leurs recherches existent et n’existent pas.

Quoi qu’il en soit, voilà quelles sont les voies possibles ou concevables. Mais pourquoi éliminer les deux dernières voies ? La seconde voie est « un sentier dont rien ne se peut apprendre » parce qu’on ne peut ni reconnaître ni même mentionner ce qui n’existe pas. De plus, on ne peut pas penser ce qui n’est pas, car

« ce sont les mêmes choses qui peuvent être pensées et qui peuvent être » (Plotin, Ennéades).

On ne peut penser qu’aux êtres [existants], affirmation que J. Barnes a désigné comme ‘principe de Parménide’. Par conséquent, on ne peut ni reconnaître ni mentionner les non-êtres (parce que reconnaître quelque chose ou le mentionner implique que l’on pense à lui). La deuxième voie est donc exclue – elle n’est ni une voie de savoir ni une voie de recherche : le long de cette voie, on ne peut rien penser et on ne peut guère prétendre faire des recherches.

L’argument de Parménide est à peu près clair, mais si l’on pense aux fictions, (aux mythes et aux fabliers qui eux, existent) il devient moins convaincant ; ces virtualités posent en effet des problèmes qui ne se rapportent que d’une façon indirecte aux voies dont parle Parménide. Aussi, pour juger de la valeur de ses thèses, il convient de citer un exemple tiré de la science[16].

< Cet exemple n’est pas donné ici pour apporter la preuve que Parménide avait raison, indique J. Barnes. Mais j’ose espérer qu’il suggère que ce que j’ai appelé le principe de Parménide (ce principe selon lequel ce à quoi l’on pense doit exis- ter) n’est pas faux avec évidence. En effet, les philosophes anciens et modernes, pour une moitié d’entre eux, ont suivi Parménide jusque-là. Ils ont même élaboré d’autres arguments, fondés sur des considérations d’ordre sémantique, qui indi- quent que le principe parménidien est au moins plausible.

Ainsi, c’est grâce à ce principe que Parménide a éliminé la deuxième voie. Pourquoi a-t-il rejeté la troisième, la voie des hommes à deux têtes ? Il semble qu’il ait supposé que son principe qui avait exclu la deuxième voie, excluait de la même façon la troisième, car il déclare à propos de celle-ci :

« Jamais on ne pourra prouver que ce qui n’est pas est :

Ecarte ta pensée de ce chemin de recherche » (Platon, Sophiste, 237 a). >

Quoi qu’il en soit, une fois le chemin choisi, il ne faut que le suivre. Avant de s’engager sur un tel chemin, Parménide nous propose une réflexion sur la méthode :

« Qu’une habitude, née d’expériences multiples, ne t’entraîne pas en

cette voie

A traîner un œil sans regard, une oreille et une langue retentissantes

d’écho ;

Mais juge par la raison l’argument très controversé

Que j’ai prononcé »

(KRS, n° 294)

Au moyen de la raison pure, on a écarté les deux voies sans issue : en éliminant la troisième, on a sapé la fiabilité de l’expérience empirique, car tout au long de cette voie-là c’est évidemment d’observation et d’empirisme qu’il s’agit. Parménide nous demande donc d’éviter tout processus empirique et de ne nous confier qu’à la raison. Mais comment conduire des recherches sur les abeilles ou sur les comètes au moyen de la pure raison ? Le choix de la voie à suivre et de la méthode a priori à adopter doit en effet influer sur notre enquête. La version forte du principe[17] que Parménide a adopté doit en effet contenir la recherche entre des bornes étroites et la limiter aux êtres éternels.

Comme n’importe quel sujet est proposé comme sujet de recherche, on peut constater qu’un tel sujet existe – mais peut-on aller plus loin, en déterminant les autres propriétés que ce sujet doit posséder ? La description de la Voie de la Vérité répond à cette demande. Parménide s’est donc posé la question suivante ; si quelque chose existe, que peut-on dire de cette chose en tant qu’existant ? Voilà une recherche tout à fait abstraite, une recherche métaphysique au sens aristotélicien[18].

Ce voyage métaphysique de Parménide nous conduit dans une direction inattendue. Si quelque chose existe, on peut en déduire, selon Parménide que, 1/ il n’a jamais été engendré et ne sera jamais détruit ; 2/ il est un « tout », unifié et continu ; 3/ il ne se change point ni ne se meut ; 4/ il est complet et fini.

Parménide a donné une déduction de ces propositions dans une cinquantaine de vers difficiles ou condensés, où, selon J. Barnes, presque chaque mot doit être longuement considéré. De toutes les déductions de Parménide, ses héritiers ont semblé considérer que la première était la plus sûre. Peut-on se ranger à leur avis ?

Deux arguments très brefs ont été proposés par Parménide – si l’on suppose qu’un sujet existant a été engendré :

« Quelle sorte d’origine chercheras-tu pour lui ?

Comment, d’où, se serait-il accru ? Qu’il soit venu de ce qui n’est pas

je ne te permettrai pas

De le dire ni de le penser, car on ne peut dire ni penser qu’il n’est pas.

De plus, quelle nécessité l’eût suscité,

Plus tard ou plus tôt, à être né, étant donné qu’il n’a pris son départ

de rien ? »

(KRS, n° 296)

Le commentaire de J. Barnes est le suivant :

< Les deux arguments présupposent que ce qui a été – hypothétiquement – engendré doit avoir été engendré de ce qui n’existait pas, en grec ek mè eontos /

έχ μή έόντος. Ces mots-ci sont souvent mal compris dans la mesure où l’on se demande : mais pourquoi n’est-ce pas engendré de ce qui existait ? Seulement cette autre possibilité, pour séduisante qu’elle soit, est exclue pour des raisons logiques fortes. En effet, si quelque chose devient F, cette chose n’était pas F juste avant de devenir F : si le mur devient gris alouette lorsque je le peins, il n’était pas gris alouette au moment où j’ai pris le pinceau. Devenir F entraîne le fait qu’on n’a pas été F. Or être engendré ou être créé, c’est devenir existant ; si un objet est engendré, il commence à exister, il devient existant. En ce cas, être engendré entraîne le fait de n’avoir pas été existant : si quelque chose st engendré à un temps t , alors juste avant t, cette chose n’existait pas. C’est ce que Parménide veut dire lorsqu’il présuppose que tout ce qui est (hypothétiquement) engendré doit venir ek mè eontos. Jusque-là Parménide a raison.

Quant à la prémissse – on ne peut ni dire ni penser qu’il n’existe pas –, le principe de Parménide (qui me défend de parler du non-existant) m’assure que toute pensée de cette forme « x n’existe pas » doit être fausse ; car si cette pensée était vraie, x n’existerait pas et j’aurais donc pensé à un non-existant. En somme, au lieu d’écrire – on ne peut ni dire ni penser qu’il n’existe pas –, Parménide aurait dû dire « toute phrase, toute pensée de la forme ‘x n’existe pas’ est nécessairement fausse ».

Le second argument – De plus, quelle nécessité… – introduit un autre principe, car Parménide présuppose ici que, si un objet quelconque a été engendré, il faut qu’il y ait eu une raison, une cause, qui ait rendu sa génération nécessaire et qui l’ait rendu nécessaire à l’instant précis où cet objet a été engendré. Il s’agit ici du principe de raison suffisante, principe déjà rencontré chez Anaximandre. S’il n’y a aucune raison pour laquelle X se produit plutôt que Y, et s’il n’est pas possible que X et Y se produisent tous les deux, alors ni X ni Y ne se produisent.

Supposons donc qu’un chat a été engendré, que – par exemple – un chat est né avant-hier. En ce cas, il doit exister quelque chose à propos du chat qui explique pourquoi il est né avant-hier et non pas « plus tard ou plus tôt ». Mais, « étant donné qu’il a commencé de rien », il est impossible qu’il y ait eu quelque chose de cette sorte (expliquant pourquoi il n’est né ni plus tard ni plus tôt) : avant sa naissance supposée, le chat n’a eu aucune qualité, et par conséquent il n’y avait, en ce qui concerne le chat, aucune différence entre avant-hier et tout autre matin du monde. La naissance du chat est donc impossible.

Ainsi, à l’analyse, la métaphysique de Parménide, fondée sur des principes ambigus, s’est avérée trompeuse. Mais, dans le même temps, elle compte parmi les efforts les plus marquants de la pensée philosophique. D’abord, Parménide a inventé un mode de pensée original et fructueux : il a conçu la possibilité de mener jusqu’au bout une argumentation a priori, en partant de principes apparemment indiscutables et au moyen de déductions apparemment rigoureuses. Puis, et plus précisément, il a inventé la métaphysique, discipline qui, à partir d’Aristote, occupera le cœur du discours philosophique. De plus, les arguments de Parménide ont influencé tous ses successeurs, jusqu’à Platon et Aristote : ils ont défini le cadre dans lequel un philosophe devait désormais penser. Même si bon nombre de ses idées se sont avérées fausses et ses arguments souvent trompeurs, le rôle historique qu’ils ont joué leur confère une immense importance.

– Les idées parménidiennes revisitées par l’amiral samien MÉLISSOS.

Son œuvre écrite en prose simple et limpide comporte des idées de Parménide révisées et des idées entièrement nouvelles.

Mélissos a soutenu que ce qui existe doit être :1/ non engendré, 2/ sans commencement et sans fin dans le temps, c’est-à-dire éternel, 3/ sans commencement et sans fin dans l’espace, c’est-à-dire infini, 4/ unique, 5/ tout à fait homogène, 6/ sans croissance et sans diminution, 7/ sans altération, 8/ sans douleur et sans angoisse, 9/ complètement plein, 10/ sans aucun mouvement, 11/ sans densité, 12/ incorporel.

A ces déclarations métaphysiques, il a ajouté un certain nombre d’arguments qui devaient montrer que les sens sont trompeurs et que seule la raison peut nous enseigner la vérité.

Examen des articles 3/,4/, 9/ et 10/ de cette métaphysique

3/, 4/ -Tandis que Parménide a dit que ce qui existe doit être déterminé ou fini, Mélissos, au contraire, déclare que :

« Mais comme il est toujours, alors également il doit être toujours illimité en grandeur »

(KRS, n° 527)

et

« …, il serait un ; car s’il était deux, les deux ne pourraient pas être infinis, mais se limiteraient réciproquement »

(KRS, n° 531).

Quand Mélissos déduit l’unicité de l’être de son infinité, il semble qu’il ait raison. Mais pourquoi supposer que ce qui existe doive être infini ? Il semble que Mélissos se soit fié à une sorte de parallélisme entre l’espace et le temps : chaque objet doit être éternel (sinon on pourrait dire avec vérité qu’un objet n’existe pas à une époque quelconque ; mais on ne peut pas dire avec vérité qu’un objet n’existe pas – c’est Parménide qui l’a dit). Mais de même, poursuit Mélissos, chaque objet doit être infini (sinon on pourrait dire avec vérité qu’il n’existe pas à un endroit quelconque ; mais on ne peut pas dire avec vérité qu’un objet n’existe pas). Tout objet qui existe doit être infini sous peine de non-existence ; et si tout objet qui existe est infini, il n’y a qu’un seul objet qui existe – il n’y a que l’Un.

Il est évident que l’on peut critiquer l’argument de Mélissos à partir des mêmes raisons qui ont permis de critiquer l’argument parallèle de Parménide : en effet Mélissos s’appuie sur une version forte du principe parménidien. Mais il faut reconnaître qu’il a soigneusement développé la pensée de son maître, la rendant plus cohérente. Après Mélissos, on a toujours parlé de l’ « Un éléatique[19] ». Mais cet objet surprenant a bel et bien été introduit dans la philosophie par l’amiral de Samos.

9/, 10/ - Les objets parménidiens ne bougent jamais : l’argument classique contre le mouvement n’en est pas moins dû à Mélissos qui a pris comme point de départ l’impossibilité du vide :

« Et nulle part de lui n’est vide. Car ce qui est vide n’est rien. Alors ce qui n’est rien, ne peut pas très bien exister. Ni ne peut-il se mouvoir. Car il ne peut céder en un certain point, mais il est plein. Car s’il y avait une telle chose que le vide, il se retirerait dans ce qui est vide. Mais comme il n’y a pas une chose telle que le vide , il n’y a nulle part où il puisse se retirer »

(KRS, n° 534).

La conclusion de Mélissos s’appuie donc sur deux thèses, l’impossibilité du vide et l’existence d’un lien entre mouvement et vide.

L’argument séduit : même si l’on est sûr qu’il est faux, on a de la peine à repérer où se trouve l’erreur[20]. Pour l’heure mentionnons deux choses.

Notons d’abord que Mélissos a pris le mot « vide » en un sens assez fort : être vide veut dire ne contient absolument rien. La langue courante – le grec courant de Mélissos – autorisait un sens plus faible, car nous aurions dit par exemple que la caverne était vide si elle ne contenait aucune espèce vivante (animale ou végétale), aucune chose en pierre…mais toutefois remplie d’air. Ces deux sens du mot vide, l’un fort et l’autre flou, ont été distingués par les successeurs de Mélissos, mais personne ne lui a reproché d’avoir joué sur l’ambiguïté du terme.

Notons ensuite que, même si l’argument de Mélissos ne nous persuade pas, il existait également d’autres raisons permettant d’étayer sa thèse[21].

Quant au lien que Mélissos a postulé entre mouvement et vide on peut l’expliquer ainsi :

Si quelque chose est sur le point de se mouvoir , c’est-à-dire de se déplacer de l’endroit a où il se trouve pour atteindre le point b, il faut que ce dernier point soit vide, qu’il ne contienne aucun objet Y. Si ce n’était pas le cas, Y bloquerait le mouvement de X et arrêterait son mouvement avant qu’il ne parvienne à b. Y ne peut cependant laisser la place à X que si lui-même peut se déplacer c’est-à-dire qu’il est nécessaire que le point c qu’il convoite soit libre . Ce n’est pas parce que Y s’obstine qu’il ne cède pas le passage à X, c’est parce que Y non plus ne peut bouger… et ainsi de suite. Cette argumentation a été considérée de façon favorable par plusieurs philosophes en particulier par les atomistes – par Démocrite, par Epicure – pour lesquels un tel argument est devenu un axiome de la physique. D’autres l’ont rejeté, et Aristote parmi eux. On traitera plus loin de l’argument qui lui est opposable.

– Une argumentation « contre la pluralité » et quatre arguments « contre le mouvement » sont contenus dans plusieurs fragments de ZÉNON, ami et conci- toyen de Parménide.

Il existait tout une série d’arguments contre la pluralité, tous énoncés sous la forme d’une antinomie. Cela veut dire que Zénon a adopté un type d’argumen- tation en lequel il montrait que, s’il existe plusieurs objets, alors ces objets doivent être à la fois F et G, F et G étant des propriétés incompatibles. Ainsi l’antinomie que présente un des fragments qui ont survécu veut montrer que les constituants de la pluralité supposée doivent être à la fois très petits et très grands, à vrai dire qu’ils doivent manquer de toute grandeur et être infinis en grandeur :

« …Ainsi, s’il y a plusieurs choses, il est nécessaire qu’elles soient à la fois petites et grandes ; assez petites pour n’avoir pas de grandeur, assez grandes pour être illimitées »

(KRS, n° 316).

Les raisons avec lesquelles Zénon a étayé le premier membre de cette antinomie ont disparu dans la transmission, privant l’argument d’une réelle solidité. La critique traditionnelle qui est faite du présent fragment, telle que présentée par J. Barnes, est, selon lui, également erronée.

Aussi, de Zénon, est-il préférable d’examiner le premier des quatre arguments « contre le mouvement » tel que présenté par Aristote, dans cette seule phrase :

« Le premier argument soutient que rien ne se meut parce que ce qui se déplace doit arriver à mi-point du trajet avant d’arriver à la fin «

(Aristote, Physique, 230 b).

Supposons donc qu’un objet X se meuve de A à B. Avant d’arriver à B, X doit arriver à a1, le point qui se trouve au milieu de A et B. De plus – il faut évidem- ment ajouter quelque chose ici à la présentation d’Aristote – X doit arriver à a2, le point qui se trouve au milieu entre a1 et B, avant qu’il n’arrive à B. Et puis à a3, a4, …, toujours avant d’arriver à B.

A a1 a2 a3 B

/___________________________/______________/_______/________/

-----------------------X---------------------------->

D’où le problème. Il s’agit, encore une fois de l’infini, car les points qui se trouvent au milieu, entre A et B, constituent une série infinie de positions auxquelles X doit arriver successivement avant d’arriver à B. Le cœur de l’argument peut donc être formulé comme suit :

1/ Afin d’arriver à B – afin de se mouvoir – X doit accomplir, l’une après l’autre une infinité de tâches distinctes (il doit arriver à a1, puis à a2 , puis…).

2/ Rien ne peut accomplir, l’une après l’autre, une infinité de tâches distinctes.

3/ Donc : X n’arrivera pas à B, et rien ne se meut.

Les deux prémisses de l’argument entraînent la conclusion. Si nous voulons, contre Zénon, repousser la conclusion et rendre le mouvement possible, nous devons renoncer soit à la prémisse 1/, soit à la prémisse 2/, soit aux deux prémisses à la fois. L’éclat de ce petit argument vient du fait que les deux prémisses semblent être toutes les deux hors de doute.

Si l’on rejette la première prémisse, il faut admettre ou bien que l’espace n’est pas continu, c’est-à-dire qu’on ne peut pas le diviser à l’infini ; ou bien qu’allant de A vers B un objet peut, pour ainsi dire, « sauter » au-dessus de certains endroits entre A et B. Selon la deuxième possibilité, il y a une série infinie de points situés au milieu, entre A et B, mais X peut aller directement, disons de a23 à a25, sans toucher à a24 qui se trouve quand même entre a23 et a25. Difficile de croire possible un tel exploit ! Selon la première possibilité, l’espace doit avoir une structure « quantifiée », il y a des « atomes » spatiaux de même qu’il y a des atomes matériels. Si l’on accepte cette dernière possibilité, il faut renoncer aux fondements de la physique moderne, d’après laquelle l’espace et le temps sont des dimensions continues.

Ne faut-il pas plutôt écarter la deuxième prémisse ? En ce cas, on doit expliquer comment on peut accomplir, c’est-à-dire finir, une série infinie – et cela semble être impossible. Ici il ne s’agit pas de physique (ni de la mathématique) mais plutôt de logique et d’analyse. La philosophie a essayé d’expliquer comment, dans un certain sens et à propos de certaines séries, la conception d’une série à la fois infinie et accomplie n’est pas incohérente[22] ; mais jusqu’à maintenant on n’a pas réussi à proposer une théorie qui soit capable de convaincre tous les savants.

Le premier argument de Zénon contre le mouvement ne prouve pas que nous ne bougeons pas – évidemment nous bougeons. Néanmoins, l’argument est un vrai paradigme de la philosophie : un argument tout à fait simple, qui part de deux prémisses banales, afin de parvenir à une conclusion apparemment absurde. Soit nous ne nous ne mouvons jamais, soit nous accomplissons tout le temps des séries de tâches infinies, soit la physique moderne s’est au fond trompée. Voilà ce que Zénon a démontré il y a vingt-cinq siècles.

Les thèses relatives à l’astronomie (kosmos)

– Le terre a une forme sphérique, la lune emprunte sa lumière au soleil : telles sont les deux principales affirmations de PARMÉNIDE, encore jamais rencontrées, telles qu’elles se trouvent consignées dans la troisième partie de son œuvre dite Voie de l’Opinion. Il avait également découvert que l’étoile du matin et l’étoile du soir ne formaient qu’un seul corps céleste, la planète Vénus. Mais l’aspect le plus remarquable de cette partie de son œuvre se trouve dans le jugement que l’auteur lui-même a prononcée sur elle :

« En ce point, je termine mon discours digne de confiance et ma pensée

Sur la vérité. A partir de maintenant, apprends les opinions des mortels,

En prêtant l’oreille à l’arrangement trompeur de mes dires…

Cette disposition , je te la déclare en tous points d’une

vraisemblance

Telle qu’aucun des mortels, dans son jugement, ne saurait jamais te

dépasser »

(KRS, n° 302)

Les lecteurs du poème, d’après J. Barnes, ont longuement disputé sur l’ambiguïté de ces déclarations. Il pense, quant à lui, vraisemblance telle qu’aucun des mortels (…) ne saurait jamais te dépasser ») – il faut donc accepter cette assurance et cette explication bien qu’elles ne soient pas totalement satisfaisantes.>

C/ PÉRIODE DE CONSOLIDATION

Nous atteignons ainsi la troisième période de la philosophie présocratique, celle où des penseurs, sensibles à la fécondité et à la puissance de la raison, ont essayé de bâtir des systèmes de pensée fondés sur l’imagination et l’expérience. Même s’ils n’ont jamais soumis les arguments de Parménide, de Mélissos et de Zénon à une critique détaillée, ils ont toutefois répondu à ces arguments lourds d’une menace dont la philosophie devait être affranchie. Ils ont proposé, selon leur propre personnalité, plusieurs façons de s’en libérer, mais toutes ces façons avaient – c’était quasi nécessaire – un fondement commun. Ce fondement, selon J. Barnes consistait en cinq prises de positions majeures.

1. Tous les penseurs postéléatiques ont accepté la thèse que Parménide avait établie déductivement : la génération et la destruction aussi sont à exclure. Il n’en reste pas moins, qu’en un certain sens on peut tout de même dire de telle ou telle chose qu’elle a été engendrée ; mais le sens qu’on donne à ce terme « engendrée » n’est qu’une façon de parler.

2. En revanche, les penseurs postéléatiques n’ont pas écarté toute autre espèce de changement : même si les choses ne sont jamais engendrées, elles peuvent changer et elles sont susceptibles d’altération, car l’altération n’entraîne pas les mêmes difficultés que la génération, et on peut sauver ce type de changement contre les Eléates.

3. De la même façon , ces penseurs ont insisté sur le fait que les choses se meuvent : la nature, telle que les phusikoi l’avaient comprise, ne pouvaient pas exister au sein de la conception éléatique qui niait le mouvement ; aussi la défense du mouvement local ou de la locomotion était-elle au nombre des exigences qu’une science renaissante devait rétablir de la façon la plus urgente.

4. Parménide avait soulevé[23], sans s’y arrêter, le problème de la causalité, mais ses successeurs ont essayé de comprendre ce problème de plus près , de définir une façon de concevoir la cause et d’établir également le cadre de l’explication causale.

5. Enfin leur dernier apport a trait à la philosophie de la connaissance. Si la science devait être sauvée, la méthode empirique méritait de l’être aussi. Les héritiers de Parménide ont donc repris et approfondi les ébauches de philosophie de la connaissance qui se trouvaient chez ses devanciers. Ils ont essayé de bâtir une théorie de la connaissance qui permette à la science de se développer.

Les différentes explications raisonnées de la nature (phusis)

– Toute chose produit des « émanations » (ou effluves) de types divers. En se mouvant à travers l’espace, ces émanations heurtent d’autres choses, sur lesquelles elles ne restent évidemment pas sans effet. Telle est la théorie générale d’EMPÉDOCLE.

De plus, toute chose est traversée par de petits canaux. Si une émanation entre par hasard dans un canal, elle peut produire un effet particulier. C’est ainsi, par exemple, que la substance composée, mais où ne se réalise pas un réel mélange, que forme une vinaigrette ou la stérilité célèbre des mulets, s’expliquent par des émanations et des canaux, ces derniers étant plus ou moins adaptés aux émanations qu’ils reçoivent.

Ce qu’il a vu dans le monde observable, il l’a décrit dans son long poème De la nature. Toute chose est composée de quatre éléments[24] – de « quatre racines » – qui s’identifient respectivement à la terre, à l’air, à l’eau et au feu. (Pourquoi ces quatre éléments ? Aucun texte ne nous donne de réponse. Et bien que la terre, l’eau et l’air semblent correspondre aux trois états de la matière – solide, liquide, gazeux – qu’a reconnus la physique moderne, le statut du feu reste à expliquer. A ces quatre éléments, Empédocle ajoute deux quasi-éléments, deux puissances, l’Amour et la Haine qui sont responsables de la fabrication des choses et accomplissent leur tâche en procédant par mélanges et séparations des quatre racines :

« De même que les peintres décorent les offrandes, eux qui sont des hommes de l’art très habiles dans leur métier – lorsqu’ils saisissent à pleines mains les pigments des différentes couleurs, mélangent harmonieusement un peu de celle-ci et un peu moins de celle-là ils arrivent à produire grâce à elles des formes qui ressemblent à toutes choses, créant des arbres et des hommes et des femmes, des bêtes et des oiseaux et des poissons vivant dans l’eau, et aussi des dieux vivant longuement… »

(KRS, n° 356).

de même les deux puissances fabriquent le monde : à partir d’un nombre restreint de couleurs-éléments, elles peuvent former toute la diversité multicolore du monde.

L’Amour et la Haine doivent être conçus comme des forces impersonnelles, purement physiques. L’Amour est une force d’attraction ou d’attirance : sous son influence, les éléments se rapprochent, s’unifient. Au contraire, la Haine sépare et disjoint. Ces deux puissances jouissent de périodes alternées de domination : la domination de l’Amour, l’unification peut aller jusqu’à son terme, de sorte qu’à la fin, les éléments se trouvent mélangés en une sphère tout à fait homogène. Sous la domination de la Haine, la séparation est poussée aussi loin que possible, de sorte qu’à la fin les éléments sont totalement disjoints les uns des autres.

Ce monde – il faut plutôt dire : tous ces mondes infinis – inclut des bizarreries :

« Beaucoup de créatures naquirent avec un visage et une poitrine sur les deux faces, rejeton de bœuf à visage humain, tandis que d’autres poussaient avec une tête de bœuf bien qu’ils soient rejetons de l’homme »

(KRS, n° 379).

Mais la nature qu’Empédocle a décrite en sa plus grande partie est moins exotique : les fragments montrent bien qu’il a bien vu le même monde que ses devanciers, et qu’il a essayé de l’expliquer par des théories astronomiques, biologiques, zoologiques, botaniques et psychologiques – bref, qu’il a en somme lui aussi réalisé de son propre cru, le même brassage traditionnel d’éléments que ses devanciers avaient pratiqué avant lui.

– En phusikos accompli, PHILOLAOS DE CROTONE, a réfléchi aux principes de l’univers :

« Au sujet de la nature et de l’harmonie, voici quelle est sa position. L’être des objets, qui est éternel, et la nature elle-même admettent une connaissance divine et non humaine – si ce n’est qu’il n’était pas possible pour aucune des choses qui existent et qui nous sont connues d’avoir pris naissance sans qu’il y ait eu l’être de ces choses dont l’univers est composé : les limitants et les illimités. Et puisque ce principe existait, n’étant ni semblable ni de la même espèce, il aurait été impossible pour eux d’être ordonnés pour former un univers si l’harmonie n’était pas survenue – quelle que soit la manière dont celle-ci a pris substance. Des choses qui sont semblables et de la même espèce n’avaient pas besoin d’harmonie mais celles qui étaient dissemblables et pas de la même espèce et d’ordre inégal – il était nécessaire pour de telles choses d’être enchaînées ensemble dans un univers ordonné »

(KRS, n° 429).

Philolaos parle des choses « que nous connaissons » – des animaux, des arbres.

Ces choses dépendent de deux principes.

Il y a, d’une part, un principe « illimité » ou indéterminé qui peut être identifié à la matière. (La matière est indéterminée, c’est-à-dire qu’elle ne possède en elle-même aucune détermination. Quelle est la figure du fer ? Quelle est la figure du bois ? Le fer et le bois, deux espèces de matière qui n’ont aucune figure. Un bout de ficelle, en lui-même, est sans longueur.)

Il existe, d’autre part, un principe « limitant », qui peut s’identifier à la figure ou à la forme. (Les figures sont immatérielles, c’est-à-dire qu’elles ne possèdent aucune matière en elles-mêmes. De quelle matière est fait un cube ?) Matière et figure sont des choses hétérogènes ; elles doivent être « harmonisées » l’une avec l’autre ; il faut qu’une harmonie, – relation entre l’illimité et le limitant – se réalise, car n’importe quelle figure ne s’impose pas à n’importe quelle matière : il n’y a ni pyramides d’eau ni jets de bois ; entre matière et figure il doit exister une relation appropriée.

Dans le parc je vois une grande masse de bois, je vois aussi qu’elle a une forme proche de celle d’un cône. La forme est harmonisée à la matière : je vois une chose connaissable et connue – je vois ce cèdre, haut et élégant. Jusqu’à maintenant aucun nombre n’est intervenu.

– Une innovation relative à la conception de la matière, fondée sur des observations empiriques, est imputable à ANAXAGORE, ami intime de Périclès.

Plusieurs fragments traitent de cette conception de la matière, « fragments dont l’interprétation détaillée, au dire de J. Barnes, est fort délicate ».

« Toutes les choses étaient ensemble, infinies en regard à la fois de leur nombre et de leur petitesse ; aucune d’entre elles n’était claire à cause de sa petitesse ; car l’air et l’éther tenaient toutes les choses en leur sujétion, toutes deux étant infinies ; car ceux-ci sont les plus importants composants dans le mélange de toutes choses, à la fois en nombre et en taille »

(KRS, n° 467).

« Dans tout, il y a une part de tout, excepté Esprit, et il y a des choses dans lesquelles il y a aussi Esprit »

(KRS, n° 482).

« Et puisque les parts du grand et du petit sont égales en nombre, ainsi donc toutes les choses devraient être dans chaque chose. Il n’est pas non plus possibles qu’elles restent isolées, mais toutes les choses ont une part de tout. Comme il n’est pas possible qu’il y ait une plus petite partie, rien ne peut être mis à l’écart ni être généré par lui tout seul, mais de même que les choses étaient à l’origine, ainsi doivent-elles maintenant aussi, toutes ensemble. Dans toutes les choses, il y a beaucoup d’ingrédients, égaux en nombre dans la plus grande et la petite partie des choses qui sont séparées les unes des autres »

(KRS, n° 481).

De ces textes, J. Barnes a dégagé trois thèses principales :

1/ « Au commencement », avant que l’intellect n’ait accompli son travail cosmo-gonique « toutes les choses étaient ensemble », tout était dans tout et participait à une portion de tout.

2/ Retour au temps présent : même après que la révolution cosmogonique inspirée par l’intellect a fait que les choses se sont séparées les unes des autres dans le but de former un monde ordonné, toutes les choses demeurent néanmoins ensemble, tout participe toujours à une portion de tout.

3/ Dans ce méli-mélo de matière « le plus petit n’existe pas » ; c’est-à-dire que l’on peut toujours trouver une chose plus petite que la chose la plus petite qu’on a déjà trouvée

Plus synthétiquement encore :

1/ D’abord toute chose participait à une portion de toute chose.

2/ Maintenant toute chose participe à une portion de toute chose.

3/ Pour toute chose, de n’importe quelle grandeur, il existe une chose plus petite.

Deux conséquences importantes peuvent être tirées de ces 3 thèses : d’abord, Anaxagore n’a souscrit à aucune forme d’atomisme(pas de morceaux élémentaires dans les choses(thèse 3). Par ailleurs il a dû adopter une position particulière à propos des choses que nous voyons, dont aucune n’est pure ; il dit précisément que

« [Esprit est tout à fait semblable, à la fois dans ses plus grandes et ses petites quantités, tandis que] rien d’autre n’est semblable à quelque chose d’autre, mais chaque corps particulier est, et était très clairement ces choses dont il est en majeure partie formé »

(KRS, n° 426).

Si l’on veut comprendre le système d’Anaxagore, il faut traiter les « choses » dont il parle comme des « types de matière » (même s’il faut aussi admettre que parmi celles qu’il a reconnues comme matières, il y en a quelques unes que nous mettrions dans une autre catégorie). En ce cas, on peut formuler de manière plus précise la thèse 2/ en disant :

2*/ Maintenant, chaque morceau de n’importe quelle matière contient une portion de toute sorte de matière (sauf à être d’or pur, ce bracelet contient, outre de l’or en majeure partie, de l’argent).

Mais pourquoi accepter 2*/ ?

Un argument qui dérive probablement d’Anaxadore lui-même, prend son départ dans le phénomène du changement :

« Parce qu’il a remarqué que tout vient de tout, sinon de manière immédiate du moins un certain ordre – l’air vient du feu, l’eau de l’air, la terre de l’eau, la pierre de la terre, et de nouveau le feu de la terre. En outre, le même aliment, le pain par exemple, produit beaucoup de choses dissemblables : ma chair, l’os, les veines, les nerfs, les cheveux, les ongles…Voilà pourquoi il a supposé que dans l’aliment (dans l’arbre si c’est l’eau qui alimente les arbres) il se trouve du bois, de l’écorce, du fruit... »

(Simplicius, Commentaire sur la physique, 460,11-19).

Ainsi si quelque chose résulte de – s’il vient de – quelque chose, il s’ensuit que cette première chose, avant d’être produite, était dans celle dont il vient (serait-ce l’assomption d’une banalité, ou ne serait-ce pas plutôt une inférence fondée sur des principes éléatiques, dans la mesure où, si l’os n’était pas auparavant dans la soupe, il ne serait pas apparu ?) L’observation généralisée entraîne donc la thès 2*/.

Il est à remarquer que la première thèse, nouvellement formulée

1*/ D’abord, chaque morceau de n’importe quelle matière contenait une portion de toute sorte de matière.

ne se prête pas à l’observation directe, bien qu’Anaxagore déclare

« Les apparences sont un aperçu de l’obscur »

(KRS, n°510).

C’est dire que nous ne comprenons les choses non perceptibles que par analogie avec les choses que nous percevons. Avec l’aide de ce principe, nous pouvons passer de la thèse 2*/ à la thèse 1*/, des phénomènes aux choses obscures.

Avec ces deux thèses présentes à notre esprit, J. Barnes, nous recommande l’expé- rience suivante : supposons que nous prenions un seau rempli d’eau salée. C’est à nous qu’il revient de séparer le sel de l’eau, par quelque moyen que ce soit. Supposons donc que nous ayons réussi pour une partie du seau à récupérer 50 g de sel. Or, il reste de l’eau dans le seau ; et, d’après la thèse 2*/, cette eau doit être, elle aussi, salée. Essayons donc encore une fois de séparer le sel de l’eau. Nous récupérons encore 25 g de sel. Et ainsi de suite, en répétant ce processus jusqu’à l’infini, la quantité de sel récupérée s’amenuisant progressivement. Le constat est donc le suivant :

3*/ Chaque objet qui participe à une portion d’une certaine matière participe aussi à une portion plus petite de cette matière.

La thèse 3*/ comme son numéro l’indique n’est rien d’autre que la version plus précise de la thèse 3/.

D’un autre côté, on pourrait essayer d’étayer la thèse 2*/ en partant de la thèse 3*/ – c’est cela que suggère Anaxagore au fragment n° 481 (les proportions sont les mêmes quelle que soit la quantité d’eau). C’est dire que dans toute quantité d’eau ayant une certaine teneur en sel, il doit y avoir une certaine quantité de sel.

Et J. Barnes de conclure : « A vrai dire, les arguments que je viens d’exposer ne sont pas tout à fait invincibles ; et il faut ajouter que la théorie anaxagoréenne de la matière a suscité l’admiration plutôt que l’assentiment chez ses successeurs ».

– Bien que ce soit Leucippe[25] qui ait inventé l’atomisme, c’est son élève DÉMOCRITE qui en a développé la théorie.

Les grandes lignes se trouvent exprimées dans un fragment d’un essai qu’Aristote a consacré à Démocrite, dont voici un extrait :

« Selon Démocrite, la nature des choses éternelles consiste en de petites substances, illimitées en nombre, auxquelles il assigne un lieu, distinct d’elles et illimité en grandeur. Au lieu, il donne les noms suivants : « vide », « rien », « infini » ; et à chacune des substances, il donne les noms suivants : « chose », « élément compact », « être ». Il soutient que ces substances sont si petites qu’elles échappent à nos sens, et qu’elles possèdent des variétés de forme et de figure, et des différences de grandeur. C’est à partir de ces substances qui jouent le rôle d’éléments, que pour lui se produit la génération et que se composent les choses et les masses visibles. Elles s’agitent et se déplacent dans le vide à cause de leur dissimilitude et des autres différences mentionnées plus haut. Et lorsqu’elles se déplacent, elles se heurtent et s’imbriquent tellement les unes dans les autres qu’elles finissent par adhérer et se rassembler, sans pour autant que soit engendrée à partir d’elles une nature une, quelle qu’elle soit »

(Aristote, frag.208, chez Simplicius, Commentaire sur le Traité du ciel, 294).

Ces corps visibles, issus d’une infinité de petites substances qui nagent dans un vide infini et éternel dont le mouvement est déterminé par une nécessité tout à fait mécanique, ne sont que des conglomérats (la foule dans la rue, ne constitue pas une nature à part, n’est rien en plus des individus qui la composent – individus qui ne sauraient s’unir dans la rue).

Puisqu’il n’existe en réalité que les atomes etle vide, tout ce qui se produit dans le monde doit être expliqué à l’aide de ces éléments et de leur qualité. Démocrite, en bon phusikos, a essayé de tout expliquer :

« il disait qu’il aimerait mieux découvrir une seule explication causale que de devenir roi des Perses »

(Denys d’Alexandrie, chez Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, 27, 4).

La théorie atomiste soulève deux questions fondamentales : Pourquoi des atomes ? Comment le vide ?

Pourquoi des atomes ? Pourquoi Démocrite n’a-t-il pas suivi le chemin non atomiste d’Anaxagore pour qui « Les apparences sont un aperçu de l’obscur » ? On dit que Démocrite a loué cette formule d’Anaxagore, ce qui permettrait de supposer que sa propre théorie s’appuie sur une base empirique, et que ce sont des observations, des phénomènes qui ont amené Démocrite aux atomes.

De fait, la théorie à laquelle Démocrite a été amené semblait contredire tout ce dont les sens nous assurent, notamment les phénomènes :

« lorsque les atomes s’approchent l’un à l’autre ou se heurtent ou s’entrelacent, les composés apparaissent sous forme d’eau ou de feu ou de plantes ou d’hommes, mais en vérité les seules chose qui existent sont celles qu’il appelle les formes indivisibles – il n’existe rien d’autre »

(Plutarque, Contre Colotès, Moralia, 1111 a).

D’après l’atomisme, les hommes et les plantes, tout comme la foule dans la rue, n’ont aucune nature. Davantage : en toute vérité, ils n’existent pas ; le monde démocritéen n’est assurément pas tel que nos se,ns le décrivent.

On a, d’une part la méthode d’Anaxagore ; d’autre part, un monde tout à fait différent du monde visible. Démocrite a reconnu la difficulté :

« Après s’être livré à la critique des phénomènes en disant :

– ‘Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer. En réalité les atomes, le vide’,

il fait tenir aux sens les propos suivants qui s’adressent à l’intellect :

‘Pauvre intellect, c’est de nous que tu tires les éléments de ta croyance, et puis tu prétends nous réfuter ! –Tu te terrasses toi-même en prétendant nous réfuter’ »

(Galien, De la médecine empirique XV, 8).

Venons-en à la deuxième question : comment le vide est-il possible ? Mélissos a nié l’existence d’un vide. Pour lui répondre, les choix ne sont pas si nombreux : il faut affirmer ou bien que le vide ne s’identifie pas au non-existant, ou bien que le non-existant existe. Or, bien que cette dernière paraisse absolument exclue, c’est pourtant celle que les atomistes ont retenue :

« Leucippe et son collègue Démocrite disent que le plein et le vide sont les éléments, qu’ils dénomment respectivement ‘être’ et ‘non-être’ – l’être étant le plein et l’étendue, le non-être, le vide ou le rare. (Et c’est pourquoi ils disent que l’étant n’est pas plus que le non-être – parce que le vide n’existe pas plus que le corps) »

(Aristote, Métaphysique A4 985 b).

Le témoignage d’Aristote est confirmé par d’autres textes, d’où il paraît que, d’après la formule soigneusement concise de Démocrite,

« l’étant n’est pas plus que le néant »

(Plutarque, Contre Colotès, Moralia 1109 a).

Le vide s’identifie au non-être : Mélissos avait raison. Mais le non-être est : Mélissos avait tort. Donc le vide est.

Les phrases centrales de l’argument démocritéen, « Ce qui n’est pas, est », « Ce qui n’existe pas, existe » semblent contradictoires. Démocrite ne peut soutenir sa thèse que s’il démontre que la contradiction n’est qu’apparente. Une telle preuve ne s’achève qu’à une seule solution : Démocrite doit déclarer que le mot « être » ou « exister » est ambigu, que le vide existe et n’existe pas, est et n’est pas , selon deux sens différents des mots « être » et « exister » ; plus précisément Démocrite doit déclarer que le mot einai que l’on traduit par « être » ou « exister » est ambigu. Bien que Démocrite ait eu recours à l’ambiguité pour confirmer que les paroles sont de pures conventions qui ne signifient rien par nature, ce contexte reste très éloigné de l’atomisme. Au-dessous du vide, et c’est par là que conclut J. Barnes, « on trouve une contradiction logique – seul le postulat qu’il y a là une ambiguité peut rendre cohérent ce que Démocrite a conçu. Mais, cette ambiguité, Démocrite ne l’a jamais expliquée et peut-être n’y a-t-il jamais pensé. »

– Se référant tantôt à Anaxagore, tantôt à Leucippe, DIOGÈNE D’APOLLONIE, est le dernier des phusikoi qu fut célébré à son époque.

« …lui aussi dit que la substance de l’univers est l’air infini et éternel à partir duquel, lorsqu’il est condensé et raréfié et modifié dans son arrangement prend naissance la forme des autres choses. C’est ce que Théophraste rapporte à son sujet »

(KRS, n° 598).

Un long texte qu’Aristote a recopié nous renseigne sur la disposition des vaisseaux à l’intérieur du corps ; il ne relève pas de la philosophie. J. Barnes l’a cité comme contrepoids, à la fin de son exposé sur les penseurs présocratiques.

Les réflexions menées à partir de l’observable

– La théorie physique générale d’ EMPÉDOCLE (sur les émanations) s’applique en particulier à la perception dans la mesure où il existe des émanations perceptibles et des canaux réceptifs. Ainsi, lorsqu’une émanation rouge, émise par une tomate, se dirige vers mes yeux et se loge dans mes canaux visuels, je vois la tomate. La symétrie naturelle, grâce à laquelle la vision de la tomate se réalise, garantit la validité gnoséologique de cette perception. C’est parce qu’elle se fonde sur un processus causal et naturel que la connaissance empirique s’explique et se justifie. Empédocle avait donc esquissé, sous une forme rudimentaire, une philosophie « naturaliste » de la connaissance, philosophie dont beaucoup de ses successeurs grecs allaient se servir.

Nos organes sont fiables et nous donnent l’assurance que le monde change. Ce qui n’empêche pas Empédocle de constater que Parménide avait eu raison d’exclure la génération :

« Parmi toutes les choses mortelles, aucune ne

naît ni ne se trouve une fin dans la mort maudite, mais

seulement le mélange et l’interchange de ce qui est mélangé

– naissance est le nom que les hommes donnent à ceux-ci »

(KRS, n° 350).

La naissance, la génération ne sont que des noms trompeurs donnés au mélange ; la mort et la destruction équivalent à une séparation. Or mélanger et séparer supposent le mouvement. Si Empédocle admet, avec Mélissos que

« aucune partie de l’univers n’est vide »

(Aristote, Sur Mélissos, Xénophane, Gorgias, 976 b 23).

il insiste néanmoins sur le fait que les choses mortelles se meuvent. Pour sortir de « l’embouteillage » universel décrit par Mélissos, Empédocle a trouvé une issue. La théorie qu’il a élaborée et que nous ne connaissons, hélas, que par des compte-rendus de seconde main, avait été acceptée ultérieurement par Platon, Aristote et Descartes.

Supposons qu’il existe des objets, X,Y,Z, A…W, qui se rangent dans l’espace de telle manière que X soit le voisin de Y, Y le voisin de Z, et W le voisin de X. En ce cas, d’après Empédocle, Y peut céder sa place à X, Z peut céder la sienne à Y…, et X peut céder la sienne à W, même dans un univers sans vide – à condition que ces permutations aient lieu dans le même temps. Au moyen de ce changement mutuel et simultané, changement qu’on allait appeler une antiperistatis, le mouvement s’achève dans un monde sans vide : chaque objet, de X à W, se meut, tous les objets se meuvent en même temps, d’une façon telle qu’ils ne laissent jamais aucun endroit vide[26].

Si Empédocle s’est posé en rival des phusikoi, et des parménidiens, il n’a pas non plus ignoré Pythagore : l’Eternel Retour[27] n’est pas le seul trait pythagoricien qu’on retrouve dans son œuvre. Empédocle est en effet l’auteur d’un deuxième poème intitulé Purifications, au commencement duquel il nous dit qu’

« il y a un oracle de Nécessité, un antique décret des dieux, éternel, scellé par des serments de grande portée ; lorsque quelqu’un pêche et souille ses propres membres en

versant le sang, qui par son erreur transgresse le serment qu’il a fait – esprit dont le lot est une longue vie – durant trois fois mille ans, il erre à l’écart des bienheureux, renaissant pendant tout le temps sous toutes sortes de formes mortelles… »

(KRS, n° 401).

La période d’errance, conséquence d’un délit dont les fragments ne précisent pas la nature, est le moment où sont vécues des vies différentes. Empédocle, lui-même un de ces anges déchus, de ces âmes vagabondes, nous confesse sa propre histoire

« Car j’ai déjà été une fois un garçon et une fille, un buisson et

un oiseau et un poisson bondissant et migrateur »

(KRS, n°417).

C’est-à-dire que l’«oracle de la nécessité », afin de punir les pécheurs, a établi tout une série de transmigrations pythagoriciennes.

Les deux poèmes (De la nature et Purifications) traitent de sujets différents, mais ne font usage que d’un seul lexique, d’un seul répertoire conceptuel. Ainsi l’ange déchu des Purifications est-il détesté par les quatre éléments du De la nature ; et, en revanche le lecteur du De la nature va apprendre comment on peut faire revenir chez Hadès l’esprit d’un homme mort.

– Le phusikos PHILOLAOS, à l’instar d’Empédocle, est également pythagoricien ; il nous assure que :

« en fait, toutes les choses qui sont connues ont un nombre : car il n’est pas possible de penser ou de connaîtrequelque chose sans cela »

(KRS, n° 427).

Bien que les fragments ne disent pas d’une façon explicite que les « limitants », les figures, s’identifient aux nombres, une telle identification peut être postulée. En ce cas, Philolaos aura vu, d’une manière sans doute assez imprécise, qu’afin de comprendre les choses naturelles il faut les « mathématiser », les mesurer et que la mesure s’applique aux aspects formels des choses. Le cèdre, fait de bois, que l’on voit haut et élégant, a une forme plus ou moins conique, que l’on peut rendre plus précise et plus compréhensible en la mesurant (en appliquant un nombre à la figure).

Il n’y a qu’un pas à franchir pour attribuer à Philolaos et aux pythagoriciens du Ve siècle av. J. C., la gloire d’avoir réalisé la première ébauche d’une étude vraiment scientifique, c’est-à-dire quantifiée de la nature, d’autant que certains d’entre eux, sous une forme sans doute contestable, s’étaient engagés sur la voie du nombre. Par exemple EURYTOS, contemporain de Philolaos,

« fixait un nombre pour chaque chose, par exemple, tel nombre déterminé pour le cheval, en reproduisant la configuration des êtres vivants au moyen de cailloux de la même façon qu’on ramène les nombres aux figures du triangle et du carré »

(Aristote, Métaphysique N, 5, 1092 b).

Lorsque qu’Eurytos, par exemple, déclare que le nombre du cèdre est 152, c’est dire qu’il a eu besoin de 152 cailloux pour réaliser une mosaïque du cèdre. Il y aura même des pythagoriciens encore plus rustiques : c’est ainsi, précise J. Barnes, « qu’on s’intéressait, au sein d’une tradition pythagoricienne qui va persister jusqu’à la fin de la philosophie grecque, au nombre de la justice, du mariage, etc. Mais ici il ne s’agit ni de science ni de philosophie : il ne s’agit que d’une numérologie fantastique, dépourvue de toute valeur ».

– C’est l’idée forte du rôle de l’intellect, du « nous », développée par ANAXAGORE, qui a retenu principalement l’attention de ses successeurs.

Un fragment assez long commence comme suit :

« Esprit est infini et se gouverne de façon autonome et n’est mélangé à rien, mais est tout seul par lui-même. Car, s’il n’était pas par lui-même mais était mélangé avec quelque chpose d’autre, il participerait de toutes choses s’il était mêlé avec une seule ; car dans tout, il y a une part de tout, comme je l’ai dit avant ; et les choses qui seraient mélangées à luile retiendraient de manière qu’il ne puisse contrôler aucune chose de la même façon qu’il le fait maintenant, en étant seul par lui-même. Car il est la plus fine de toutes les choses et la plus pure, il a la connaissance de toutet le plus grand pouvoir ; et Esprit contrôle toutes choses, à la fois les plus grandes et les plus petites, qui possèdent vie. Esprit contrôlait aussi toute la rotation, c’est ainsi que débuta la rotation au commencement… »

(KRS, n° 476).

Ainsi se trouve posé le statut de l’intellect (Esprit). Quelle est donc sa nature et son efficacité ?

L’intellect est conçu d’abord comme une substance très subtile, très pure – substance matérielle tout de même (l’idée d’une substance immatérielle ne se trouve pas encore). Etant de nature subtile, l’intellect peut s’infiltrer dabs toute autre chose. De plus l’intellect est une chose omnisciente : en effet il n’est rien d’autre que la faculté de penser, de concevoir, de savoir ; et en tant qu’il s’insinue partout, l’intellect, selon Anaxagore, peut penser partout, rien n’échappe à sa connaissance. Enfin l’intellect est puisant et efficace. Les choses « qui ont une âme » – vous et moi par exemple, et aussi kes animaux et oribablement toutes les plantes – sont dominées par l’intellect. Anaxagore ne veut assurément pas dire que tous nos actes sont déterminés par la raison plutôt que par les passions ; il veut dire que tous les actes, même les actes passionnés, reçoivent leur forme de l’intellect. L’intellect « domine » les choses vivantes et l’intellect cosmique, qui pénètre tout et comprend tout, peut donc tout régler, tout dominer.

Quelle importance revêt l’introduction de cet intellect cosmique ? On pourrait d’abord penser qu’Anaxagore a suivi le même chemin qu’Empédocle, et que son intellect remplace les deux puissances physiques empédocléennes de l’Amour et de la Haine, en proposant une seule force au lieu de deux. Platon puis Aristote[28] se sont réjouis de l’existence de cette finalité cosmique qu’Anaxagore avait introduite, bien qu’aucun fragment de ce penseur n’ait jamais suggéré que l’intellect doive arranger les choses en vue d’une bonne fin, ni que le phusikos ait à construire des théories finalistes. Ils s’en sont réjouis à tort puisque lorsqu’il s’est agi de rendre compte des phénomènes naturels, Anaxagore s’est toujours contenté d’une causalité mécaniste.

Il reste qu’Anaxagore, et c’est la conclusion de J. Barnes, « a régressé par rapport à Empédocle, car la différence capitale entre les deux penseurs réside dans le fait qu’Anaxagore a remplacé des puissances impersonnelles par une puissance person- nelle. Chez Empédocle, l’Amour et la Haine peuvent recevoir une interprétation sobre, interprétation qui les identifie aux puissances naturelles de l’attraction et de la répulsion. Par opposition, on a du mal à réduire l’intellect anaxagoréen en le présentant comme une force physique. Or les forces dont on se sert en physique doivent être des forces physiques ».

– Essayant de tout expliquer par la théorie atomiste, DÉMOCRITE a proposé, par exemple, une théorie atomiste de la perception et des sens, théorie qu’il a développée jusqu’aux plus petits détails, par exemple :

« ce qui est acide est anguleux de figure , plein de sinuosités, petit et subtil : sa finesse lui permet de s’insinuer promptement et partout, et grâce à sa rugosité et à son aspect anguleux, il rassemble et resserre »

(Théophraste, Des sens, 65).

Quoique fondée sur la perception, la théorie atomiste nous dit que la perception est tout à fait trompeuse. Pourtant, Aristote pensait que « Démocrite semble avoir été convaincu par des arguments appropriés et scientifiques » (De la génération et de la corruption, I, 2, 316 a 13-14). S’il ne cite pas ces arguments, il les paraphrase ainsi :

« Si un corps est totalement divisible, supposons qu’il soit divisé : qu’est-ce qui reste ? Une grandeur ? – Impossible, car il y aurait quelque chose qui n’aurait pas encore été divisé alors que le corps était totalement divisible. Or, si le reste ne consiste ni en un corps, ni en une grandeur, et que pour autant la division existe, ou bien le corps sera formé de points et ses constituants seront dépourvus de grandeur ou bien il ne sera rien du tout et par conséquent il aurait été engendré et se trouverait composé du néant et le tout ne serait rien d’autre qu’un corps fantôme »

(Aristote, De la génération et de la corruption, I, 2, 316 a 24-29).

Il faut conclure que la division supposée ne peut pas s’achever et qu’on doit postuler des atomes du corps : car s’il n’est pas possible qu’une chose soit entièrement divisée, il faut qu’elle soit constituée de parties insécables, c’est-à-dire d’atomes.

Cet argument rappelle ceux de Zénon , et sans doute Démocrite a-t-il été influencé par les antinomies zénoniennes à propos de l’infini. Il reste que l’argument imputé à Démocrite est un argument purement a priori qui ne dépend point de l’obser- vation ni de l’expérience.

Les apports à une philosophie morale

– La métempsycose est une notion pythagoricienne. Ayant été acceptée par EMPÉDOCLE, c’est lui, en premier, qui en a dérivé un code moral. Il existe en effet quelque chose qui est

« Une loi pour tous, répandue partout à travers

Le vaste éther et à travers la lumière infinie »

(Aristote, Rhétorique I, 13,1373 b).

Il s’agit d’une loi contre le meurtre, en particulier contre l’abattage des animaux :

« N’allez-vous pas cesser ces fracas de massacre, ne voyez-vous pas que vous vous entredévorez à cause de l’étourderie de votre esprit ? «

(KRS, n° 414).

Empédocle était autrefois un oiseau – un dindon, peut-être. Si l’on avait abattu ce dindon, on aurait abattu Empédocle : l’abattage de n’importe quelle bête peut donc être un homicide. S’il est évident que l’homicide doit être interdit, il s’ensuit – si l’on veut échapper à « la folie » – qu’on ne doit pas tuer les animaux.

De plus, dans un fragment célèbre, Empédocle fulmine comme suit :

« Malheureux ! Malheureux ! – ne touchez pas aux fèves »

(Aulu-Gelle, Nuits antiques IV).

Peut-être le sens de ce fragment est-il Empédocle a pensé qu’il était autrefois une fève verte.

– Il convient de noter ici que nombre des trois cents fragments de DÉMOCRITE qui ont survécu (une centaine environ), ont trait à la philosophie morale.

J. Barnes donne les indications suivantes :

« Bien qu’il faille souligner qu’en s’adonnant à une étude approfondie de la morale, Démocrite s’est montré plus ambitieux que ses devanciers, les fragments n’offrent aucun point d’appui à une interprétation atomiste de l’éthique : on y trouve beaucoup de sentences d’une nature plus ou moins banale ; on y trouve des remarques acerbes, même spirituelles ; on y trouve les traces d’une position théorique, d’un hédonisme assez rude. Mais quant à un système de la morale lié à l’atomisme, on l’y chercherait en vain. »

Au terme de l’examen de la période des phusikoi, une conclusion s’impose : la partie philosophique des œuvres des penseurs présocratiques a gardé toute sa vitalité ; même aujourd’hui, elle possède une valeur et un intérêt qui ne fascinent pas seulement les érudits. « Mais il ne faut jamais oublier, conclut J. Barnes, que les premiers philosophes de la tradition occidentale, les premiers phusikoi se sont intéressés à la science considérée sous toutes ses formes et se sont consacrés à une philosophie qui était une vraie philosophia, un véritable amour de la sagesse ».



[1] Chapitre traité par Jonathan Barnes
[2] Les fonctions traditionnelles qui sont celles des divinités du panthéon olympien – le tonnerre de Zeus, les tremblements de terre de son frère, Poséidon – ont été naturalisées, conçues comme des évènements internes de la nature et non comme des interventions externes d’une force divine.
[3] Ces principes internes doivent être également systématiques et organisés de façon intégrée ; en outre, ils doivent être aussi économiques que possible, c’est-à-dire ressortir d’un petit nombre de principes de mouvement, d’un petit nombre de modalités de transformation.
[4] En effet, le premier logicien sera Aristote.
[5] Un tel phénomène se retrouvera en premier chez Platon.
[6] Thalès a conçu ainsi la possibilité de rechercher les principes du monde phénoménal ; il a jugé que ces principes devaient être internes au monde ; il a espéré y trouver la plus grande économie (il n’y a, prétend-il qu’un seul principe) ; et enfin comme le montre l’enchaînement de ses deux thèses, il a essayé de rendre son principe systématique.
[7] Anaximandre est ainsi le premier à avoir utilisé ce terme à propos du principe matériel.
[8] Seule la première de ses trois thèses est conservée dans cette partie, les deux autres étant versées dans les « Réflexions à partir de l’observable ».
[9] Comme pour Thalès, pour Anaximandre, il n’y a qu’un seul principe ; c’est la règle d’économie qui le demande . Ce principe ne peut être identique à aucune des matières du monde visible, car ces matières sont d’un rang égal, si on les compare l’une à l’autre – le bois est engendré de la terre, la terre du bois, aucun des deux ne possédant la primauté qui doit caractériser un vrai principe. Il faut donc que le principe soit quelque chose à part.
[10] Aux yeux des stoïciens, en effet, elle avait la valeur d’une théorie scientifique, fondée sur une conception de la causalité et intégrée à une physique. (En effet, s’il n’y a qu’un nombre fini d’évènements possibles, si chaque événement doit avoir une cause, et si une cause quelle qu’elle soit doit toujours produire un semblable effet, on peut démontrer que les évènements reviennent de la façon dont Pythagore l’a postulé.)
[11] Après la mort de Pythagore, il semble que l’école se soit divisée en deux groupes : il y eut les « acousmatiques » ou « aphoristes » (hoi akousmatikos) (qui se disaient « pythagoriciens » parce qu’ils suivaient les akousmata), lesquels se spécialisèrent dans la version religieuse et morale du pythagorisme et ont exprimé leur sagesse au moyen de sentences dogmatiques. Il y eut par ailleurs les savants, hoi matthèmatikoi, qui privilégièrent l’aspect plus scientifique et philosophique du pythagorisme.
Les savants étaient aussi des matthèmatikoi en un sens plus étroit du terme : ils s’intéressaient, d’une manière particulière, aux sciences mathématiques et surtout aux nombres.
[12] A cette doctrine de la métempsycose ou de la transmigration de l’âme, des vers de XÉNOPHANE font allusion :
« On raconte qu’un jour passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien,
Rempli de compassion il (=Pythagore) prononça ces mots :
‘Arrête de frapper ! son âme, je l’entends, est celle d’un ami
Que j’ai pu reconnaître aux accents de sa voix’ ».
[13] Argument génial que PLATON va reprendre dans le Phèdre et qui s’apparente à la preuve ‘ontologique’ de l’existence de Dieu.
[14] Tradition qui culminera avec GALIEN.
[15] DIOGÈNE LAËRCE en a rapporté les premières phrases.
[16] Il y a quelques années, rapporte J. Barnes, des astronomes américains ont supposé, en se fondant sur les phénomènes observés, qu’ils avaient découvert à côté de Pluton une planète jusqu’alors inconnue. Ils ont nommé cette planète Perséphone et ont émis des conjectures à propos de la grandeur de Perséphone, de sa vitesse, de la longueur d’une année au royaume de Perséphone, etc. Plus tard, hélas, on a compris que Perséphone n’existe pas et n’a jamais existé. Les phénomènes observés et qui avaient induit à faire l’hypothèse d’une planète nouvelle avaient d’autres causes et d’autres explications. Nul besoin d’une planète. Avant d’en venir à cette triste découverte, les astronomes optimistes ont-ils pensé à Perséphone, ont-ils parlé de Perséphone ? On est enclin sur ce point à être d’accord avec Parménide : ils n’ont pensé ni à Perséphone ni à une planète nouvelle, précisément parce qu’il n’y a jamais eu une telle planète. Ils ont certes parlé comme s’il y avait une telle planète ; et si Perséphone avait existé, ils auraient parlé d’elle. Mais Perséphone n’existait pas, et ils n’ont jamais parlé d’elle.(De quoi ont-ils donc parlé – De rien peut-être ? Ou plutôt des phénomènes qu’ils ont d’abord observés ?)
[17] Les précisions temporelles apportées par J. Barnes au principe, décrivent sa version forte de la manière suivante :
Si x pense à un temps t, à y, il faut que y existe toujours.
Cette version forte du principe n’a pas été acceptée par les philosophes qui ont adopté le principe de Parménide ; l’accepter aurait consisté à éliminer la possibilité de penser à ce à quoi on pense le plus souvent – c’est-à-dire à soi-même. Les philosophes favorables au principe de Parménide n’en ont en fait adopté que la version la plus faible que J. Barnes écrit :
Si x pense à un temps t, à y, il faut que y existe à un temps quelconque.
[18] C’est ainsi qu’ARISTOTE a défini (sans la nommer) la métaphysique : une recherche sur l’étant en tant qu’étant. Cela veut dire qu’il a placé au cœur de la philosophie la question parménidienne : quelles sont les frontières déterminantes de l’existence, les bornes à l’intérieur desquelles tout être doit toujours demeurer.
[19] Le désignant ainsi, on a voulu faire entendre qu’il fallait attribuer l’Un à Parménide, natif d’Elée au sud de l’Italie.
[20] On y reviendra plus tard quand il sera traité de l’atomisme de DÉMOCRITE.
[21] C’est ainsi qu’ARISTOTE, dans la Physique, a nié la possibilité du vide en se fondant sur diverses raisons – la moitié des savants, en acceptant ces raisons, se sont ainsi déclarés des adeptes de Mélissos.
[22] On sait aujourd’hui par les mathématiques que la somme de la série convergente ½, ¼, 1/8…, représentative de la série zénonienne, équivaut exactement à l’unité.:
[23] Notamment dans son second argument ‘contre la génération’ qui se confond avec le principe de raison suffisante.
[24] La théorie des quatre éléments est devenue un lieu commun de la physique grecque , accepté par presque tous les philosophes jusqu’au XVIIIe siècle.
[25] De son œuvre, nous ne lisons aujourd’hui qu’une seule phrase et nos sources ne le mentionnent que très rarement, sinon dans la formule jumelée « Leucippe et Démocrite ont dit… ».
[26] Imaginons un disque divisé en quadrants dont chacun est peint en couleur différente : rouge, jaune, bleu, vert. Lorsque le disque se met à tourner, le quadrant rouge se déplace jusqu’au point où il se trouve à la position où, par exemple, était situé le quadrant bleu. En même temps, le quadrant bleu se trouve à la position rouge, le quadrant vert à la position jaune, le quadrant jaune à la position vert. Chaque quadrant s’est mis en mouvement, mais à aucun moment on n’a observé la moindre fissure, le moindre vide, dans le disque.
[27] Au cours de chacun des deux actes de cette comédie universelle que constituent l’Amour et la Haine – comédie qui tient l’affiche à l’infini tout comme l’Eternel Retour des pythagoriciens – un mouvement cosmogonique se produit : entre homogénéité et séparation, entre séparation et homo- généité, évolue un kosmos, le monde tel que nous le connaissons.
[28] ARISTOTE a approuvé cette initiative d’Anaxagore :
« Or quand quelqu’un veut dire qu’il y a dans la Nature, comme chez les animaux , une intelligence, cause de l’ordre et de l’arrangement universel, il apparut comme sobre vis-à-vis de ses prédécesseurs bafouilleurs » (Métaphysique, 984 b).
ARISTOTE répète ainsi consciemment ce que PLATON fait dire à SOCRATE dans le Phédon. SOCRATE a d’abord été ravi par la lecture du livre d’Anaxagore, prce qu’il a pensé, dit-il, que :
« s’il en est ainsi l’intellect ordonne toutes choses et dispose chacune de la meilleure manière possible » (Platon, Phédon, 97 c).